Une rupture en cours
Quelle époque abominable et fascinante vivons-nous! Il y a à peine 20 ans, le discours dominant était celui du triomphe d’une modernité rhabillée du costume de la post-modernité. Toutes les idéologies s’étaient étiolée au contact de l’idéologie de l’instant, du moment et de l’égo sur-dimensionné en ce triomphe de l’économie néo-libérale. Tout serait désormais post et néo pour aller à ravir avec cette « fin de l’histoire » célébrée par Fukuyama: le monde était enfin rentré dans son âge mature, celui d’une démocratie destinée à s’étendre aux quatre coins de la planète, accompagnée d’un marché libéré de toute régulation et de toute entrave grâce auxquels les peuples allaient enfin accéder à la consommation et au bonheur universel rendus possibles par la modernité occidentale.
L’occident avait gagné, il avait gagné contre le communisme et cette victoire devait être l’aube de temps nouveaux faits d’une nouvelle prospérité qui rendrait caduque toute contestation.
Si réforme il devait y avoir, désormais, ce serait pour parfaire cette société du marché généralisé, dans les pays avancés, s’entend. Donner aux LGBT l’égalité, promouvoir une culture de l’inclusion des minorité, valoriser le métissage comme la nouvelle frontière d’une humanité réconciliée avec elle-même. Le progressisme, cette idéologie se nourrissant du cadavre des utopies d’hier, communisme et socialisme, trouverait son achèvement dans le blairisme.
Le Tiers-Monde, dont le seul nom autrefois évoquait une idéologie de libération puisqu’il se voulait l’équivalent planétaire du Tiers-État de l’Ancien Régime français, se retrouva progressivement fragmenté par les sciences économiques et la sociologie complaisante qui l’accompagne comme l’avaient été avant lui le chômage ou les classes sociales, « ventilé » en une multitude de catégories. On parla donc de « pays émergents », de BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), de « réformes structurelles destinées à accélérer le développement », on mit leurs problèmes sur le dos de « retards en matière d’éducation des jeunes filles » et on évacua la place qu’y jouent les grandes multinationales dans le pillage des ressources de pays maintenus dans la pauvreté avec la complicité de gouvernements dociles par nous installés, souvent par la force.
Dans cette espèce de dystopie décrite en long et en large d’articles insipides fardés de statistiques permettant de garantir que l’Afrique serait le nouveau dragon économique du 21e siècle, il n’y avait de place que pour une seule condition: accepter les règles du nouveau courant économique en vogue. Les échecs patents comme en Haïti où la libéralisation du marché du riz a avant tout conduit à la banqueroute des milliers d’agriculteurs producteurs de riz face à la concurrence des riz asiatiques et rendu l’île complètement dépendante des importations tout en créant de la pauvreté, ont systématiquement été passés sous silence et considérés comme un mal pour un plus grand bien dans cette course infinie à l’adaptation qui accompagne cette idéologie chérissant la « destruction créatrice ».
La prospérité apparente dans les pays « avancés » était alimentée par la chute des prix de certains produits désormais fabriqués à l’autre bout de la planète. Si les salaires ne bougeaient guère, le Bangladesh, la Chine, l’Inde ou la Tunisie produiraient pour nous ces vêtements de rêve en polyamide grimant la laine et en polyester grimant le coton, que ce soit chez H&M ou chez Zara où on copierait les créations d’une mode réduite à des marques interchangeables.
La crise de 2005-2009 fut une première secousse révélant en elle-même ce qu’il y avait de fragile dans cette économie désormais mondialisée à outrance et dont les peuples ne seraient plus que les spectateurs passifs tout juste bons à produire et à consommer en s’endettant.
Ces délocalisations, cette concurrence de zones géographiques et économiques désormais planétaires allaient entrainer un boom économique dans les régions d’Asie du Sud Est, celles précisément produisant ce dont les « pays avancés » du Nord consommaient frénétiquement, tout en « contenant les coût », c’est à dire, tout en permettant de faire s’envoler la plus-value extorquée aux travailleurses de ces pays « émergeants ». Les dividendes des actionnaires.
À un capitalisme de profits s’est alors substitué un capitalisme de cash-flow dont la caricature est certainement le secteur aérien, avec ses dizaines de milliers d’avions dont les 3/4 sont loués ou acheté à crédit par des compagnies low-cost permettant aux prolétaires des différentes zones géographiques d’avoir l’illusion d’une élévation de leur niveau de vie et de partager sur ces goinfres que sont devenus les réseaux sociaux les eldorados de pacotille à coup de selfies et de paysages identiques avides de like.
