Le Blog de Suppaiku, journal bloggué de Madjid Ben Chikh, à Tokyo.

SUR UNE CHANSON DE DORIAND DE 1996


C’était l’époque des premiers trucs de Burgalat, il y avait eu Tweegy Tweegy de Pizzicato Five qui passait souvent sur MTV, l’époque changeait et on sortait enfin de ce cul de siècle de merde: on commençait même à parler de trithérapies…

1996. Cette année là, pour la première fois depuis 5 ans, l’économie recommençait doucement à piquer du nez. La forte croissance économique des années Rocard n’avait pas résisté à la politique monétariste de Pierre Bérégovoy ni à la guerre du Golfe. À partir de 1992, nos années 90 s’étaient transformées en un interminable cul de siècle avec des soldes partout et une pauvreté visible comme on n’en n’avait jamais vue auparavant. Les rues de Paris étaient peuplées de pauvres, beaucoup étaient jeunes, avaient mon âge, et moi même surnageais dans cette époque très difficilement, ne survivant que grâce au RMI. Le SIDA ravageait ma génération, en Algérie les attentats commençaient à faucher la population, on avait peur pour les nôtres, j’avais deux cousins sans papiers venus s’égarer en France qu’il fallait aider comme on pouvait, c’était une époque épouvantable que je n’ai pu traverser qu’à l’aide de la psychanalyse en découvrant les pulsions suicidaires que j’avais ignorées jusque là.

À partir de 1993, après une année en analyse, je reprenais des études d’histoire et, à tâtons, à mon niveau, tentais de me retrouver dans tout ce merdier. J’ai lentement tourné la page, branché sur France-culture, écoutant de la musique baroque, m’habillant en fripe des pays de l’Est, la moins chère, et m’entourant de nouveaux amis, plus jeunes et rencontrés en fac, avec qui il y a eu l’aventure Spont’Ex, Nicolas, Lisa, Aurélie, Joelle, Julien…

Fin 1995, il y a eu cette grève de l’hiver, sorte de parenthèse enchantée après la victoire de Chirac, les transports paralysés, les longues marches dans la froid. J’habitais près de la Porte de Pantin, c’était presque magique, ces longues marches, particulièrement les bifurcations par le Parc des Buttes Chaumont où j’allais draguer des mecs à la nuit tombée. J’aimais la beauté de ses allées dans la brume avec la réflexion des lumières sur l’asphalte encore humide d’une averse et l’odeur des feuilles. Je me revois un soir, traversant le parc avec Pulp dans les oreilles.

J’aimais ce silence, cette solitude et nos regards furtifs, des sourires parfois et ces longs moments qui bien souvent se transformaient en une simple promenade, en rendez-vous avec moi-même. Je travaillais alors en CES dans un lycée d’arts appliqués, et j’étais étudiant à La Sorbonne. Je n’avais pas d’argent, mais cela reste pour moi une sorte d’âge d’or dans ma mémoire, les soirées à la maison, l’université…

Et puis, pendant ce long moment de grève, retrouver les copines dans les bars gays, notamment le Cox où les garçons sortaient tous d’une période tee-shirt orange, ou au Quetzal, oui, même le Quetzal, où je retrouvais Pascal-Abel.

Souvenir du premier métro mi-décembre, comme un OVNI, et le regret que ça s’arrête, cette grève. Souvenir d’une soirée à boire des grogs tous ensembles à Belleville au Cannibale, ou à Parmentier au « bar sans nom » avec son grand piano au milieu et ses punch à pas cher, avant qu’il ne commence à être envahi.

Alors voilà, cet été 1996, je me suis retrouvé dans le 15ème arrondissement pour fêter le 14 juillet chez Pascal-Abel et Bertrand, son colocataire et ancien du fanzine gay Illico où il avait été maquettiste, et où j’avais un temps glissé quelques piges. Ils avaient préparé du space-cake, du gâteau au chit, quoi. En fond sonore, c’était easy listening. Tout était easy listening, à Paris. C’était comme si pour oublier la crise économique écouter des musiques d’ascenseurs des années 60/70 pouvait le faire.

L’easy listening, c’est vraiment le truc de ma génération, il fait dire. On a grandi dedans, c’était assorti à la mode Courrèges, aux meubles Paulin et aux tableaux optiques de Vassarelli, le futur, l’exposition universelle de Osaka, le polyamide et les voyages dans l’espace et la mode de l’espace.

