Premier bonheur…

P

Je crois que le moment café, à la maison, c’était le plus grand luxe au quotidien, un moment où le temps s’arrêtait. D’ailleurs, mes parents alors ne parlaient plus. Maman sortait des biscuits qu’elle avait faits, mon frère et moi on en croquait quelques uns.

Un titre niais, je sais, je sais. Et puis non, pas si niais finalement. Mon père m’a donné ce sourire large qui me barre la figure, pourquoi devrais-je me cacher de sourire quand rien ne me fait vraiment pleurer, hein?

Je crois l’avoir racontée, cette fois où un collègue m’avait dit, alors que je quittais le bureau, que j’étais toujours heureux. Ça m’avait rendu furieux. C’est bête, hein, parce qu’en fait oui, je suis un bienheureux, comme on dit. Je suis un peu niais, un peu naïf, je prends la mouche assez facilement et m’adoucit tout aussi rapidement. Je ne pense pas être bête, plutôt d’une nature assez optimiste et confiante. Pour autant, j’ai aussi un esprit d’analyse et de compréhension de la situation qui m’évite les surprises de dernières minutes, et puis aussi, surtout, je suis passé maître dans l’art de dissimuler mes émotions si le contexte le nécessite. Je peux pleurer comme une madeleine en regardant un film gavé d’eau de rose (quand King Kong succombe sous l’assaut de sédatifs sous les yeux ruisselants de larmes de la belle dans la version de 2005, je pleure pendant au moins cinq minutes, cette scène me remue, c’est comme si le Kong dans toute son humanité incarnait toutes les souffrances face à toutes les lâchetés de la terre), mais en public, et pour quelque chose de très violent, je garderai une composition froide, distante. Je peux me transformer en glaçon avec beaucoup d’aisance et sans trop de difficulté, mes sentiments ne regardent alors que moi.

Mais le rire, le sourire, c’est quelque chose d’assez naturel. Alors accueillir l’année qui commence avec joie, avec optimisme, cela va un peu de soi. Pour tout dire, je pratique une philosophie assez simple, très rudimentaire. Que l’année soit pourrie ou magnifique, cela ne change rien en cet instant, et plutôt que me laisser pourrir la vie avec ce qui pourrait advenir et contre lequel je ne peux rien, je préfère simplement prendre le présent comme il est. La tête froide.

J’ai pour moi une chance fantastique, il faut dire. Mes parents devaient batailler pour nous nourrir, pour que nous ayons un toit, et je ne blague pas, c’est vrai. Nous étions vraiment très pauvres. Mais en même temps, par miracle, ils ont parvenu à me protéger, à me tenir à distance de leur souffrance, de leurs angoisses, et si plus tard, dans ma vingtaine et ma trentaine je me suis battu contre moi-même, si je me suis imposé de souffrir, d’être pauvre, je suis finalement parvenu à m’en libérer. À devenir gratuit. À m’en fiche un peu. Pas trop, mais juste ce qu’il faut.

L’enfant pauvre, les regards de mes parents sont toujours là, mais de leur crainte je ne retiens plus que leur très grande tendresse, leur affection pour moi, leur confiance aussi, en ce que je saurais faire les bons choix dans un avenir dont ils savaient bien qu’il serait tumultueux. Comment cet avenir aurait-il pu être différent. Moins de 5% d’enfants d’ouvriers français ont eu leur baccalauréat en 1983, papa n’était même plus ouvrier, il était au chômage, et il n’était même pas français. On était combien, comme moi, à avoir survécu au filtrage. Souvenir de mes copains du cours d’arabe qui année après année avaient été « réorientés ». J’étais délégué de classe, c’était un calvaire, ce sentiment de parler dans le vide pour les défendre en conseil de classe, et puis leur lassitude, leur résignation à ce que l’école ne soit pas faite pour eux, et puis souvenir de ce petit bout de bonne femme, Mademoiselle Cunin, toujours la même robe courte des années 60 rallongée par quelques rangs de broderie maison, les cheveux comme passés au lance-flammes, très « vieille fille », mais incroyablement batailleuse pour transmettre, sévère comme pas deux mais juste, et bataillant pour en sauver un, deux, trois parmi nous, au moins jusqu’à la troisième.

Je l’ai écrit ailleurs, je n’ai réellement pris conscience de l’écrémage qu’en lisant ce long interview du terroriste lyonnais Khaled Kelkal en 1996, réalisé par un journaliste allemand un an avant les attentats, et dans lequel il disait qu’en Seconde, il était le seul arabe.
Je ne m’en étais même pas aperçu, moi qui me prétendais si intelligent, là, pour le coup, je me suis senti con, et j’ai pleuré en lisant cette interview d’un terroriste, mon frère.