En réalité, aucune de ces compagnies ne gagnait d’argent, elles se contentaient de rembourser leur dettes, de les faire rouler avec le cash qui rentrait et les nouveaux crédits accordés pour s’étendre. Le Quantitative Easing et les crédits dérivés y pourvoyaient généreusement sous l’oeil ravis de nos élites et de nos gouvernements, les succès économiques apparents étant la preuve de la justesse de leurs thèses. Dérégulez, et contemplez la beauté de la mondialisation…
Ce capitalisme du cash flow domine aujourd’hui des pans entiers de l’économie. Amazon, WeWork, on loue son appartement neuf, on peut louer ses vêtements, sa voiture, son téléphone, sa freebox, le terrain de sa maison, et le capitalisme, célébration narcissique de la propriété, est entré dans l’âge de l’a-propriété et de la location éternelle qui nourrissent toutes ces sociétés reposant essentiellement sur le net et n’étant aucunement profitable, les usagers n’étant que les agrégats économiques permettant de rembourser suffisamment de dette pour continuer cette fuite en avant vers plus de dette.
Régulièrement, elles sont au bord du dépôt de bilan et ne doivent leur survie qu’au montant faramineux des dettes accumulées leur permettant d’avoir accès à de nouveaux emprunts ou à des émissions de nouvelles actions et obligations quand ce n’est pas par le rachat par un plus endetté qu’eux, comme SoftBank.
Cet accès si aisé au marché des capitaux les entraine à vampiriser des pans entiers de l’économie réelle. Les hangars Amazon balafrent les paysages en transformant les centre-villes en déserts glauques où ne subsistent que les boutiques franchisées du capitalisme globalisé, et ce sera encore pire après la Covid…
Et puis voilà que l’histoire, la vraie, pas le bourrage de crâne idéologique de « la fin de l’histoire », c’est à dire ce moment où l’Occident s’est regardé le nombril en se trouvant si beau en son miroir cathodique, voilà que l’histoire se révèle plus forte que tous les mensonges, que toutes les dystopies produites par une idéologie en plastique portée par une élite sur-diplômée et idiote au cerveau formaté par des tableurs Excel.
Le 11 septembre 2001 d’abord, puis les guerres impérialistes sans fin, puis la crise financière de 2006/2009, puis de nouveau des guerres sans fin, puis la crise grecque et le dépeçage de sa population, puis l’éveil de mouvements politiques de plus en plus nourris du ressentiment à l’égard d’états sensés les protéger mais qui fil des ans les ont livrés seuls face aux forces d’un marché déchainé au rythme du « adaptez-vous » et du « There is no alternative » thatchérien.
Brexit, Orban, Soral, Trump, Zemmour, QAnon, mais également la régression républicaine autoritaire et laïcarde française, une idéologie de boucs émissaires s’installe sur les ruines idéologiques béantes de cette guerre qui a conduit à la victoire idéologique de l’ordre néo-libéral.
Exit, Keynes et son capitalisme tempéré par une société démocratique forte. Exit le socialisme, le communisme. Il n’en reste qu’une contestation de traines savates sans idéologie, une sorte de pas-contentisme critique de tout qui ne dessine aucun ailleurs politique et alimente indirectement les récriminations envers les élites dont se nourrissent les nouveaux fascismes contemporains.
Si jusque dans les années 70 l’art s’était révélé le dernier refuge, la dernière frontière ultime d’où naitraient des ailleurs possibles, le développement de l’informatique, des réseaux sociaux et de l’information en continu ainsi que la télé-réalité ont donné naissance à une culture du pastiche et à une culture du moment T. Les chanteurs et chanteuses d’aujourd’hui sont des mouchoirs colorés en papier qu’on jette après usage. Ils naissent sur Instagram ou sur Snapchat, là où s’exprime une culture de nouveau riche hyper consumériste faite d’influenceures sans talent, de pauvres gars, de pauvres filles qui, telle la première du genre en France, Loana, seront oubliés aussi vite que révélés et livrés aux lendemains amers des illusions déçues. On commence même à en voir se tourner vers QAnon, histoire de survivre et de continuer à faire du buzz.
Et voilà une épidémie dont on ne voit pas la fin. Une économie qui en quelques semaines a commencer à faire vaciller les certitudes du monde que nous sommes en train de quitter sans trop nous en rendre compte. Où en sera l’économie après le deuxième confinement, et dans quel état psychologique, social seront nous? Quelle sera notre représentation du monde et de nous même? Et après le troisième? Qu’en sera t-il de l’épidémie si la nouvelle souche mutante née dans des élevages de visons vient à s’étendre et met les vaccins en développement en échec? Combien de temps cela durera-t-il et que restera-t-il des sociétés de ce monde complexe à qui nous faisons subir une expérience brutale et inédite?
En forçant la génération du baby boom à s’isoler, cette crise sanitaire acte définitivement la fin de l’hégémonie culturelle et démographique de cette génération, et cela à un moment où ce qui l’a accompagnée dans son essor, l’énergie abondante et pas chère et les matières premières « illimitées » vont commencer à se raréfier.
La crise dans laquelle nous amorçons notre entrée n’est que l’une des nombreuses crises qui s’annoncent, elle marque de fait le véritable commencement du 21e siècle, un peu comme la guerre de 14/18 a marqué le passage dans le 20e siècle. Et peut-être même la fin du second millénaire pour reprendre une formule centrée sur l’occident chrétien en tant que centralité.
Il est impossible de savoir dans quel état nous seront à la fin des années 20. Les effets économiques vont être dévastateurs, à commencer par leurs répercussions sociales et psychologiques.
