Regrets

Je veux ce billet comme une porte ouverte sur l’infini d’une mer à explorer et les flots d’amour qui la bercent.
Je veux ce billet comme la source d’un récit qui ne se tarit pas, rempli de la vie qui est encore là et qui coule en moi, qui m’irrigue et me guide. Je veux ce billet pour vous raconter je ne sais trop quoi, et je le veux ainsi.

Beaucoup, beaucoup de choses, et puis rien à la fois. Je suis hanté par mes regrets. L’hiver s’achève.

Je veux ce billet simple, dépouillé de tout artifice, de toute illusion, de toute ambition. Je veux ce billet « seul », perdu dans l’océan gigantesque du net où il tentera de ne pas sombrer mais où il aura peu de chance de trouver un rivage, bouteille à la mer illusoire et futile remplie de mes pensée solitaires dans ces derniers jours de frimas.
Tiens, aujourd’hui, il fera doux. Et je remets le nez dehors, enfin, dedans, dans ce site lui-même perdu au milieu de nulle part.

Je veux ce billet rempli de regrets, du temps qui a passé sans que je ne m’en rende compte, de mes yeux fermés sur ce passé. Je veux ce billet comme la confession de Perceval, parti brusquement sans se retourner, ignorant de la tristesse et du déchirement de sa mère attendant un au revoir qui jamais ne viendra.
Perceval qui, tout rempli du regret qu’il feint d’ignorer, restera paralysé devant les miracles de sa quête. Perceval rempli d’avenir mais cédant sa place à Lancelot, pourtant bien moins pur, bien plus faillible. Perceval, perdu dans sa quête d’absolu, enfant attaché à sa mère et rempli du regret de la séparation.
Et du temps qui a passé.

Un billet Perceval.
Je ne suis pas Perceval.
Quoi que.

Nous sommes toutes et tous remplis de ces regrets que nous gardons bien au chaud dans le secret de notre mémoire avant qu’ils ne ressurgissent au hasard d’une chanson, d’un paysage. Ou d’une madeleine.
J’aurai 60 ans cette année, et je l’entends, la petite musique des regrets.

Je veux ce billet sincère, tourné en dedans, comme un journal. Je veux ce billet sans pleurnicherie, je le veux lucide. Je le veux solide.

J’en ai déjà parlé ici, j’ai un souvenir très précis du temps de ma naissance, et dans ce souvenir, je pensais avec des mots, et que ce que je pensais, c’est « qu’est-ce que je fais ici ».
L’explication admise, c’est que les mots sont rajoutés après et qu’il est impossible de se souvenir de quoi que ce soit du moment de sa naissance. Mais je ne suis pas d’accord car ce n’est pas mon expérience. Je n’affirme pas que l’âme existe et qu’elle préexiste à la matière, mais depuis l’enfance, ce souvenir me poursuit. Et me conduit donc à m’interroger sur la réalité de la vie, de la mort et de l’âme.

Et si la vie n’était qu’une boucle dans laquelle on revenait, toujours dans la même vie, au même point de départ, mais où l’on aurait, éventuellement, la possibilité de faire d’autres choix? Les regrets, alors, trouveraient une place toute particulière. Quand la vie s’achève, on pourrait choisir de revenir et de s’y prendre autrement. Au fil des vies, on pourrait apprendre, devenir meilleur.

Oui, je sais, c’est très bouddhiste, cela…

Je veux ce billet plein de ces regrets de n’avoir fait, de n’avoir dit, d’avoir fait et d’avoir dit, d’avoir mal fait et d’avoir mal dit, je le veux plein des choix que j’ai faits, que je n’ai pas faits, que j’ai oubliés, que je n’ai pas respectés, que j’ai jeté aux quatre vents. Je veux ce billet rempli de l’amour que je n’ai su ni donner, ni recevoir.

