J’adore le chant des cigales jusque dans la moindre ruelle de Tôkyô, comment mon corps se détend au coeur de l’été dans la lumière d’août…
Il fait chaud sur Tôkyô, très chaud, et comme toujours quand il fait chaud ici, l’air devient rapidement moite, lourd et à peine met-on le nez dehors qu’on a le corps en sueur, collant de partout. On se sent sale, c’est peut-être ça, cette obsession japonaise pour la propreté, pour l’hygiène, pour le bain.
Hier soir, en rentrant, grosse averse dans l’air lourd. Ce matin, ciel bleu et chaleur de nouveau.
Premier jour d’août. Déjà.
Ce matin, j’ai jeté la page « juillet » de mon calendrier Totoro, celui que je pends sur la porte dans les toilettes. 10 ans que ça dure, le calendrier Totoro. En général, c’est mon étudiante Yûko qui me l’offre pour mon anniversaire, mais quand elle ne le fait pas, je finis par l’acheter. Je m’y suis habitué, et puis j’aime retirer l’ancien pour le remplacer par le nouveau à la fin de l’année. Je ne m’en lasse pas.
Le weekend dernier, j’ai eu ma première sensation de nostalgie estivale de l’année. J’étais à Kagurazaka, comme chaque année (là, vous vous dites que j’ai une vie très répétitive, on y reviendra un peu plus tard), pour le Awa-Odori.
Un « ara-odori », littéralement « danse de Awa », c’est une sorte de parade dans laquelle défilent des groupes de danseurses et musicienses, traditionnellement du département de Tokushima (autrefois appelé Awa), sur l’île méridionale de Shikoku.
Là, dans la ville de Tokushima (c’est la ville qui donne son nom au département, et elle aussi autrefois appelée Awa), on organise depuis très longtemps (on date l’origine au 17e siècle, voire même avant même si cela reste assez vague) ces grands défilés où dansent durant des heures des milliers de participants. Ils ont lieu durant les fêtes de O-Bon, fêtes des morts, et étaient donc autrefois appelés « Bon-Odori » (les « Bon-Odori » de nos jours sont des fêtes assez différentes, plutôt ringardes).
Et puis…
… le quartier de Kôenji, à l’ouest, a commencé à organiser son propre Awa-Odori dans les années 50, et depuis les quartier de Naka-Meguro et de Kagurazaka ont commencé à organiser le leur. Ce dernier est le plus petit, il attire assez peu de monde et est ignoré des touristes, ce qui est un énorme avantage. Le Awa de Kôenji est le plus célèbre et est, à mon avis, extrêmement dangereux car avec plus d’un million de spectateurs agglutinés dans des rues étroites, la moindre panique peut virer à la catastrophe. J’y suis allé une fois et je n’ai pas pu prendre le moindre plaisir à cause de ça. Je sais, je suis parano!
Donc, j’étais à Kagurazaka, il faisait vraiment très chaud, et puis soudain j’ai eu ce sentiment de répétition, chaque année le même quartier, le même jour, le même défilé, et j’ai pensé « bientôt l’automne ».
J’ai beau être vraiment très français, au fil des ans, je me suis imbibé de façons de penser très japonaises.
Cette nostalgie pour la fin de l’été, c’est quelque chose que je n’éprouvais pas en France, ou plutôt pas de cette façon. En France, on regrette les vacances, le bon temps passé avec ses amis. Au Japon, c’est l’été lui-même, et pourtant, les Japonais en général ne l’aime pas du tout, l’été. Il n’aiment pas son soleil, qui vous brûle la peau et les yeux (le Japon est situé sur le même parallèle que le Maghreb). Ils en détestent l’humidité qui vous fait transpirer rien qu’en respirant. Ils en détestent cette sensation de corps qui colle, la sueur qui vous enveloppe et qui s’attache aux vêtements, vous inonde le visage, le cou, le dos.
Les Japonais n’aiment pas l’été. Moi, si!
J’aime cette verdure luxuriante nourrie par la folle humidité, j’aime la luminosité presqu’aveuglante du ciel, j’adore le chant des cigales jusque dans la moindre ruelle de Tôkyô, j’adore comment mon corps se détend quand je marche malgré cette sensation de me liquéfier de partout. J’aime ces fêtes qui envahissent le pays de mai à septembre, trace visible du fond agraire et paysan de la culture populaire (bon le tout un peu encouragé par les élites nationalistes qui les utilisent pour pousser leur message sur le caractère « unique » et « homogène » du peuple japonais).
J’adore l’été d’ici.
Mais qu’on l’aime ou qu’on le déteste, en général, fin août, on est tous pris d’un coup de blues quand, passé le premier grand orage annonçant le changement de temps et l’entrée dans la saison des typhons, on comprend que, ben voilà!, c’est la fin de l’été. Notre oreille se fait alors plus sensible au chant des grillons, le soir, ces bestioles qui continueront de chanter longtemps après que les cigales se seront tues. Jusque début octobre, parfois.