Et puis, au niveau financier, une catastrophe est désormais belle et bien engagée, les montagnes de dettes accumulées dans une économie financiarisée jusque l’absurde ne pourront pas longtemps tenir dans cette économie maintenue à bout de bras dans une sorte de déflation contenue par une création toujours plus massive de dette depuis près de 20 ans.
Pour ma part, je continue de parier sur une faillite en chaine des banques centrales sous le poids d’attaques financières comme celle qui a mis la Livre Sterling à terre en 1992, mais avec les sommes folles et la puissance délirante que la finance a accumulé entre temps. On comptait les déficits en milliards, à cette époque. On parle désormais en Trillions, en dizaines de trillions, les crédits dérivés négocient des montants équivalent à des dizaines de fois la richesse mondiale… Cette crise, elle couve depuis plus de 10 ans, mais les montagnes de dettes que les états sont en train d’accumuler pour maintenir l’ordre social durant la pandémie vont avoir des conséquences incontrôlables à moins de remettre les compteurs à zéro, vite, ce « great reset » dont les grands capitalistes acquis à l’ultra-libéralisme commencent à parler en en définissant les contours.
Ce « great reset » sera-t-il une dépréciation des dettes assortie d’une nationalisation partielle ou totale des banques afin d’éviter des faillites en chaine, à même de permettre de « réamorcer la pompe » comme le disait Keynes? J’en doute… Ou aurons nous droit à une société où des drones nous surveilleront en permanence dans une sorte d’état de siège sans fin destiné à imposer une cure d’austérité et une privatisation quasi-intégrale des états désormais réduits à leur rôle de gendarmes d’une société livrée à tous les appétits financiers pendant que tous les besoins seront satisfaits par de grosses corporations privées fournissant des services externalisés et gérés par des travailleurs uberisés?
Je livre cette question a votre réflexion.
C’est là que l’art et la culture entrent en jeu. Quand je dis l’art et la culture, je dis écriture, cinéma, photographie, couture, dessin, peinture, architecture, tous les champs possibles de la création quand elle raconte l’époque.
Vêtement, style et rupture: le cas Dior
Je ne m’appesantirai ici que sur le vêtement féminin. L’homme est le parent pauvre de la mode… Le vêtement comme allégorie.
J’ai toujours aimé les moments charnières, les moments de bascule désordonnée, cafouilleuse et brouillonne mais à l’énergie infinie.
La Régence par exemple, annoncée par l’art deux ans avant la mort de Louis XIV avec la présentation de L’embarquement de Cythère en 1713 ou, pourquoi pas, 8 ans avant sa mort avec la première traduction des Milles et une nuits par Galland. La fin durègne de Louis XIV était étouffante, vieille, et l’artiste présente soudain une jeunesse légère dans une île où règne l’amour, l’élégance, de petits chérubins se tiennent les parties pendant qu’une guirlande de fleurs partant des reins d’un Satyre sur la barque semble traverser le tableau pour venir inonder le buste de Vénus dont les yeux sont exorbités de plaisir… (cliquez pour regarder)
L’embarquement annonçait le style galant à travers une oeuvre qui fit un certain scandale, Les Nuits annonçait le succès du roman « oriental » qui, de Montesquieu à Diderot en passant par Crébillon ou Rameau s’imposa comme un genre à part entière tout au long du siècle de Louis XV.
Les années 1791/1797, avec la disparition du corset, des perruques, et la naissance d’un vêtement fonctionnel et pratique.
Les années 1905-1913, avec l’orientalisme, nourri de Japon, de Chine, de Russie et d’Empire Ottoman, débouchant sur un retour au vêtement simple sous le coup d’aiguille de Paul Poiret, certainement le plus grand génie de la mode française. Ça n’a l’air de rien, mais c’est lui qui a définitivement supprimé le corset et commencé à raccourcir ces jupes qui jusqu’alors cachaient entièrement la jambe.
C’est avec la ligne Poiret (illustrée ici par cette photo à droite dans un modèle de 1913 porté par Misstinguett) que s’amorce le changement du vêtiment féminin durant et après la première guerre mondiale. Chanel était douée pour les mondanités avec un goût très prononcé pour l’argent quand Poiret était avant tout un couturier amoureux de sa femme… Il est mort ruiné et oublié dans les années 40 quand Chanel collaborait sans aucune retenue avec les nazis avant d’aller se faire oublier en Suisse une petite dizaine d’années.
Je vous parlerai donc d’abord de vêtements car à aucun moment le vêtement féminin n’a été à ce point synonyme de bonheur, d’espoir en l’avenir que lors de la présentation de la première collection de Christian Dior en février 1947, une véritable rupture au sujet de laquelle je voulais écrire pour vous donner un peu d’espoir au moment où beaucoup de certitudes s’effondrent les unes après les autres. J’ai toujours été fasciné par ce moment charnière dans l’histoire du vêtement féminin.
En 1929, la ligne dessinée par Poiret touche à sa fin après s’être transformée de tout en tout. On a du mal à reconnaitre l’original de 1913 et pourtant, jusque 1929 on retrouve le même maquillage et surtout cette obsession d’effacement de la taille, cette simplicité qui caractérise la révolution Poiret.