Je le veux lucide.
Non, je ne suis pas une bonne personne.
Je suis égoïste.
Pas de l’égoïsme de celui qui ne partage pas son quatre heures.
Non, égoïste de celui qui ne s’en rend même pas compte.

Perceval…

À l’aube de mes 60 ans, je regarde le temps qui a passé avec Madjid dedans, et je vois un jeune homme seul, très seul, un jeune homme qui ne sait pas être avec l’autre, qui ne sait pas dire et qui atterrira chez un psychologue quand tout en lui se sera effondré.
Un jeune homme qui ne sait ni donner ni recevoir et qui, dans sa tête, fantasme de donner, fantasme de recevoir, fantasme d’aimer. Une protection, une peur de, une forme vicieuse d’égoïsme qui n’en a pas les apparences mais qui blesse les autres autant que soi-même.

Je ne viens plus beaucoup sur ce blog, j’ai délaissé Facebook, je ne poste quasiment plus sur Instagram, j’ai supprimé mon compte X.
Et revoilà cette solitude que j’avais oubliée, mais cette fois-ci, elle se marre parce que si je suis seul, c’est parce que je l’ai choisi. J’ai quitté famille et amis pour venir ici.

Hahaha, qu’elle me dit!

Et voilà qu’au fil du temps sont revenues mes pensées envahissantes, ces monstres gigantesques qui se déploient en moi, créent livres et musiques pour me laisser au final fatigué, épuisé, incapable d’écrire le moindre mot, la moindre note.
Une sorte de masturbation et d’éjaculation cérébrale qui ne débouche sur rien que sur le sentiment d’avoir procrastiné encore et toujours, cédant la place à ce temps qui a passé.
En vain.

Je vous l’ai écrit, je le veux lucide, ce billet. Je le veux ferme et lucide. Sans pleurnicherie.
Mais je le veux joli et tendre, aussi. Si la vie est une boucle qui se déroule sans fin, je pourrais peut-être, la prochaine fois, réparer.

Alors. Si je devais revivre ma vie, quel moment, quels moments je changerais?

C’est un vaste océan qui surgit alors.

Je veux ce billet comme une porte ouverte sur l’infini d’une mer à explorer et les flots d’amour qui la bercent.
Je veux ce billet comme la source d’un récit qui ne se tarit pas, rempli de la vie qui est encore là et qui coule en moi, qui m’irrigue et me guide. Je veux ce billet pour vous raconter je ne sais trop quoi, et je le veux ainsi.

Je me souviens, je devais avoir quatre ou cinq ans, j’étais parti m’amuser avec un groupe de garçons le long de la voie de chemins de fer à Épinay, où j’habitais. Ma mère me l’avais interdit, mais ils étaient drôles, que je pensais. Et voilà qu’au bord du talus d’une dizaine de mètres qui surplombe la voie, l’un d’eux me pousse. Pour rire.
Je ne saurai jamais comment je ne suis pas mort car j’aurais dû m’écraser sur les rails. Mais je ne suis pas tombé, et même que mes « copains » ont été étonnés qu’en un seul pas je me rétablisse.
Plus tard, j’ai dit à ma mère que j’étais allé avec eux et que j’avais failli tomber. Elle a été prise d’une sorte de rage et m’a disputé mais sans se mettre en colère. Je n’ai plus jamais fréquenté ces garçons.

Peut-être dans une vie précédente, ce jour-là, je suis mort, et alors dans cette vie ci, je m’en suis souvenu et j’ai instinctivement survécu. La réaction de ma mère, mémoire enfouie d’une vie antérieure…

Dans cette vie-ci, j’ai choisi de vivre. Et pourtant, j’étais malade, malade, malade, quand j’étais enfant.
Toujours.
Les poumons…
Combien de fois, la nuit, pris de fièvres interminables et de cauchemars tous plus horribles les uns que les autres, j’ai cru que j’allais mourir, avec une pleine conscience de ce que cela voulait dire.
Vous savez, cette fatigue, avec le corps qui fait mal partout…

