Minorités| Nouvelle | Mortgage Story

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Nouvelle en 5 parties parue dans la revue Minorités.org a partir du Dimanche 24 juillet 2011, puis le Samedi 30 juillet 2011, puis le Dimanche 7 aout 2011, puis Dimanche 14 août 2011 et enfin Dimanche 21 août 2011.

Il n’y a pas de crise économique.
C’est désormais une opinion partagée par la presse un peu partout dans certains pays depuis le « Credit crunch » de 2007/2008, moulinée jusqu’au trognon par la gauche, la gauche de la gauche ainsi que la droite et l’extrême-droite, pour une fois tous d’accord, à l’unisson: nous sommes en crise économique. Pour les uns, prétexte à critiquer « le système ». Pour les autres, prétexte à imposer de nouveaux tours de vis sociaux, à pointer du doigt des périls venus de l’étranger (la Chine) voire de plus en plus souvent, des ennemis de l’intérieur, c’est à dire des étrangers (« Africains », « Arabes », « Musulmans »).

D’où la nécessité évidente d’interroger cette proposition, la « crise », pour un site comme Minorités, car l’histoire nous enseigne que les premières victimes de ces périodes troublées sont, justement, les minorités. Les évènements en cours dans les pays d’Afrique du nord et en Europe du sud, mais également le retour des droites extrêmes sont l’illustration parfaite de cette obligation à comprendre, mais aussi à bouleverser nos cadres de pensée en regardant les mêmes faits sous un autre angle.

Ma lecture des phénomènes économique est marxienne, c’est à dire inspirée d’une philosophie démodée et déformée. Bien souvent, ceux qui s’y réfèrent y greffent des jugements moraux normalement absents de la pensée de Marx. Ils y ajoutent, inspirés en cela par le triomphe des sciences sociales et du structuralisme, d’étranges révisions, une sorte de « bal des précaires », ou en tout cas l’idée qu’ils s’en font. Ah, si tous les homos, les lesbiennes, les transexuelles, les ouvriers, les transexuels, les chômeurs, les producteurs Indiens, les SDF, les sans-papiers, les précaires se donnaient la main, on pourrait renverser ce maudit capitalisme. Oubliant qu’une transsexuelle peut être de droite, et que c’est son droit. Qu’un sans-papier peut s’avérer être un conservateur opposé à l’avortement, voilant sa femme, favorable à la peine de mort, et que c’est son droit. Qu’un SDF peut être un type raciste, alcoolique et misogyne, et que c’est son droit.

Depuis son apparition, le libéralisme politique a fait une distinction entre ses principes politiques, la liberté de disposer de son corps, la liberté de circulation des hommes, l’expression des opinions et des modes de vie, et la réalité des individus tels qu’ils sont. Il commande ainsi d’être pour le droit de vote des étrangers, même si la plupart voteront rapidement conservateur; pour une large légalisation des sans papiers même si la plupart rêvent de créer une entreprise et qu’ils ne tarderont pas à protester contre « le niveau inacceptable des charges », comme tous les patrons de PME.

Le marxisme prolonge, de façon conséquente, le libéralisme politique de la même façon, déconnecté de toute pensée moralisante. Ceux et celles qui se réfèrent généralement au marxisme sont bien souvent beaucoup plus proches du catholicisme social et de l’idéalisme politique contestataire. C’est peut être pour cela que certains cèdent aux rigidités doctrinales du républicanisme en pensant que le progressisme peut s’allier avec des limitations de la liberté. Et que d’autres idéalisent les pauvres, les immigrés, les africains, les musulmans, placés en état de victimes expiatoires et quasi-christiques d’une société forcement pervertie par « l’Occident » ou « le capitalisme ».

Constatons que l’hégémonie culturelle de cette « gauche », avec son curieux mélange d’idéalisme, de désir de pureté sociale, de déconstruction du savoir, d’analyse sociétale et politique avec un discours moral, coïncide avec 30 ans de défaites en rase campagne de toutes les luttes qu’elle entend porter, et avec une montée en puissance des forces les plus réactionnaires que l’Occident ait secrété depuis les années 30.

Et c’est ainsi qu’aujourd’hui chacun y va de son couplet sur la crise, sans même à aucun moment s’interroger sur la pertinence du mot lui-même.

Quand, il y a 50 ans, la Chine ou l’Inde avaient des difficultés à nourrir leurs populations, on ne parlait pas de crises. Mais quand les pays occidentaux décrochent, ils sont peu nombreux à imaginer que ce décrochage puisse être durable, et que d’autres espaces puissent, eux, être prospères.

Quelle crise ?

Au sens marxiste du terme, il n’y a pas de crise: le capitalisme prospère ! Quid du chômage de masse ? C’est oublier que le « plein-emploi » fut la réponse de l’équipe de Roosevelt et de l’économiste Keynes à la faillite sociétale qu’entraina la grande dépression, et que c’est un concept qui n’existait pas avant, et que c’est précisément la pauvreté des ouvriers et le chômage de masse qui alimentèrent la critique socialiste du capitalisme tout au long du 19e siècle et au cœur même du 20e siècle.