C’est que 1912/1913, entre le futurisme, le cubisme, le scandale inégalé lors de la représentation du ballet Le sacre du Printemps au théâtre des Champs-Élysées ou la publication de Alcool, est un moment important dans l’histoire de l’art et de la culture, un moment charnière où toutes les règles et toutes les conventions des décennies précédentes voire même des siècles précédents sont simplement balayées.
Paul Poiret devient ainsi le couturier qui va véritablement incarner, révéler l’époque car pour tout dire, une fois que les hommes sont morts, ce qu’il reste sont leurs portraits, leurs photos. Les jeunes femmes des années qui suivent n’ont plus la taille piégée dans un corset.
Au sortir de la guerre en 1918, l’ourlet entame sa remontée, et chez les plus riches on garde la touche orientale que Poiret avait introduit mais progressivement, cette taille effacée et rehaussée au dessous du buste va littéralement tomber sur la pointe des hanches quand au même moment l’ourlet découvre le mollet et le coiffeur, à grand coup de ciseaux, dévoile le cou. La « garçonne » n’a ni taille, ni poitrine, elle a les cheveux courts, elle est vêtue pour travailler.
Dans la seconde moitié des années 20, l’ourlet dévoile audacieusement le genou et les couturiers jouent de contrastes noirs et blancs géométriques, coiffent les femmes de « cloches », ces chapeaux qui enveloppent la tête comme un bonnet asymétrique, les talons des chaussures se font bobine pendant que le pantalon entre dans la garde robe des plus audacieuses.
À la veille du crash de 1929, toutefois, un des hasards les plus fascinants, les couturiers rallongent radicalement l’ourlet qui redescend à mi-mollet après avoir commencé à découvrir le bas des cuisses des plus téméraires, remontent la taille à son niveau naturel pour donner une ligne plus douce, plus « féminine » après dix à quinze ans d’expérimentations et d’audaces qui avaient fait de la femme la pointe avancée de l’art déco et des prémices de la société de consommation. La garçonne conduit sa voiture.
Les cours en bourse s’effondre aux USA et, alors que la bourrasque n’a pas encore atteint l’Europe, Paris a décidé de faire une pause, un peu comme pour mieux digérer la décennie 20, ces années folles qui vont briller et continuer à fasciner durant des décennies entières. Bauhaus et De Stijl pour le design, Mallet Stevens et Le Corbusier, Dada puis le surréalisme ou l’expressionnisme allemand dans la peinture et la littérature, la série dodécaphonique développée par Arnold Schönberg, le cinéma de création de Man Ray ou de Marcel Lherbier, la révolution Bolchévique en toile de fond, c’est bel et bien d’une décennie fondatrice du 20e siècle dont il s’agit, née peu de temps avant la guerre et qui se prolonge en bousculant toutes les bornes, toutes les barrières.
Et finalement, passées ces audaces incroyables de la décennie 20, quand la crise des années 30 s’installe, c’est d’abord dans une mode sobre, fluide. Ce sont les vêtements des premiers films parlants, comme ceux que porte Madeleine Renaud dans Jean de la Lune.
Roosevelt est élu en 1933 et une énergie nouvelle traverse les USA.
Les cheveux que les femmes continuaient de porter courts ondulent et commencent à rallonger. Les sourcils ne se brulent plus en épilation définitive. On les épile désormais normalement et l’oeil commence à se faire plus frondeur. La ligne générale évolue peu mais progressivement elle se « durcit », les épaules commencent à s’affirmer, les jupes jusqu’alors si fluides comment à prendre des formes, des plis permanents, la cloche disparait et des chapeaux presque masculins commencent à recouvrir la tête des femmes.
À la veille de la guerre, les épaules sont définitivement carrées, les cheveux sont plus longs roulés aux épaules, le tailleur a définitivement pris la forme qu’on lui connait encore de nos jours. L’ourlet entame une très timide remontée et les chapeaux commencent à se rouler.
L’hybridation entre la guerre, le rationnement et les créations de haute-couture vont créer un style un peu oublié, souvent prêté aux années 50 quand il est définitivement planté dans les années 40. Beaucoup de femmes vont être réduites à porter des vestes d’hommes sur lesquelles elles vont mettre une ceinture pour appuyer la taille, elles vont porter des jupes plus courtes, au niveau du genoux, généralement de forme évasée et taillée dans d’anciennes jupes ou d’anciens manteaux importables et usés. Il n’y a plus de bas, elles vont se teindre les jambes avec du marc de chicorée et se dessiner la couture à l’encre. Les cheveux vont se rouler en coque au dessus du front et un chapeau quelconque viendra coiffer le tout, avec quelques fleurs pour rehausser le tout.
Je vous parle bien sûr de celles qui veulent « suivre la mode », pour les autres, c’est la veste d’homme et la ceinture et une jupe courte. Pour les plus riches, c’est la même ligne, très épaulée, la taille très marquée et l’ourlet court sur une jupe plissée. Les chaussures ont une semelle compensée en bois. Il n’y a plus de cuir.
