C’est samedi matin. À Tôkyô, le calvaire est terminé. Plus au nord du Japon, ça continue. Je suis dans le métro, je suis fatigué par l’interminable randonnée d’hier soir, et je crois que je n’ai pas encore eu le temps de réaliser. Je crois que c’est comme ça après chaque grand choc.
Comme tous les vendredis, je me suis levé plus tard que d’habitude car je pars très tôt le samedi. Une sorte de grasse matinée préventive. J’ai défait mon lit, mis les draps dans la machine, passé l’aspirateur et fait les poussières, dehors le ciel était bleu. J’ai préparé mon petit déjeuner, du thé et du pain, du beurre et de la confiture. Bonne maman, bien entendu. On en trouve pour pas très cher dans le Tokyu de Tama Plaza où je travaille. fraise, framboise, abricot et cassis. La mûre est introuvable. C’est ma confiture préférée…
J’ai consulté mes mails, j’ai un peu trainé, suis passé sous la douche et voilà, c’était déjà l’heure de partir. J’ai mis mes draps à sécher dans la machine. J’ai constaté que mon vélo était recouvert de cette fine poussière brune de la saison des pollens de cyprès. J’ai mis mon masque, ça en élimine pas mal et le nez coule moins. Je suis allé jusqu’à la gare, j’ai garé mon vélo. Je vous raconte tout cela car ce sont des gestes du quotidien, et une catastrophe s’inscrit dans le quotidien : je suis sûr qu’à Sendai, une grande ville au nord fortement touchée, il y a au moins une personne qui a accompli les mêmes gestes même s’il aura mangé de la confiture Meiji-ya. Le trajet est long, jusqu’à Tama Plaza. J’habite dans l’est de Tôkyô, et j’ai beau me dire que mon coin est une véritable banlieue, ce n’en est pas une, c’est vraiment Tôkyô. On y voit le Fuji, la tour de Tôkyô, Sky Tree, et surtout on y voit la mer. La lumière y est très belle en hiver, le ciel vaste. J’ai regardé Fuji hier, et comme je pouvais le voir, j’ai pensé que j’avais de la chance car en cette saison, l’humidité comme les pollens le rendent généralement invisible. Vers chez moi, il y a deux cent ans, on péchait et on acheminait le poisson par les nombreuses rivières jusqu’à Nihonbashi. Kasai.
J’ai lu le livre que je lis en ce moment, Zombie economics, un de ces livres qui me rendent optimistes sur l’avenir de l’humanité ou, pour le moins, l’avenir des USA. Si la gauche y est en effet complètement ratatinée idéologiquement, la nouvelle trace son sillon avec patience, sans gauchisme mais de facon brillante : elle déconstruit les mythes, se réapproprie des concepts et forge son vocabulaire. Ainsi, pour décrire le système idéologique de notre temps a t’elle forgée le très simple « libéralisme de marché ». J’aime l’expression que j’emploie maintenant sur dans mes commentaires sur FB, car c’est aussi avec le vocabulaire que l’on fait la guerre. Zombie economics, ou comment des idéologies littéralement tuées par les faits, reviennent comme des zombies car tout le monde, à commencer par les médias, continue de les véhiculer. Ainsi, cette obsession de réduire l’état, baisser les impôts, mettre les taux à zéro, qui revient de plus belle et nous entraine vers une nouvelle catastrophe où comme toujours, ce seront les plus pauvres qui passeront à la caisse… Oui, jusqu’à Tama Plaza, j’étais dans ce livre. En anglais, bien sûr. Qui en France va traduire un des ces très nombreux livres américains qui montrent la vitalité intellectuelle de ce pays, en profondeur ?
Vous, vous avez vos trucs sur l’islam… Bande de ringards !
Je suis allé à la boulangerie Kobe-ya, j’ai acheté une baguette pour mon petit déjeuner du samedi (on était vendredi), un sandwich. Et une tarte au pomme que je prévoyais de manger avec Jun samedi. J’ai dit bonjour aux vendeuses qui me connaissent bien, aux vendeurs. Il y en a un, il a dans les 40 ans, il est très séduisant, ce qui est rare chez les Japonais de cet âge qui souvent, à cause de leur travail et de leur vie de couple, affichent des mines dévastées par le stress. Et puis je suis allé à l’école. Là, j’ai fait la connaissance de la nouvelle secrétaire. Jeunes, jolie, pimpante. Et puis j’ai préparé ma leçon pour Manaka, une petite fille de 4 ans qui a vécu un an en Belgique et parle un peu le français. La leçon à peine commencée, il devait être 2 heures 40, on a senti un très léger flottement. J’ai vu la plante verte bouger un peu. On s’y habitue vite, je ne me suis pas inquiété, mais le mouvement a continué en s’intensifiant. J’ai demandé à la secrétaire d’ouvrir la porte, plus pour rassurer la maman qui commençait à s’inquiéter que pour autre chose. Mais le flottement s’est fait de plus en plus brutal, et puis l’électricité a été coupée. J’ai dit « on doit sortir, c’est plus prudent », car je voyais la mère se préparer à partir. En fait, ce n’est pas bon de sortir, mais je ne voulais pas que quiconque sorte séparément. L’immeuble est un petit immeuble assez moderne. J’ai dit à Manaka d’aller voir sa maman, tout en souriant et en essayant de la faire rire, ce en quoi je pense avoir bien réussi. J’ai attrapé mes affaires, mon sac, ma baguette, n’ai pas pris mon blouson car il était rangé dans une autre pièce.