La critique morale du capitalisme empêche de regarder le capitalisme en tant que système mondial, prospère, dominant culturellement et alimentant les changements technologiques qui bouleversent tous les jours un peu plus nos quotidiens. Elle passe à côté d’une critique plus profonde de son caractère injuste, anti-démocratique et, pour le coup, immoral. Enfin, elle entretient l’idée que l’Occident est le centre du monde quand il n’est plus qu’une sorte de périphérie d’une production et d’une consommation mondialisée, tout en dédouanant cet Occident de sa propre responsabilité: celle d’avoir enclenché la globalisation de la finance à l’échelle planétaire après avoir globalisé le commerce, puis la production, et enfin la consommation. La prospérité chinoise est avant tout alimentée par l’abondance de capitaux venus de l’Occident s’y investir.

Regardons l’économie telle qu’elle est.

Sèchement, froidement, sans jugement moral.

Regardons-y la fantastique lutte de classes qui s’y joue, en faveur d’une classe sociale terriblement bien armée idéologiquement, intellectuellement, financièrement et politiquement, une classe sociale protégée par des politiciens assouplissant toujours plus les faibles régulations issues du New Deal et du Keynésianisme, qui joue d’un côté l’international pour sa finance, et de l’autre alimente nationalement les discours chauvins, xénophobes, sur la « concurrence » de la Chine, le danger musulman et le « plombier Polonais payé 300 euros ».

Le capitalisme n’est pas un système figé. Il est la fluidité même. Le capitalisme n’est pas un, il est multiple. Seuls ses fondements sont invariables. Il n’est pas à proprement parler un système, il est plutôt un principe d’organisation basé sur le primat du commerce, une hypertrophie sociétale de l’économique. Son originalité est de reposer sur les individus eux-mêmes, leurs initiatives, leurs désirs, leurs utopies et le profit qu’ils peuvent réaliser, leurs instincts, l’envie de devenir riche, le sentiment de réussite de soi que cette richesse procure.

Il n’a pas d’âge.

Il n’a pas de nationalité.

Il est une envie communément partagée aux quatre coins du monde dès que se constituent des civilisations urbaines où l’échange et la division d’une partie du travail et de la production apparaît. Dès l’antiquité, il y avait des marchands. Dans la bible, le capitalisme est dans ces caravanes de marchands, Hébreux ou Ismaéliens. Il est dans le récit de Joseph, la peur du Pharaon d’une spéculation sur les grains en cas de mauvaise récolte. Depuis longtemps, les politiques, rois, tribuns, tendaient à passer des alliances avec ceux qui leur fournissaient les vivres, finançaient leurs expéditions, bâtissaient leurs châteaux et les décoraient, car en les enrichissant, ils espéraient les contrôler, en faire des alliés et éviter que d’autres ne nuisent à leur puissance politique.

On peut éventuellement voir apparaitre le capitalisme européen sous sa forme actuelle quelque part au 14e siècle, quand, après s’être débarrassées des tutelles Impériales et Pontificales d’abord, puis avoir traversé l’épidémie de peste et des troubles sociaux ensuite, les cités italiennes commencèrent à prospérer avec l’aide d’un commerce en expansion, un asservissement de leur arrière-pays à leurs besoins de consommation et les débuts de la finance moderne entre les mains, entre quelques autres, d’une famille de vagues commerçants aux activités diverses, reconvertis à la banque, les Médicis.

La Renaissance™

Le capitalisme est, et produit et producteur, de la Renaissance. Les Médicis ont donné à Florence le visage de leur prospérité financière de la même façon que leurs descendants indirects, les Morgan et autres Rockfeller ont modelé le visage de Manhattan, de Shinjuku ou aujourd’hui Shangai. Ils ont inventé, perfectionné un système très simple et qui connait depuis une dizaine d’année une nouvelle jeunesse.

Ils changeaient la monnaie, et prélevaient des frais, un intérêt déguisé à une époque où l’usure étaient interdite. Ils inventèrent la comptabilité moderne, à double entrée (l’apport de la mathématique et de l’aristotélicisme arabe dans le progrès économique du 14e et 15e siècle est fondamental, c’est le même apport qui, en France, poussa à la création de la comptabilité nationale, et permit la naissance de la première théorie de l’inflation par l’érosion monétaire, par Nicolas Oresme), ainsi que des moyens indirects de prêter de l’argent. Ils devinrent la banque de l’Europe entière et, en inventant la filiale, ils se sont couvrirent contre les faillites de ceux à qui ils prêtaient de l’argent, comme la Couronne de France ou celle d’Angleterre, si promptes à faire défaut sur leur dette à cette époque.