A partir de 1945, le gouvernement encourage des maisons de couture à relancer leur création et a l’idée de promouvoir à l’aide de poupées envoyées aux quatre coins du monde. C’est Le Théâtre de la Mode qui connait un grand succès et permet à Paris de retrouver sa place.
Pourtant. Pourtant, malgré tous leurs efforts, les couturiers semblent passer à côté de quelque chose. Ils sont couturiers, ils ont oublié d’être les artistes fous qu’ils ont su parfois se révéler. Ils ont oublié qu’un vêtement comme une peinture peut aussi se révéler un déclaration de guerre aux malheurs du temps, un manifeste.
Paris bouillonne d’une jeunesse qui veut vivre. Gréco fait rêver Paris, Sartre donne un sens à la vie après les horreurs des camps et les prémices de la guerre froide, Sartre publie Lévi-Strauss, et Michel Leiris, Genet n’arrête pas de publier, Beauvoir s’apprête à jeter un pavé monumental dans la marre, le jazz se déchaine dans les caves de Saint-Germain, Picasso et Giacometti sont définitivement installés dans la capitale, Vian écrit ses premières chansons à un jeune chanteur totalement fou et appelé Henri Salvador, le cinéma se relève mené par une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices, Mouloudji, Montand, Reggiani, Signoret, Philippe, dans les caf’conce, Ferré et Brassens brûlent leurs premières planches, les écrivains américains, les musiciens noirs viennent là pour échapper à l’enfer maccarthyste qui commence à s’abattre sur les USA.
La France est pauvre, les gens sont pauvres mais il y a une énergie qu’aucune autre ville au monde n’a à ce moment. On continue d’utiliser des tickets de rationnement, même pour un simple bout de tissus. Les vêtements féminins, de leur côté, continuent d’habiller la bourgeoise sans inspirer les autres femmes. Début 1947, les épaules sont radicalement carrées, les ourlets ont rallongé un peu, certains couturiers s’essaient à donner un côté plus luxueux, les frous-frous réapparaissent.
Christian Dior, après avoir été dessinateur de mode autodidacte dans les années 30 puis avoir été modéliste à la fin des années 30 et durant l’occupation, rencontre un des frères Boussac, les plus importants fabriquant de tissus à cette époque. Celui-ci lui propose de créer sa maison. Christian Dior a une idée de vêtement depuis des années et c’est avec un sponsor incroyablement riche qu’il va pouvoir ouvrir sa maison et lancer sa propre collection.
Dior est né dans un milieu bourgeois et a rencontré beaucoup d’artistes dans les années 20. Il a fréquenté Cocteau, Man Ray… Il a même un temps tenu une galerie d’art. Il ne lui reste plus qu’à combiner tout cela.
Il va faire beaucoup plus que des vêtements. C’est un artiste, c’est certainement ce qui le différencie profondément de Chanel, celle qu’il définit presque un peu comme une ennemie, avec sa petite robe noire. Chanel aime le vêtement fonctionnel et féminin à la fois, cette sorte de fausse simplicité bourgeoise, discrète.
Non, Dior est avant tout un artiste. Il ne sera pas peintre, il sera simplement couturier mais il y emploiera la même force, le même génie, la même folie.
Christian Dior ne va pas seulement faire des robes. Il va totalement redessiner le corps des femmes. Son geste est incroyablement scandaleux, rétrograde vont dire en choeur les détracteurs.
Alors que depuis les années 20 la mode avait « libéré » le corps des femmes, Christian Dior va lui imposer ses diktats, et cela à raison d’un nouveau diktat pour chaque collection, en profitant parfois pour bousculer son diktat précédent. Sa première collection est un geste, une sorte de punkitude ultime dont il ne mesure pas une portée qui va même un peu l’effrayer, il définit son territoire et pour tout dire, son geste est d’une telle force que jusqu’à sa mort, il annexe tout le territoire. Mieux, il n’hésite devant aucune audace, et le voilà qui invente la décennie à venir. Dior est fou, et la folie est certainement l’acte le plus beau, le plus salvateur d’une époque désespérée, ruinée, sans avenir, grise, une époque terne les yeux rivés sur la nécessité de relancer la production et « moderniser » le pays dans un climat de guerre froide.
Dior va malaxer toutes les audaces du temps, et le jazz, et Gréco, et Sartre, et Fitzgerald, et Vian, et Saint-Germain, il va malaxer, mixer l’époque en un geste scandaleux.
Christian Dior ne fait pas de vêtement. Il donne son style à l’époque et réinvente l’image de la femme. Ça peut sembler futile, misogyne de nos jours, et ça l’est. Mais Dior est un homme de son temps, d’une époque et d’un monde où les femmes cousaient souvent leurs propres vêtements, devaient paraitre et qui, au sortir de la guerre, étaient comme tout le monde désespérées par ce monde gris privé d’avenir et plongé dans les privations.
Dior va leur offrir un rêve, une beauté possible, il va les rendre plus belles que belles. Il va en faire des fleurs.
On s’arrête souvent sur le mythique tailleur Bar de la ligne « Corolle ». Comme une fleur.