C’était l’époque de Burgalat et Ollano, il y avait eu Tweegy Tweegy de Pizzicato Five qui passait souvent sur MTV, l’époque changeait et on sortait enfin de ce cul de siècle de merde: on commençait même à parler de trithérapies…

Ce soir là, vers 11 heures et demie, on est tous allés au bal du Quai des Tournelles, le mythique bal gay du 13 juillet, le seul qui durait jusque 5 heures du matin quand tous les autres terminaient à deux heures, quels ringards. On était, j’étais stone. Le space-cake, c’est léger et planant, ça fait sourire…

Et puis vers deux heures je suis parti, je suis allé me promener, la tête encore un peu sur un nuage, et j’ai atterri au Square Sully, au bout de l’île Saint-Louis, comme je le faisais toutes les années, pour draguer ou pour baiser, ou simplement pour retrouver ce calme particulier, cette solitude dense des lieux de dragues que j’aimais tant, cette immersion dans la nuit et sa lumière particulière. En chemin, j’ai traversé et je me suis retrouvé à regarder les façades des hôtels particuliers, certaines absolument superbes, et puis je suis arrivé et le jour commençait à se lever. Je me sentais incroyablement bien.

Je vous avais promis de vous raconter « les canards », eh bien voilà, « les canard », c’est ce soir là. Fatigué mais bien, en descente du chit et d’alcool mais incroyablement détendu, je suis allé en bord de Seine, et j’ai regardé les quelques autres mecs encore là, aucun ne me disait quoi que ce soit, j’avais en fait aucune envie de baiser, je me suis assis au bord de l’eau, et j’ai regardé les canards, la tête plongée dans les ailes et se réveillant les uns après les autres. La lumière était superbe, c’était un calme matin de juillet au ciel bleu et à l’air transparent. Des vaguelettes par moment faisait un peu de bruit sur la rive, il y avait cette odeur particulière au bord de l’eau, c’était simplement parfait. Je me suis allongé, j’ai enlevé ma casquette que j’ai glissée sous mon crâne, et j’ai fermé les yeux. J’ai du l’assoupir quelques minutes, le bruit de l’eau me berçait.

Et puis j’ai senti une main qui me caressait le crâne, j’ai fait semblant de dormir encore quelques secondes, j’ai été parcouru d’un frisson de plaisir et j’ai ouvert les yeux. Il était châtain, avait les cheveux courts mais un peu long quand même avec la raie au milieu et ses cheveux en désordre, un peu comme Francis Huster jeune, il portait un blouson en cuir ou quelque chose comme ça, et puis un jean. On a baisé en bord de Seine, sans se cacher, les premiers bateaux mouches qui passaient pouvaient nous voir, cela n’avait absolument aucune importance. On s’embrassait sans fin, c’était bien. Moi, j’étais rivé au piercing à son téton gauche, et je crois encore me souvenir avoir pensé que je l’avais déjà croisé une fois, aux Buttes-Chaumont, justement. Il m’a travaillé mes tétons comme aucun autre mec avant lui et très peu depuis. Généralement, les mecs en font trop, ou pas assez, ils n’écoutent pas le corps de l’autre, lui, il était tout pour moi. Quand il me suçait, il me regardait dans les yeux, avec le sourire. Des yeux très bleus. Parfois, une bouffée de poppers aussi. Souvent, les mecs me demandent pourquoi je souris quand je baise et en fait, j’aimerais bien savoir pourquoi si peu d’entre eux sourient…

Quand on a eu fini, on a marché ensemble, et puis on s’est séparés. Il m’a donné son téléphone.

Cet après-midi là, j’ai retrouvé des amis chez Sophie, une amie de Lisa, j’étais fatigué de ma nuit blanche et j’avais les tétons en feu sous ma chemise 70´s blanche brodée, mais j’étais complètement ailleurs.

Lui, je l’ai revu une fois après l’avoir appelé, et ça n’a pas marché. Rien de pire qu’attendre quelque chose de l’autre dans un plan cul. On s’est loupé, c’est con. C’est la vie.

Cette année là, parmi les programmations sur MTV, il y avait ce truc de Doriand. Des paroles aussi basiques qu’un truc de Katerine qui à l’époque était dans sa période anglaise. Contact. Le fond musical des « canards » dont vous possédez maintenant toutes les clefs et comprendrez qu’il s’agit d’un de mes souvenirs les plus troublants. J’avais trente ans.

Si vous êtes sages, je vous raconterai un jour « Ray of light » de Madonna.

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