Le capitalisme est donc dès le départ le prélèvement d’un profit ainsi qu’une tendance à s’agrandir, à s’étendre au-delà des frontières pour mieux contrôler les marchés, à absorber les concurrents, à innover, à trouver des moyens de se protéger des aléas.

Porté par le désir de commerce, dès le départ, il a été synonyme d’innovation, d’utilisation des innovations ainsi que de recherche de nouvelles innovations. Techniques bien entendu, pour aller chercher les richesses au loin, pour commercer ces richesses. Commerciales bien entendu, en rendant les comptabilités toujours plus précises et en sollicitant l’aide des géographes. Financières, enfin, afin de minimiser autant que possible la part de risque pour les montagnes de capitaux nécessaires. Les marchants devaient innover dans ces trois directions pour, par exemple, organiser le commerce transatlantique des humains du continent Africain, l’esclavage. Il fallait les bateaux (la technique), suffisamment solides pour perdre le moins de « marchandise » possible, et suffisamment grands pour en transporter le plus possible. Il fallait la finance pour financer ces expéditions coûteuses, avec la création de sociétés par actions, diminuant le poids des pertes individuelles en cas de perte, pour compenser les accidents, forcements inévitables, les épidémies… Enfin, il fallait que les gouvernements aident le commerce en améliorant les routes, en protégeant les villes où pourrait s’épanouir le commerce, en mettant en place une fiscalité défavorable aux entreprises étrangères, en finançant des expéditions militaires pour contrôler les territoires, en favorisant la recherche agronomique, géographique…

En France, hormis quelques épisodes très particuliers, comme la Fronde ou le soulèvement d’Etienne Marcel, les bourgeoisies urbaines se révélèrent les meilleures alliées du pouvoir royal avec qui elles négociaient des privilèges, des charges anoblissantes et le contrôle financier des nouveaux espaces commerciaux, ainsi que le financement et la gestion de la dette publique (où elles tissèrent des liens avec la très haute aristocratie)

Depuis le début, et jusqu’aujourd’hui, l’économie marchande a fonctionné ainsi et, par la grâce de sa technique et de sa finance, elle a progressivement tendu à dominer la société. Pour s’épanouir, elle a eu besoin de changements structurels profonds que les Etats ont autorisés. En s’épanouissant, l’économie marchande a modifié la production (l’usine dès le 18e en France et en Angleterre), la fabrication (la mécanisation), les circuits du commerce (l’importation du coton, de la canne, du café et du cacao, tous venus de contrées lointaines), le commerce lui-même (la foire, la boutique, le grand magasin) et, en parvenant grâce à tout cela à baisser les prix de revient, afin d’accroitre la consommation tout en augmentant ses profits. Ainsi, le petit déjeuner parisien, le café au lait, s’imposa dans le peuple dès le 18e siècle. On portait des vêtements de coton et le charbon était le combustible le plus couramment utilisé pour se chauffer à Londres et Paris à la fin du 18e siècle. Au Creusot, la sidérurgie occupait déjà en ce temps des milliers de travailleurs venus des campagnes, produisant le fer nécessaires à la production de ces objets de consommation de plus en plus populaires à la ville, le haut lieu de la civilisation marchande.

1789 ≠ Rupture

Il est donc erroné de voir en 1789 « la rupture » qui amorça le « take off » de la France. C’est une des interprétations « bourgeoise » de la Révolution, créée à posteriori. 1789 est juste la résolution de blocages institutionnels insurmontables et le remplacement d’une transcendance divine, le Roi très Chrétien, par une autre, philosophique, les Droits de l’Homme et du Citoyen. Tout au plus la Révolution acheva le processus de privatisation des terres déjà bien amorcée. Dans une grande partie du royaume, le seigneur avait d’ors et déjà été remplacé, dans les campagnes, par les grands laboureurs, les coqs de villages. Près de 50% des terres étaient déjà privées, et bien souvent, leurs acheteurs étaient ces riches marchands des villes désireux de recevoir des rentes tout en contrôlant la production qu’ils écouleraient dans leurs boutiques, leur permettant aussi de spéculer. L’esprit du capitalisme était donc déjà bien à l’œuvre avant même que l’on ne sorte de l’absolutisme.

Le grand brassage des cartes sociales qui suivit la Révolution permit toutefois de fantastiques ascensions et de fulgurantes chutes, de celle qui passionnèrent Balzac et qui donnèrent naissance au mythe des hommes partis de nulle part qui alimente le discours des défenseurs du capitalisme aujourd’hui encore.

Le 19e siècle fut l’âge d’un capitalisme qui avait dépassé le cadre des villes pour devenir un principe d’organisation qui allait dominer l’Europe de l’Ouest et lui permettre la conquête du monde. On commerçait les Africains, on inondait la Chine d’opium pour en contrôler les richesses, on mettait la main sur le monde arabe d’où on allait extraire le pétrole, cet opium qui allait permettre au capitalisme de dépasser toutes les ambitions les plus folles. On commerçait les grains, les bêtes et les métaux. En s’étendant, le capitalisme vidait les campagnes, rapidement en Grande-Bretagne, plus lentement en France où la bourgeoisie, désormais aux rênes du gouvernement et rachetant particules et titres de noblesse, avait une peur bleue de ces villes qui, pourtant, l’avaient faite naître.