Mais le secret du New Look, le vrai manifeste, la révolution, c’est la ligne 8 présentée le même jour, elle est ce que tous les couturiers vont immédiatement copier car comme je l’écrivais plus haut, Dior réinvente le corps féminin après des années de carcans quasi-militaires.
Le tailleur « Bar » (croquis à gauche), la ligne « Corolle » sont le produit de la ligne 8.
Pourquoi? C’est très simple. Le 8 est le secret de cette ligne, il est ce qui va définir le corps féminin pour une quinzaine d’années.
Pour dessiner la ligne révolutionnaire de février 1947, commencez par écrire un « 8 ». Veillez à faire la partie haute du 8 un peu plus petite que celle du bas. Ce sera la buste et la partie du bas seront les hanches. La partie au milieu, ce sera la taille.
Plus d’épaule, celles-ci se fondent dans les bras. La poitrine, appelée « le buste », se trouve soudainement mise en valeur. Ces courbes enveloppant le buste viennent se poser sur des hanches galbées. La taille est soulignée et très légèrement rehaussée: voilà un buste posée sur des hanches d’où partent des jambes longues, une longueur accentuée par les deux centimètres de surélévation de la taille et par la longueur de la jupe elle-même.
C’est féminin. C’est ultra-féminin. C’est une sorte d’abstraction du corps féminin, perché sur talons hauts et coiffé d’un chapeau large au bord replié et asymétrique, les cheveux coiffés en arrière.
Cette ligne radicalement opposée au vêtement de l’occupation et de l’après guerre va avoir l’effet d’une bombe. La journaliste de Harper’s Bazaar présente lors du premier défilé, Carmel Snow, contacte immédiatement sa rédaction et annonce qu’il vient de se passer quelque chose à Paris, « those dresses have such a new look! ». La ligne « Corolle » et la « Ligne 8 » s’effaceront pour toujours devant cette expression. On parlera désormais de New Look.
L’un des clous du défilé est donc le tailleur « Bar », devenu une légende de l’histoire de la mode au même titre que les perruques d’un mètre de haut de l’époque de Marie-Antoinette. Bar annonce les années 50 au même titre que le scandale de Dada en 1917 annonçait les années folles et le surréalisme.
Le tailleur reprend tous les éléments de la ligne 8, mais au lieu d’une jupe droite élancée, voilà une jupe plissée et évasée qui fait de celle qui le porte une princesse aux jambes longues, à la taille fine et au buste généreux sans vulgarité. Bar est un objet parfait (cliquez)
La mode de Dior, immédiatement taxée de réactionnaire pour le côté « retour à la féminité », n’en est pas moins terriblement moderne. Tout est dans la coupe, il n’y a aucun corset et ce sont des rembourrages et des pinces qui renforcent l’effet taille fine, l’effet jambes longues, l’effet buste. C’est de l’architecture, un travail de coupe. Il s’agit de vêtements très portables pour l’époque et en cela, ils sont très modernes.
Dans les semaines qui suivent, l’industrie du prêt-à-porter US commence à produire en masse des tailleurs et des robes inspirées du New Look et ce sont icels qui vont le mieux incarner l’arrivée en masse des femmes dans l’industrie des services dans les années 50. Une femme en tailleur de style Dior est l’égal d’un homme, elle porte un vrai costume.
Le scandale traverse également le monde politique. Il ne fallait qu’un bout de tissus pour faire une robe, « « Bar » en a besoin de près de 6 mètres rien que pour la jupe, et encore c’est compter sans les doublure et les couches de tulle nécessaire à l’effet gonflé. En pleine période de privation.
Les femmes, elles, se prennent à rêver. Ma mère m’a raconter l’ingéniosité des jeunes femmes pour rallonger leurs jupes. Pour la première fois, on commence à retenir le nom des mannequins qui immortalisent ces modèles dans ce qui s’annonce être le premier âge d’or de la photographie de mode…
Pour sa deuxième collection, Dior surenchérit et rallonge encore un peu plus l’ourlet pour sa ligne Zigzag. C’était 30 cm du sol, ça sera désormais 25 cm du sol. Les féministes hurlent au scandale. Peut-être cette décision vient-elle de sa propre surprise quand il comprend ce que sa première collection avait de frondeur, de chahuteur, de « punk », finalement.
Peut-être ressent-il le besoin d’installer définitivement ce qui n’était qu’un geste d’artiste dans la durée. « Vous ne me faites pas peur », semble dire la scandaleuse longueur des jupes. Il se fait photographier, un règle à la main aux pieds d’une mannequin en jupe droite, l’oeil malicieux.
La nouvelle longueur est un décret, un diktat. Cette année, les femmes portent des jupes encore plus longue. Voilà, je l’ai décidé. Durant les quinze à 20 ans à venir, on parlera chaque saison de la nouvelle longueur des jupes, une tradition héritée du New Look.