C’est dans le noir de ces nuits interminables et douloureuses que j’ai appris l’imagination, les pensées qui tournent et visitent des territoires aux limites de la folie, là où le moindre bruit prend le visage du diable qui va surgir et me tuer, là où la lumière phosphorescente de cette Immaculée Conception qu’une amie de ma mère lui avait donnée et qui veillait sur moi devenait l’oeil d’un dieu vengeur qui allait me punir, et puis ce rêve maintes fois vécu et revécu, ce long tunnel du métro dans lequel je cours, je cours à y perdre le souffle, prélude à la séparation ultime, là où il n’y aura plus ma maman pour me protéger, là où il fait toujours noir, là où on n’arrive jamais.

Le noir total.

Je n’avais personne à qui raconter ces peurs que je refoulais comme je pouvais.

Je veux ce billet pour vous les raconter. Je veux les raconter au hasard du net sur ce site de hasard dans un monde de hasard sans attendre quoi que ce soit en retour.
Rompre avec l’égoïsme, ça commence comme ça, je vous donne, et vous en faites ce que vous voulez. Je ne vous jugerai pas. Donner, c’est se faire plaisir à soi-même, c’est sourire aux autres. Et si tu me donnes en retour, alors, tu te fais plaisir à toi-même et tu ne peux pas t’imaginer à quel point cela nous rend heureux.

J’écris ce billet le dernier jour de février, par un jour de beau temps.

Le moment de regarder mes regrets avec tout l’amour qu’ils méritent. Je sais lequel est le plus précieux, le plus intime, j’en ai fait mon deuil et il ne reste, justement, plus aucun regret, mais s’il m’étais donné la chance de revivre ma vie, je crois que je la saisirais.
Pour les autres comme pour lui, le regret tend à se transformer en tendresse, en poésie. Le temps a passé, et, comme dit la chanson, les regrets aussi.

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Commentaires

5 réponses à “Regrets”

  1. Avatar de Tim Madesclaire
    Tim Madesclaire

    Je vous embrasse, toi et tes regrets, que je serais bien content de serrer dans mes bras, un jour bientôt 🔜 peut être!
    Je t’embrasse
    Tim

  2. Avatar de Manuel Atreide
    Manuel Atreide

    Jolie bouteille à la mer. Rien de ce que nous faisons n’est inutile ou sans conséquences. Ni les craintes d’un enfant, ni les posts de blog qui viennent enrichir cet océan de data qui parcourt les réseaux ne sont insignifiants.

    Tu as ton importance, unique. Les gens que tu connais, qui te connaissent ne seraient pas les mêmes si tu n’étais pas là. Je serais différent si je n’avais pas lu ton papier.

    Je comprends – oh combien – tes regrets. J’essaie de ne pas trop me concentrer sur les miens pour laisser de la place à ce qui vient. À ceux qui viennent. Aux surprises devant moi.

    Au final, cela aura peut être peu d’importance: je n’en ai pas. Mais ce que j’en ferai changera aussi un peu le monde.

    Bon début de printemps Madjid. Je t’embrasse.

  3. Avatar de Marika
    Marika

    On a tous (on aura tous) un jour regardé sa vie passée et posé les questions sur sa vie passée jusqu à ce jour là. Les circonstances, les choix, pourquoi ainsi et pas autrement…..
    La destinée c est ce que chacun vit. Chacun vit la sienne.
    Joyeux anniversaire, joyeux 60 ans. C est jeune encore. De nos jours on peut dire allégrement: vous avez encore une vie devant vous.
    Faire mieux, vivre mieux, s’améliorer….. jusqu’à à la fin. Essayer tout au moins
    Bonne route.
    Bon Sakura pour commencer votre nouvelle portion de vie
    Marika (70 ans)

  4. Avatar de Matoo

    Tu vois, on l’attrape ta bouteille. ;))
    Encore un très beau billet, très touchant.

  5. […] Citations du billet « Regrets » de Madjid Ben Chikh […]

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