Les puissances du capitalisme se développaient alors encore en autarcie, chacune contre les autres. Ce fut d’abord l’Angleterre avec ses mines de charbon, sa sidérurgie, ses chantiers navals dans le centre et le nord du pays, sa finance et ses usines dans le sud autour de Londres, et une agriculture concentrée dans de grandes propriétés aristocratiques. Et la France, sa rivale, qui suivit un chemin différent, avec une agriculture forte et populeuse nécessaire pour nourrir ses 30 millions de bouches, ses mines de charbon, sa sidérurgie, et une consommation tirée par le luxe des uns et la consommation des campagnes prospères, là où l’Angleterre s’orientait vers une consommation tournée vers les classes moyennes et un très fort volant de pauvres, le prolétariat des usines, sous payé, mal logé, surexploité. Comme rappelé plus tôt, le capitalisme a besoin du profit qui assure au capitaliste rémunération: il fallait donc compresser les coûts au maximum, salaire des ouvriers et ouvrières de filatures, des mines et des ports inclus, afin de tenir les prix bas et les profits hauts.

Cette économie marchande dominante, le capitalisme, qui remodela et remodèle encore les États, les communautés et le travail à son image (rien ne fut planifié, le capitalisme étant tout sauf un projet, ne pouvant en rien planifier son propre développement), n’avança toutefois pas sans heurts.

Quand à l’orée d’une crise, dans les années 1910, il devint évident que la surproduction d’acier, ce moteur de l’expansion incroyable des années 1890–1900, pointait le nez, et que la France comme le Royaume-Uni ne pouvaient concurrencer avec la qualité et les prix allemands et américains, quand il devint évident qu’il y avait un pays en trop, les puissances poussèrent à la guerre, permettant d’écouler leur production en reculant ce qui était une crise majeure. La guerre terminée, on dépeça l’Allemagne en Europe, ce qui ne résolut en rien la crise, et les années 20 furent en Europe des années de déflation. Aux USA, puissance montante, ce fut l’innovation qui prédomina, financière avec l’invention du crédit à la consommation et le boursicotage de masse qui, dans les villes, permirent aux industries de se reconvertir et de produire des biens de consommation, voiture et électroménager. Une gigantesque bulle de papier qui ne demandait qu’à exploser mais qui posa les bases de la société de consommation.

Le krach de 1929 vint solder cette crise économique larvée depuis le début des années 1910, par la destruction des capacités de productions excédentaires, mais les USA surent aussi se réinventer à travers les premières politiques interventionnistes et keynésiennes. Le plein emploi, la régulation et la production de masse financée par un fort pouvoir d’achat garanti par l’État inaugura un modèle qui allait se généraliser et alimenter une longue onde d’expansion qui allait durer jusqu’à la fin des années 60. La crise se termina ainsi dans la fin des années 30 dans les pays qui avaient adopté cette nouvelle politique, la Suède et les USA, après 1945 dans tous les autres.

Les conservateurs opposent souvent que c’est la guerre qui permit de sortir de la crise, mais toutes les statistiques démontrent le contraire. La production retrouva son niveau d’avant guerre en 1939, et les prix aussi. Et s’il est vrai qu’il y eu une récession aux USA en 1937, elle n’eut aucune commune mesure avec la dépression et succéda à des taux de croissance supérieurs à 10%. La reprise fut vigoureuse en 1939 et les USA purent affronter la guerre parce que, justement, leur économie y était prête.

Innovation

Mais qu’est-ce qu’une crise ? Le capitalisme a besoin d’innovation. Pourtant, toutes les innovations ne sont pas équivalentes, et toutes ne coûtent pas le même prix. Un nouveau modèle de voiture coûte cher à développer, mais en soi, n’est pas une innovation, même si cette voiture est électrique. Quand les américains inventèrent le transistor, ils ne virent qu’un composant électronique pratique, petit. Quand Sony en acheta les droits en 1952, le Japon acquit 30 ans de développement économique, car avec un peu de recherche en plus, les entreprises japonaises allaient pouvoir tout miniaturiser, mettre la video, l’audio, la télévision partout et à moindre coût, et surtout, produire des produits plus économes en énergie, ce qui s’avéra déterminant après le « premier choc pétrolier ». L’électronique domina ainsi la période 1965–1990. Ceux qui, comme la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis n’avaient pas investi dans ces industries virent leur industrie décimée, le chômage de masse y faire des ravages. L’Allemagne et le Japon allèrent, eux, dominer.