On a dévalé l’escalier à toute vitesse. Je crois que c’est pour cela que je n’ai pas trop ressenti la violence des secousses, mais je sentais bien en posant mes pieds que ça tanguait et, à plusieurs reprises, j’ai eu le sentiment de flotter : le sol était plus bas que mon cerveau avait calculé qu’il serait. Dehors, c’était un bruit effroyable, indescriptible, comme des gigantesques grincements, très forts. J’ai vu les pilonnes électriques qui faisaient des oscillations de, je ne sais pas, en haut ça devait faire un mètre, mais c’était surtout à la base que c’était le plus étonnant, car c’était le sol qui bougeait, comme du schewing-gum. On est vite arrivé en bas, dans la rue, il y avait beaucoup de gens. Le Patchinko à coté s’était vidé et on pouvait voir sa structure se secouer dans tous les sens comme de l’élastique, avec une amplitude d’au moins 1 à deux mètres, c’était fou. La route elle même tanguait très fort, et je me suis dit « c’est pour ça que ça se déchire, des fois ». Une idée idiote, le truc appris à l’école qui remonte. La rue donnait en effet se tordait de façon aléatoire et non homogène, ce qui me donnait cette impression de malaxage des poteaux électriques. La petite Manaka était avec sa maman, de plus en plus inquiète tandis que sa fille continuait de rire. À un moment, on s’est assis, j’ai pris mon iPad et on a regardé des vidéos sur YouTube, Manaka et moi, pendant que la secrétaire et la maman essayaient, en vain, de téléphoner : les lignes étaient coupées. Mais pas le réseau. Manaka a chanté La sourie verte, et Le Pont d’Avignon. Il y a une une deuxième découse que j’ai vite senti car j’étais assis. Ça s’est remis à grincer, j’ai vu de nouveau les poteaux onduler et la salle de Patchinko se secouer dans tous les sens. Mes yeux ne quittaient pas les poteaux : que l’un d’eux tombe… Ou bien les panneaux des bâtiments : que l’un d’eux tombe. Des gens s’asseyaient par terre, et c’est vrai qu’on avait du mal à tenir debout, impression de vertige.
Et nous voilà après-midi. Grand soleil du printemps qui arrive, à la lumière si différente de la lumière de l’hiver. 5 classes, dont l’une d’un autre professeur. Avec ma nuit dernière, je suis fatigué. Nous avons ainsi essuyé trois vagues, dont la troisième fut comparable à la première. Ce bruit, ce bruit… Manaka et sa maman sont parties, j’ai bavardé avec mon ami Yann. Lui, dans Tôkyô, avait été fortement secoué. Il commença à me raconter la réalité de la situation à 400 kilomètres au nord, au delà de Sendai. On ne peut pas dire que j’ai eu peur. C’est un sentiment différent de la peur. C’est plutôt du doute : on ne sait pas ce qui va se passer après. Et puis la nouvelle de ce tsunami terrible, avec sa vague de 10 mètres. Comment survit-on à un déchainement pareil, après avoir tenté de survivre aux secousses ? Nous avons décidé de fermer l’école. Parce qu’il n’y avait plus d’électricité, et que je voulais rentrer chez moi. Parler à ma mère que je ne parvenais pas à joindre. J’ai parlé avec Stéphane, avec Nicolas. Et je découvrais l’ampleur de la catastrophe avec le regard extérieur de mes amis, en France, retenus par cette actualité qui touchait de près un de leurs amis, qui me touchait. Véronique, l’épouse de Stephane, qui me dit que ce fut la première chose qui soit sortie du radio-réveil. J’ai quitté la secrétaire et j’ai un peu tourné en rond à Tama-Plaza, espérant que quelque train n’en parte. 