C’est trop féminin, c’est réactionnaire, c’est trop coûteux. Imaginez, plus de 20 mètres d’étoffe pour faire une robe de soirée. Et pourtant… Pourtant Dior plus qu’aucun autre a su traduire, synthétiser l’envie, l’espoir d’entrer dans une époque nouvelle. En ne se contentant pas de faire des vêtements comme s’y étaient résignées toutes les autres maisons, en décrétant d’un coût d’un seul une longueur d’ourlet plus longue encore que dans les années 30, en suggérant une taille corsetée comme en 1900, en effaçant les épaules comme une provocations à ces épaules quasi-militaires de la décennie 40, en dessinant une ligne qui fait la tête petite et les jambes longues, bref en décrétant que les femmes auraient le corps qu’il exigeait qu’elles aient, Dior ne faisaient pas seulement de vêtements, il dessinait son époque, il la peignait et la rendait désirable, palpable, possible.
Combien de femmes, qui à l’époque savaient encore coudre, ont commencé à retoucher de vieux vêtements ou à en faire de nouveaux pour se conformer aux délires de l’artistes afin, elles aussi, d’entrer de pleins pieds dans une époque nouvelle, celle dont toute guerre serait bannie.
Dior, c’est un peu le CNR de la mode, c’est certainement la mode la plus populaire qui n’ait jamais existé parce qu’il y a eu la rencontre entre son génie et les désirs du temps. Rapidement, les actrices, aux USA comme en France, vont adopter cette allure si particulière, et puis dans la rue les jupes vont se faire plus longues et au début des années 50, le New Look s’est définitivement imposé. Les journaux pour dames, ces magazines avec des patrons, fourmillent de ces patrons reproduisant les modèles des grandes maisons qui chacune les unes après les autres ont adopté cette nouvelle ligne.
Dior n’est peut être pas le plus grand couturier de cette époque, il y en avait tellement, et de géniaux, mais il en est l’inventeur, le génie, l’artiste qui va saison après saison affirmer ses nouveaux diktats que les journalistes et les femmes s’intéressant à la mode commenteront, amusés parfois mais toujours sur le qui-vive car ils savent que Dior est plus qu’aucun autre un artiste plus qu’un couturier. Quand en 1953 il déclare que le New Look est mort, on accueille la nouvelle avec une sorte de consternation.
Toutes les robes sont New Look, toutes les maisons sont New Look, tout le monde « fait » du New Look, jamais les femmes n’ont semblé si élancées, si féminines. Même l’hirondelle de faubourg, la midinette, porte le dimanche ces longues jupes et ces chemisiers qui dans leur style semblent sortis de l’esprit du couturier.
Et pourtant à partir de 1954, ce que pressent Dior, c’est qu’il est temps de commencer à modifier la ligne, le dessin. Les modèles des dernières années ont encore la patte de la ligne 8, mais cette année, le 8 a laisse la place à un H. Dior ne sera pas celui qui accomplira la nouvelle révolution, mais il va ouvrir la voie vers un vêtement plus sobre.
Un buste moins mis en valeur, des épaules qui réapparaissent discrètement et surtout une taille moins soulignée. Son jeune assistant, Yves Saint-Laurent, sera par la suite un peu l’exécuteur testamentaire de cette intuition, ce qui le poussera à quitter la maison Dior et créer sa propre maison: après la mort du couturier en 1957, Dior était devenue une maison figée sous le poids trop lourd du maitre. Yves Saint-Laurent sera donc celui qui à chez Dior d’abord puis dans sa propre maison à partir de 1960 donnera tous ses aises à cette ligne simplifiée qui chaque saison après l’autre remontera timidement la longueur des jupes jusqu’à, Oh, scandale, dévoiler le bas du genoux. En 1964, la speakerine Noëlle Noblecourt est licenciée pour l’avoir montré, ce genoux…
Ce sera toutefois un architecte de formation qui accomplira définitivement la révolution dont Christian Dior n’avait eu que l’intuition avec la ligne H, en réalisant le H parfait. André Courrèges présente en 1964 une mode totalement révolutionnaire qui, exactement comme Dior en 1947, renverse toute la table des habitude et incarne en un vêtement l’esprit du temps, celui du capitalisme de consommation de masse, des matières plastiques, de la modernité globale et de la conquête spatiale.
En deux ans, tous les couturiers adopteront la ligne Courrèges. Mini-jupe, pas de taille, poitrine simplement ignorée, jeux de contrastes de couleurs, matériaux nouveaux.
Mais bon, là, c’est encore une autre histoire que je vous raconterai un jour s’il me vient l’envie de vous parler de l’esprit des années 80 et de la new wave dont l’inspiration est définitivement à aller chercher du côté des années 1965/67.
Bon, alors, pourquoi ce long développement sur un style de vêtements féminins, le New Look, alors que je vous parlais au départ de la situation de nos sociétés.
Eh bien tout simplement parce que cet espèce de cul de millénaire dans lequel nous sommes coincés est avant tout caractérisé par une sorte de fin de fin qui ne veut pas finir. Nous sommes encore et toujours piégés dans des référents culturels anciens dont nous ne sommes pas encore sortis, nous n’avons pas révolutionné la culture. Or, on ne sort pas d’une crise sans une révolution de la culture.