Il y en a qui peut être sursauteront devant de telles propos, je les assume. Mais qu’ils ne viennent pas me saouler avec leur miséricorde chrétienne. On ne choisi pas sa famille, on vit avec, et Khaled Kelkal, sa vie, je la connais, ce qu’il a traversé, je le connais, on est du même bord. Oh, que j’aimerais lui en flanquer, des baffes, l’engueuler, argumenter, mais qu’ai-je fait, qu’avons-nous fait pour que cette souffrance ne fasse de lui un monstre? Il ne me reste que mes yeux pour pleurer la victime qui s’est faite bourreau d’autres innocents, et ça fait encore plus mal…

Je relève la tête et autours de moi il y a ce pays, le Japon, la vie que je me suis choisie, cette vie que mes parents m’ont permis de vivre dans leur sacrifice, cette vie qu’ils m’ont offerte deux fois, finalement. Je ne sais plus trop si j’ai envie de pleurer ou de rire, mais c’est peut-être précisément cela, le bonheur, le vrai.
Le malheur, être ronchon, se plaindre, c’est un truc de petit bourgeois, finalement, il faut en avoir les moyens. Mes parents se reposaient d’un rien. Des sardines en boîte écrasées avec du beurre et tartinées sur un toast, et c’était Versailles à la maison. Maman qui faisait des gaufres en regardant Jacques Martin le dimanche après midi et en discutant avec son amie Donata, et cette bonne odeur, c’était Versailles dans la maison, tout comme quand elle faisait une tarte aux pommes. Papa, c’était le journal qu’il ramenait à la maison, généralement trouvé sur une banquette dans le train, on le lisait avec un café. Je crois que le moment café, à la maison, c’était le plus grand luxe au quotidien, un moment où le temps s’arrêtait. D’ailleurs, mes parents alors ne parlaient plus. Maman sortait des biscuits qu’elle avait faits, mon frère et moi on en croquait quelques uns.

J’ai lu un texte très touchant de Nadir Dendoune, « Ma conscience de pauvre ». On reste pauvre toute sa vie. Comme c’est vrai.
Certains comme lui restent attachés à la simplicité des origines. Ils sont rares, l’appât du gain est tentant…

D’autres se noieront dans le luxe nouveau riche s’ils s’en sortent. C’est la même chose en fait, derrière les apparences, juste la tentation qui a été trop forte, c’est l’esthétique de la série américaine Empire, avec de l’or et du léopard, vulgaire jusqu’au trognon, mais reflétant souvent la peur de ne plus avoir cachée dans cette exubérance de trop.

J’ai exploré ma voie, celle de ne pas céder à la tentation, j’ai refusé les carrières, j’ai refusé les postes, j’ai refusé la réussite, longtemps sans bien savoir exactement pourquoi, mais avec une rage sourde au bord de la folie, casser, toujours casser chaque fois que je « parvenais » à quelque chose. J’ai expérimenté, touché à tout, sous le regard incrédule mais bienveillant, confiant de mes parents, « si tu crois que c’est bien », me disait ma mère. Et mon père qui m’engueulait par devant mais dont un jour j’entendis les éloges, « mon fils, il sera ministre un jour », qu’il avait dit pour lui clouer le bec à quelqu’un.

Mon analyse m’a permis de faire la part entre le pauvre en moi, mes parents, et mon propre destin. C’est alors que j’apprenais ma séropositivité que ma route s’est scellée. Ce serait le Japon. Je suis venu ici par choix, c’était comme tout tracé. Ce sont ces larmes de tristesse, de gratitude et de bonheur en descendant le chemin en pente face à Kyômizudera à Kyôto dans la lumière du couchant, tant de beauté, tant de merveille que mon père jamais ne verraient, inaccessibles à jamais à ma mère mais dont je leur était gré. Toute cette beauté, pour toute l’éternité, c’était à eux que je la devais.

Ce jour là, j’ai entamé ma longue route sur le chemin de la gratuité, je me suis fait aristocrate, pour un instant débarrassé des contraintes de l’argent, du travail, esprit pur absorbant le réel tel qu’il est. J’étais décentré et recentré à la fois, je me suis arrêté et tout, absolument tout était parfait.

C’est ce jour là que j’ai décidé que sourire, c’était la marque même du sacrifice fait par mes parents. Il leur en avait coûté pour faire de moi cet espèce de niais bienheureux toujours souriant.

Depuis, je persévère dans cette voie, il y a des hauts, il y a des bas, mais si j’accueille les bas avec de plus en plus d’indifférence, de plus en plus de fatalité résignée, je visite les hauts avec un plaisir toujours plus fort, je laisse le bonheur de l’instant m’imbiber et me rafraîchir.

Mon bonheur, ma vie au Japon, ces jardins que je visite à Kyôto, ma visite en France, ces petits luxes que je me permets en me disant que bon, ben, on verra plus tard, ce n’est qu’une question d’argent, c’est à un long parcours fait sous les yeux bienveillants de mes parents que je les ai connus. Vivre heureux, sans remords,  c’est le seul et unique, mais véritable hommage que je leur dois. Si aujourd’hui on me disait que je souriais tout le temps, que j’étais toujours heureux, je répondrais tout simplement que oui, avec le sourire, et qui sait, peut être je communiquerais un peu de ce bonheur…

Permettez-moi donc ici, modestement, de vous présentez pour cette année mes voeux de bonheur, d’un bonheur simple, le seul qui vaille, celui de l’instant et du sourire gratuit posé sur les choses et sur le monde, celui des grands yeux curieux qui savent regarder, celui du temps qui passe et qui apaise. On aura tout le temps d’être sérieux, d’être graves.

Amities,

Madjid

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