Le capitalisme a besoin d’innovations pour exister, pour conserver et inonder les marchés, ces innovations lui offrant en retour de forts profits. Ces innovations s’avèrent aussi parfois insuffisantes, trop coûteuses, et c’est dans ces périodes qu’il y a crise car les entreprises perdent des marchés. Marx, qui était un théoricien du capitalisme, fut avant tout un théoricien de ses crises: il parlait alors de crise du taux de profit. Une période où les profits tendent à baisser.

En 2010, les entreprises ont réalisé des profits records, et les bonus des banques ont explosé.

Où donc y a-t-il une crise ?

J’ai posé un décor, celui d’un capitalisme en dynamique, sans aucun jugement moral. On pourrait remonter plus loin, parler des très prospères cités arabes, avec leurs riches banquiers commerçants, mais ils ne sont pas partis à la conquête du monde. Le modèle actuel est venu de Venise, puis Florence, qui ont organisé le commerce avec l’Orient en innovant financièrement afin de dominer les autres cités italiennes. Puis l’Europe.

Pour raconter notre temps présent, je vous propose de quitter le récit historique, chronologique, pour la fiction. La grande force de l’idéologie dominante du libéralisme de marché est de nous renvoyer à notre statut d’individus, alors que nos modes de vie ont été guidés, orientés, décidés ailleurs, et parce que nous n’avons jamais été autant en interaction les uns avec les autres. Ainsi, nous n’utilisons pas un ordinateur parce que c’est bien, ni parce que ça existe, mais parce que c’est rentable de le produire. Et ce qui s’applique à l’ordinateur s’applique à tout notre quotidien. Je vous inviterai donc, à travers de pures récits de fiction, à visiter le capitalisme et la finance mondialisés, et à voir comment, à travers de simples gestes, vous, moi, nous évoluons en son sein.

Fin de la première partie

Il y a 15 ans, un certain nombre d’innovations sur les marchés financiers progressivement dérégulés et globalisés depuis la fin des années 70 grâce à l’application des théories de Milton Friedmann et les victoires électorales néo-conservatrices de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, ont conduit en 2007/2009 à une des plus incroyable débâcle financière, une réplique mondiale de la panique de 1907. Une débâcle qui conduisit les états à venir en aide aux banques en injectant des centaines de milliards d’euros, au moment même où les répercussions de ce krack tarissaient leurs rentrées fiscales, faisant exploser leur endettement. Un endettement qui est aujourd’hui présenté comme la source de tous les maux, alimentant le spectre de faillites sur les dettes souveraines.

Notre quotidien, un grand nombre de nos décisions « individuelles » sont en fait des actes conditionnés par la société dans laquelle nous vivons. Depuis 1980, il ne fut question que de déréguler, privatiser, baisser les impôts et réduire les services rendus par les états. Et c’est ainsi qu’au milieu des années 1990, l’Occident fut soudainement pris d’une frénésie d’achats de logements individuels comme il n’y en eu jamais auparavant…

2005, Californie, USA. Pamela est médecin dans la clinique privée de chirurgie esthétique dont elle est associée. Elle est mariée à Andrew, un psychanalyste ayant une clientèle de stars. Ils vivent ensemble dans une somptueuse villa, une piscine sur terrasse, un grand jardin, des palmiers. Il leur arrive de la louer pour des tournages de films X et des soirées privées lors de leurs vacances au Liban ou à Brasilia.

Pamela a 37 ans, elle pense que c’est le moment d’avoir des enfants. Tous les deux ont décidé d’en avoir deux: il leur faut donc une nouvelle maison, leurs 150 mètres carrés de plein pied s’avérant trop justes. Ils ont repéré une magnifique résidence à une quinzaine de kilomètres de San Francisco, ce qui, pour Andrew, serait un progrès car il a une importante clientèle là-bas. Pour Pamela, qui a décidé de quitter le travail tout en conservant ses parts de la clinique, cela ne sera pas un problème. Au contraire, une cliente lui a récemment proposé d’utiliser son temps libre pour écrire des ouvrages sur la beauté après 40 ans, un marché en pleine expansion. Un éditeur, le mari de cette cliente, s’est dit prêt à investir dans le projet.

Ils ont acheté leur maison environ 600.000 dollars il y a 8 ans, elle est désormais estimée à 1.300.000 dollars. Celle qu’ils voudraient acheter coûte 2.100.000 dollars. Il leur faut un crédit, car ils ne veulent pas toucher à leurs économies. Et les taux sont si bas…

La maison sera mise en vente par Fantastic Homes Real Estate.

L’agence travaille avec Fantastic Loans, qui travaille avec Fantastic Loans Financial. Ils n’ont aucun mal à avoir leur crédit, le bien étant évidemment hypothéqué (mortgage). De toute façon, Pamela et Stewart possèdent deux assurances vie, des comptes titres avec environ  200.000 dollars en actions, et Pamela possède un cinquième de la clinique Pacific Gold Beauties. Ces placements et les revenus qu’ils génèrent ainsi que leur revenus professionnels les qualifient pour un Prime Loan, un crédit à taux très bas.