Cette révolution de la culture ne se décrète pas: Dior est la synthèse de révolutions accomplies, il est la queue de comète magnifique du surréalisme dont il a connu plusieurs des acteurs, il est l’ami des peintres de ce temps, des écrivains de ce temps et il va habiller les célébrités de ce temps, de Joséphine Baker à Marlène Dietrich. Il synthétise la richesse de la culture de son temps et tourne la page d’un présent gris pour entr’ouvrir la porte d’un d’avenir possible. Son diktat n’est qu’un diktat de pacotille, il est une proposition magnifique, Mesdames, devenez des fleurs…
Dior donne ainsi à une époque bouillonnante intellectuellement son visuel le plus tangible, bientôt, ce seront Levy-Strauss et Fanon, ce seront les guerres d’indépendance. Dior n’a rien provoqué de cela, il a juste affirmé par un geste radical que l’époque était ouverte, que tout y était possible. Et que malgré les horreurs de la période précédente, la vie pouvait être belle.
C’est avant tout cela, le travail de l’artiste. Il n’y a pas d’art, il n’y a pas de création qui soit coupée de son temps. Dior fait rêver un monde à un moment de doute profond, l’après-guerre, le rationnement, la guerre froide, des grèves violente, en dessinant l’opulence, une certaine forme de beauté sublimée.
Ont suivi les génies de la couture, Balanciaga et Fath, mes deux préférés, le baroque et l’exubérant, ils sont les deux artistes du « plus que » New Look. Balanciaga réalise des synthèses impossibles, il va chercher dans les années 20 leur allure longiligne pour les renforcer de ce dessin tout en courbe du New Look quand Fath va déployer tout son génie des plis pour donner à la silhouette une allure plus fine et plus féminine encore.
Dior est finalement l’inventeur du mythe des années 50. Marylin est New Look, super New Look, même…
Le moment que nous traversons ne débouchera pas sur un nouveau New Look. Ce moment est passé, pas plus qu’il ne débouchera sur un nouveau dadaïsme, un nouveau surréalisme, Courrèges et sa mode de l’espace ne reviendront pas, pas plus que les merveilleuses en robes romaines transparentes que l’on pouvait apercevoir dans les rues du Paris post-révolutionnaire à la nuit tombée.
Il n’y aura pas plus cette année magique 1912/1913 qui a fait frémir la culture bourgeoise sur ses gons, entre la copulation païenne du Sacre du Printemps et la révélation du corps féminin tel qu’il est quand Paul Poiret retire le corset aux femmes, ni Kandinsky, ni Arp ni Appolinaire ni Debussy. Il n’y aura plus ce moment, 1968, où la culture va définitivement basculer dans la culture de masse, la culture jeune, sans règle ni tabou.
Il y aura autre chose, il y aura ce sur quoi nos expérimentations déboucheront, en littérature, en cinéma, en vidéo, en peinture et en dessin et un jour un génie qui, venant synthétiser tout cela, accomplira, je n’en doute pas un instant, le geste ultime que fut le New Look, mais à sa façon et avec ce qu’il saura le mieux maitriser. Comme il y a 700 ans Pietro della Francesca a révolutionné l’art européen en représentant le premier des portraits de bourgeois et en utilisant la perpective, comme Bocaccio a révolutionné la littérature européenne et inventé la langue italienne par la même occasion après l’épidémie de peste.
Nous vivons une telle époque. Pour le pire, et il y aura beaucoup du pire. Racisme décomplexé, totalitarisme et autoritarisme, crise économique et crise sociale ravageuses, épidémie sans fins aux effets psychologiques dévastateurs. Mouvements politiques aberrants, comme le QAnon. Crise climatique. Crise énergétique. Bouleversement de notre civilisation, raidissement de nos élites. Guerres.
Et pour le meilleur, ce meilleur que certains défrichent modestement, solitaires pour les uns, jetés à la vindicte pour les autres. Un travail modeste.
La différence viendra des plus jeunes. Iels ont dix ans, iels ont 15 ans, 20 ans, ce seront iels qui feront la différence, qui créeront car ce sont iels qui auront la capacité de casser les certitudes, les habitudes, les croyances héritées du 20e siècle voire celles du 2e millénaire. Ils en auront la capacité, ils n’en auront peut-être pas même le choix mais quoi qu’il en soit ce sera leur tâche.
Quand cette épidémie sera derrière nous et que nous émergeront dans son monde dévasté économiquement, socialement, psychologiquement et prêt à s’adonner à toutes les aventures parmi lesquelles les pires, ce sera dans leur monde que nous entreront.
Dans les soirées de l’interminable confinement, et alors qu’il leur aura été impossible de vivre dehors, réinventant les audaces folles de la clandestinité, ils auront réfléchi, dessiné, ils auront commencé le long défrichement de l’époque qui vient, cette époque qui commence maintenant et qui un jour, sous les yeux embués de celles et ceux qui assisteront à la première présentation d’un quelconque artiste sachant plus qu’un autre incarner son temps, se révèlera avec toute son évidence une époque nouvelle.
Ne désespérons pas du temps que nous traversons. Donnons-lui l’art et la culture qui le raconteront.
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