30 kilomètres, ça fait loin. Notre monde abolit les distance, elles n’en paraissent que plus immenses quand la technicité disparait. J’ai repensé à Braudel, expliquant ce qu’est réellement la Méditerranée : un territoire vaste, violent, dangereux. Bien entendu, rien de cela pour nous, mais pour nos ancêtres autrefois, que de courage il fallait pour circuler dans ce que les avions ont transformé en une sorte de gigantesque flaque d’eau… Je me suis résigné à mon sort, j’ai sorti mon iPhone, ouvert l’application Plan, compas hybride de l’homme moderne, et j’ai marché. Il faisait froid. Le soleil avait cédé la place à une sorte de brume neigeuse frigorifiante. J’ai marché, et il m’a fallu plusieurs fois monter car cette partie de Kanagawa est vallonnée, et il m’a fallu supporter ce paysage de banlieue proprête qui alterne avec le traditionnel paysage de routes nationales bordées de boutiques de fringues et autre vend-bouffe. Saginuma. Mizonoguchi. Par moment, je me suis senti perdu, la 3G passait mal et le GPS était perdu, comme cela arriva vers Futago-Tamagawa. Il faisait nuit désormais, et il était près de 19 heures. J’arrivais à Futago après avoir traversé un pont immense et aperçu ce qui m’a semblé etre un gigantesque incendie, mais je ne sais pas. Futago est un de ces centres urbains qui ont poussé au milieu du néant, moches et anonymes tout en étant aussi courus que les Champs Elysées. Il y a meme une boutique Chanel. Y en a t’il une à Cergy-Pontoise ? Je pensais y trouver un bus, mais nous étions bien 2 à 3000 à avoir eu la même idée. J’ai croisé une collègue, une américaine, en compagnie d’une amie à elle, japonaise.
On a bavardé, tenté d’attendre dans la queue mais aucun bus n’arrivait : j’ai découvert plus tard qu’ils etaient coincés dans les embouteillages monstres. C’est alors que, après avoir pourtant traversé des quartiers sans lumière ni feu de circulation, j’ai compris que toute la ville était désorganisée. J’ai vu tous ces gens qui marchaient partout. J’ai essayé la gare. Mais c’était un spectacle désolant de gens assis par terre et de longues queues aux cabines téléphonique : les lignes de téléphones portables étaient toujours coupées. J’ai rebroussé chemin, aperçu ma collègue et l’ai zappé. Shibuya était à 8 kilomètres. J’avais donc marché de 4 heures 30 à 7 heures et fait seulement 11 kilomètres. Je marchais. Mon pied gauche commençait à me faire mal. J’ai mangé alors un morceau de ma baguette. Et continué. Plus loin, peut être une heure après, vers 8 heures et demi, un bus est passé, et je l’ai pris. Il avançait lentement, mais j’ai pu m’y reposer de cette longue marche, debout. Je suis arrivé à Shibuya vers 10 heures. Je suis descendu avant le terminus, car les embouteillages étaient monstrueux. J’ai encore marché 15 minutes sur la Dongenzaka jusqu’à Hachicko. Par chance, la ligne Tôzai reprenait. Enfin, il y avait un train qui allait partir. À 10 heures 15, nous quittions la gare. Nous avons fait une pause de 5 minutes à la stations suivante. On était serrés comme en semaine aux heures de pointes. À la station suivante, le chauffeur a annoncé que la ligne Ôedo fonctionnait. J’ai pensé que je pourrais aller jusque Monzen Nakachô et de la prendre un taxi. Il a fallu attendre jusque 11 heures 10 pour que le métro arrive. J’étais à Monzen à 11 heures 30. Miracle, j’ai pu enfin m’assoir. Le trains était plus que bondé. Arrivé a Monzen, autre miracle, un train de la ligne Tôzai arrivait, presque vide. Je suis arrivé à Kasai vers minuit. En sueur. Mon vélo était bien entendu au sol. J’ai roulé jusque chez moi en m’arrêtant pour m’acheter un bentô. Chez moi, tout semblait en ordre et pourtant il y avait quelque chose d’étrange. En regardant, j’ai vu que mon four à micro-onde avait bougé de 20 centimètres, mes étagères de 30 centimètres (malgré le poids des livres), mon appareil photo était sur la moquette. Une lampe était allumée : en se renversant, elle avait ouvert l’interrupteur. Mon bureau était en place mais les choses dessus semblaient pas à leur place. Mon iMac était tourné vers la gauche, mais n’était pas tombé. Dans mon « loft », pas mal de livres étaient tombés. Mes draps étaient quasiment secs. J’ai mis la télé et constaté les dégâts dans le nord. J’ai pris une douche, remis de l’ordre. Puis j’ai mangé mon bentô. J’ai appelé mon frère, puis ma mère. Toute la journée, j’ai reçu des messages sur Facebook. Je vous remercie tous. La nuit, il y a eu des répliques qui ont perturbé mon sommeil. Et je suis fatigué.
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