Pour réaliser cette opération, Fantastic Homes RE va conclure plusieurs contrats avec Fantastic Loans et Fantastic Loans Financial, car il va falloir emprunter l’argent à court terme, un peu comme de la trésorerie, en attendant qu’un nouveau propriétaire se décide. Cela n’est pas très difficile car Susan est la directrice de FHRE et son mari Peter est le directeur de FLF. Un contrat hypothéquant la maison mise en vente, mais pas encore vendue, a permis à FLF d’obtenir d’une banque une avance relai de 1,1 millions grâce à laquelle Susan a pu emprunter un million dans une seconde banque pour concrétiser l’achat sur la deuxième maison le temps que Pamela et Stewart ne concrétisent leur achat. FL est donc le préteur sur le crédit du côté des acheteurs, et FLF est propriétaire du crédit.

Une fois l’opération terminée, Susan paye le vendeur, et FLF  revend le prêt de Pamela et Stewart à des banques qui depuis plusieurs années rachètent les rachètent.

Que devient le prêt de Pamela et Stewart ?

Un acheteur de la division Real Estate (immobilier) d’une grande institution financière, disons Bear Stern, Lehman Brothers ou Goldman Sachs, achète à des sociétés comme FLF des dizaines, des centaines de prêts.

Cet acheteur ainsi que les analystes, économistes et modélisateurs financiers de cette banque sont extrêmement brillants, doués. Ils ont fait des études très poussées, ce sont des ingénieurs, spécialisés en mathématique, en physique, et certains maîtrisent parfaitement la physique quantique, intégrant, modélisant l’incertitude. Depuis plusieurs années, ce sont eux qui « font » la finance, depuis que la génération précédente, la bande de crétins qui s’est faite avoir avec le krach obligataire de 94/96, n’ait été balayée, bien fait pour leur gueule. Eux, ils ont intégré la complexité. Mieux, ils ont intégré toute l’histoire financière des 10 dernières années, l’éternité. Avant eux, c’était le moyen-âge. Avec eux, la finance est entrée dans une ère totalement nouvelle: il n’y aura plus de krach. Mieux, tout est mis en place pour que, s’il y avait une baisse, les performances financières soient encore meilleures et qu’ainsi le marché s’auto-régule de lui-même. Ils sont les génies, ils ont inventé, créé, modélisé le fil à couper le beurre financier.

Leur analyse est simple, leur logique implacable. Depuis toujours, c’est à dire depuis 10 ans, les prix de l’immobilier ne cessent de monter, et « le taux de délinquance » sur les prêts immobiliers est inférieur à 3%. Autant dire qu’en créant des produits financiers composés de ces prêts, on obtient des produits extrêmement sûrs, garantis, redistribuant les intérêts des prêts. Quand aux délinquants qui ne remboursent pas, on garde ce qui est déjà remboursé et on revend la maison, hypothéquée: comme l’immobilier monte toujours, on réalise une plus value. Bingo! On a donc trouvé le truc pour gagner de l’argent avec des faillites.

Nos experts, brillants, des types du genre qui vous regardent de haut parce que vous ne pouvez pas comprendre tout ça, vont donc racheter les crédits immobiliers émis par des sociétés comme celle de Peter, Fantastic Loan Financial. Puis, ils vont les regrouper pour un certain montant, disons par lot de 1 millions de dollars et faire des Residential Mortgage Back Securities revendus sur le marché, comme des actions (Securities: on créé un produit basé sur la valeur de bien hypothéqué, comme pour une société par action. Toute plus-value est redistribué, comme un dividende). Ou bien les mélanger avec d’autres dettes, cartes de crédits ou obligations d’états, dans, par exemple, des Collateralised Debts Obligations (Obligations: dette, remboursée à l’échéance, et auquel s’ajoute le versement des intérêts).

Les taux étant, aux USA, généralement des taux variables, si les taux montent, c’est bon car le lot, la CDO rapporte plus. Si l’immobilier monte, la valeur de la RMBS monte car c’est un placement recherché. Et si les taux baissent, dans le cas où l’économie va mal, il y a plus de faillites et on peut empocher les plus values. Tout cela reste, de toute façon, très liquide, et s’achète, se vend. La création de ces produits (dérivés de crédits) transforment des dettes en biens, en investissements.

On va les assurer avec un Credit Default Swap. Moyennant le paiement dérisoire d’un premium (une cotisation), si le portefeuille se détériore fortement, vous recevez un montant calculé à l’avance qui compense la perte éventuelle. C’est tout bénéfice, il n’y a aucun risque.