Par contre, en général, ils adorent l’automne, les Japonais, ce qui est assez logique pour un pays que la culture paysanne et rurale continue d’imprégner. Riz nouveau, fruits et légumes en abondance, climat plus doux, moment de repos et de fin des labeurs…
Mais il n’en reste pas moins que la fin de l’été est un cap psychologiquement toujours un peu difficile. Un coup de blues, une sorte de passage à vide car une évidence s’impose: c’est bientôt la fin de l’année.
C’est peut-être parce que dans le fond…
…le Japon, tout « moderne » qu’il soit (je mets des guillemets parce qu’il y aurait beaucoup à dire sur la soit-disant modernité du pays), n’en reste pas moins un pays imprégné de culture rurale. Et la culture rurale, c’est une culture de temps lent, et le temps lent, c’est la répétition du même.
Si à certains égards cette répétition du même a quelque chose de lassant, il y a également quelque chose de terriblement reposant. Telle saison, tel mois, c’est telle chose. Point. Pourquoi faudrait-il en changer, semblent penser les Japonais.
Et j’avoue que, ben oui, pourquoi faudrait-il en changer? Le progrès, c’est vivre mieux, en bonne santé. Pourquoi cela devrait-il vouloir dire renoncer à des fêtes, à des habitudes alimentaires, à des traditions, des façons de faire? Chez eux, cette façon de penser conduit parfois, voire même souvent à un conservatisme rigide et borné, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a bien un fond parfaitement légitime à cette interrogation.
Le mythe du changement…
L’humain n’est ni une machine, ni un ordinateur, il n’a pas cette capacité à se « remettre à zéro » et à se « mettre à jour » en un claquement de doigt. Il y a de l’arrachement, une douleur intime, quand on doit renoncer à ce à quoi on croit, à ce à quoi on a toujours cru, surtout quand c’est lié à des parents, à des souvenirs d’enfance.
Cela ne veut pas dire qu’on ne doit pas changer, mais juste que ce que nous appelons changement et progrès devrait un minimum être questionné, interrogé, et non imposé par des conseils d’administrations de grandes corporations: leur « progrès » cache bien souvent avant tout leurs « taux de profits » et leurs dividendes.
A-t-on vraiment besoin de l’intelligence artificielle? Qui a décidé que nous en avions besoin? Qui va décider de ce que nous allons en faire? Pourtant, sa généralisation va bouleverser les cadres du quotidiens au delà de toute notre imagination.
Je comprends ce fond conservateur japonais.
C’est qu’en matière de bouleversement du mode de vie, ils en connaissent quelque chose: la « modernisation » a conduit à renoncer à des cadres anciens en l’espace de quelques décennies, tout en sachant que les cadres nouveaux n’étaient même pas originaires de chez eux, qu’ils étaient importés. Ils ont même plaqué des tabous et des interdits dont ils ne possèdent même pas les clefs… Alors, ils y tiennent, à leurs fêtes, à leurs fruits de saisons, à leurs gestes ancestraux sauvés du grand naufrage du monde d’avant.
Début août, on voit les propriétaires de boutiques épandre de l’eau devant leur magasin. Ça ne fait pas grand chose pour rafraîchir le passant en comparaison de la climatisation qui vous raidit les épaules quand vous franchissez l’entrée, mais c’est un reste du monde d’avant devenu une sorte de micro-préservation d’un geste culturel ancien, et le passant se sentira presque au frais par le simple fait de regarder.
Quand arrive le soleil, en mai, on commence à voir apparaitre les yukatas, ces kimonos d’été en coton léger. Ce sont des jeunes qui les portent, et généralement, ils ont l’habitude de porter des trucs à la mode, mais l’été, comme par magie, on « redevient japonais ».
De nombreuses habitudes (de celles qui ravissent le touriste occidental avide de « modernité et tradition », cet espèce de concept ringard et raciste) se perpétuent au fil des saisons.
En parlant de touristes…
… on les voit qui veulent à tout prix porter le kimono, ce qu’ils font grâce à ces boutiques où pour quelques dizaines d’euros on peut en louer à la journée. Je passe sur la façon absolument horrible qu’ils peuvent avoir d’ajuster le obi (la ceinture), surtout les hommes, mais c’est surtout le choix des dessins et des couleurs qui s’avère être un fail intégral. Pour les japonais, chaque saison a ses fleurs, ses fruits, ses couleurs et ne pas respecter cela est une très vulgaire faute de goût. Mais bon, vous êtes étrangers, et blancs de surcroit, on vous pardonne, vous ne connaissez pas les bonnes manières…
Je vous dis, ici, on est tout en habitude, tout en répétition du même, de l’identique, on se réfugie dans cette conformité. Pour moi, pour tout étranger ici, en fait, ce n’est pas trop contraignant mais cela doit être vraiment étouffant pour elleux…
Alors moi aussi, au fil des ans, j’ai pris l’habitude de ce rythme, et ce faisant, j’ai été surpris, samedi dernier, de ressentir la fin de l’été alors que nous n’en sommes encore qu’au seuil.
C’est le premier août et nous sommes au coeur de l’été. Je suis bien. Bientôt Kyôto, cette autre habitude, mon autre ville natale…