Bref, une fois qu’on a fait les paquets, qu’on les a assurés, on va leur donner des noms, mini-bond 1, mini-bond 2, High-Yield Portfolio Estate/ HYPE… Des placements que vous inclurez dans des Variance 12, Sécuritance 24 si vous êtes une banque française, et que vous revendrez à votre tour comme du sûr, du solide. C’est là le coup de génie: vous revendez le prêt en petit morceaux, comme des obligations ou des actions, transformant des dettes en propriété et ainsi vous les sortez de votre bilan, vous faites rentrer du cash et vous prêtez encore dans les mêmes conditions. Vous pouvez même en garder que vous accumulerez comme des placements pour générer du crédit. En effet, en tant que banque, vous vous devez d’immobiliser un certain ratio de « vrai » argent, de bien. Les dettes de vos clients sont pour vous des charges, des obligations financières que les créanciers honorent pour vous à chaque remboursement. Mais si vous possédez des CDO, des RMBS et autre ABS d’autres banques, des produits que vous pouvez revendre, ce ne sont plus des charges, mais des biens, qui génèrent un revenu et qui garantissent votre capacité à emprunter puisque, si vous avez un problème de solvabilité, vous pouvez les revendre…

C’est sûr, ça montera toujours et il n’y a aucun risque que ça baisse: les types qui ont fait calculé et modélisé tout cela, vraiment, ce sont des génies.

Vous envoyez vos produits, bien sûr, à des agences de notations, peuplées de types qui ont fait les mêmes études, qui n’en peuvent pas de contempler leur intelligence: ils notent ces obligations, produits DÉRIVÉS de crédits (donc, assis sur des dettes) AAA, comme la dette de la Suisse. Et enfin vous mettez sur le marché. C’est toute la magie de la titrisation (transformation d’un bien, d’une dette en une valeur qui s’achète et se vend au prix de l’offre et de la demande), rendue possible grâce à l’informatique et à la dérégulation financière des années 80/90. Les grandes banques en mettent dans leurs FCP, Fonds Communs de Placements, et autres SICAV monétaires « dynamiques », que beaucoup de gens achètent comme des placements sûrs. Elles peuvent ainsi proposer de l’épargne « garantie à 5% » avec des publicités « cool » où celui qui ne place pas est le roi des crétins.

Avant, c’est-à-dire après le krach de 1929-1932, un certain nombre de lois encadraient très strictement les activités financières. Aux USA, le Banking Act voté au début de l’administration Roosevelt en 1933 et élaboré par les deux congressistes Démocrates Carter Glass et Henry B. Steagall, obligeait à séparer banque, crédit, activité financière et assurance.

Le libéralisme de marché qui triompha idéologiquement à partir de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, aboutit en 1999 à son abrogation, sous le mandat (pourtant) démocrate de Bill Clinton qui ne faisait qu’entériner une situation de fait créée par les rachats successifs de Citibank (absorption de courtiers, de banques d’affaires, de sociétés d’assurance, d’organismes de crédit). On pouvait donc ouvrir des comptes de particuliers, les utiliser pour faire des crédits immobiliers, prêter à des sociétés comme Fantastic Loans, titriser ces crédits et les assurer avec des CDS, le tout dans la même banque.

Cette dérégulation, adjointe à toute l’innovation financière depuis 20 ans, allait ouvrir des possibilités de nouveaux produits DÉRIVÉS (de crédits, mais aussi de monnaies, de matières premières, de biens divers, de crédits à la consommation, etc) permettant, aux dires de leurs promoteurs, de diluer le risque et par là même, d’obtenir une finance auto-régulée, à l’abri de toutes les crises. La titrisation de ces produits serait le nec plus ultra d’un monde qui n’aurait plus besoin de l’état, mais où tout reposerait sur les contrats d’agents libres et responsables.

Le crédit de Pamela et de Steward est dont maintenant dilué dans un produit un MBS ou une CDO, ou bien dans l’un mélangé dans l’autre, puis remélangé, rapportant entre 5 et 8 % annuels à la banque qui en a acheté, une performance sûre notée AAA, qui va peut-être le rediluée pour composer un autre produit. Une SICAV monétaire dynamique pour protéger l’épargne des entreprises, ou les économies de Grand-mère, par exemple.

Fin de la seconde partie

Susan a un problème. Depuis quelques mois, les clients comme Stewart et Pamela, il n’y en a plus beaucoup. Encore les a t-elle trouvés, ces deux-là, parce qu’elle  a négocié l’exclusivité de la résidence. Mais pour tout dire, en cette année 2005, ni les classes moyennes, ni les plus aisés n’ont envie d’acheter: c’est bon, ils ont investi depuis longtemps, ils préfèrent désormais profiter des baisses d’impôt de Georges Bush pour faire une nouvelle piscine, agrandir le parking, acheter une nouvelle voiture. C’est Peter, avec Fantastic Loans Financial, qui se régale: il vend des crédits complémentaires basés sur la nouvelle valeur hypothécaire de la maison, qui a augmenté. À eux piscine, voiture…

Susan a « racheté » un lotissement à 25 km de Los Angeles, Golden Valley on the green, un groupe de 32 maisons, très excentré, loin de la route et du premier supermarché, après que le promoteur Alex Dolkey eut fait faillite il y a 6 mois. En fait de green, c’est encore désertique. Des maisons identiques, structure en bois, finition pierre, grand living. Jardin caillouteux où l’on peut aménager une piscine. Le promoteur prévoyait un prix de vente de 210.000 dollars par maison, Susan les a achetées à un prix coûtant de 90.000 dollars et elle compte les revendre 180.000, une affaire.

Pour cela, elle engage deux de ses meilleurs commerciaux, Pablo et Barry. Elle a étudié avec son mari, Peter, ainsi que ses spécialistes financiers, une stratégie nouvelle que d’autres agences ont déjà mis en oeuvre, avec un succès incroyable. On va aller chercher le client.

Maria et Juan

Maria est arrivé en Californie il y a 11 ans. Elle y a épousé Juan grâce à qui elle a obtenu la nationalité américaine. Puis elle a donné naissance à trois enfants, José, Luis, Isabella.

Elle fait des ménages dans un hôpital trois fois par semaine. Juan, lui, travaille dans une cimenterie de façon saisonnière. Il y a un an, il travaillait beaucoup plus, mais inexplicablement, depuis quelques mois, la cimenterie a beaucoup moins besoin de lui. Toute la famille vit dans un condominium situé dans le quartier mexicain de Los Angeles, il y fait très chaud en été, c’est irrespirable. Le quartier est assez violent, tous deux rêvent d’habiter dans un quartier plus calme. Leur loyer est de 650 dollars, tous deux atteignent difficilement 2000 dollars par mois.

Un samedi après-midi, on frappe à la porte. Maria ouvre, c’est Pablo qui est à la porte. Maria le fait entrer. Il est bien habillé, porte une chemise à fleurs, Maria aperçoit la BMW garée devant chez eux. Voilà, il veut parler à Juan, qui fait la sieste, mais que Maria va réveiller. Il a une affaire en or à leur proposer. Il alterne espagnol et anglais, blague avec les enfants. Il conquiert la famille.

Pablo n’a pas grandi en Californie. En fait, il est né en Arizona. Il n’était pas bon à l’école, traînait avec les ratés de son quartier. La seule chose qu’il a apprise, c’est la tchatche. Quand son père est mort d’un cancer après avoir agonisé faute de soins car il n’avait pas de couverture sociale, comme 50 millions d’autres Américains, Pablo s’est décidé à tenter sa chance en Californie et d’y réussir sa vie.

Il est très vite devenu commercial chez Fantastic Homes Real Estate où, avec un fixe de 1000 dollars mensuels, il est parvenu à dépasser 50.000 annuels de prime en 2004, mais, de façon très étonnante, en 2005, il peinera à atteindre les 20,000 si rien ne change.

Il a rencontré Rosanna il y a un an, et ils se sont donnés encore 5 ans avant de changer de travail et avoir des enfants. Rosanna est gogo danseuse dans un club fréquenté par le tout Los Angeles du Real Estate et de la finance. Certains soirs, elle dépasse 1000 dollars en pourboires. Ça ne gène pas car Juan sait que la clientèle, jeune, ne vient pas « pour ça ». Elle fait juste partie du décor. Pour réussir son plan avec Rosanna, Pablo est prêt à travailler encore plus, comme un malade. Alors qu’il parle avec Pablo et Maria, il a tout ça en lui.

Il leur explique la bonne affaire de la Golden Valley, le prix cassé. Il a les vieux prospectus de l’ancien promoteur. Quand il sent que Maria rêve, quand il voit les yeux de Juan qui regardent les enfants avec tendresse, Pablo commence à parler finance. Car Pablo a un argument de choix, écrit en gros sur les papiers qu’il tend. Teaser rate 1,5%. Bien sûr, en tout petit, il est écrit que ce taux est révisé tous les deux ans. Et qu’en fait, le taux réel est appliqué dès le départ mais est capitalisé avec la valeur du bien, bref, ils paient peu mais accumulent des dettes. Et en tout tout petit, il est écrit que le taux est basé sur la valeur estimée du bien, le salaire renseigné ainsi que la variation du taux observé dans le voisinage, le taux de la Federal Reserve. La description d’une équation incompréhensible que Pablo leur résume ainsi: même après révision du taux, comme l’immobilier a toujours augmenté de plus de 10 % annuels, ça ne pourra pas aller très haut, et puis au contraire, dans deux ou trois ans, ils pourront négocier une rallonge pour la piscine, comme tout le monde fait. Juan objecte que son travail n’est pas fixe, mais Pablo lui répond que ce n’est pas grave car justement, ces prêts ont été créés pour des gens comme lui, et que c’est ça, le rêve américain.

Pablo ne ment pas quand il parle. Son appartement, il l’a aquis lui aussi avec un de ces crédits. C’est pour cela qu’il travaille comme un dingue. Pour rembourser le plus vite possible. Et puis, il ne pense pas être un escroc, car depuis qu’il a acheté il y a deux ans, l’appartement a pris au moins 30%. Arrêter ce boulot de taré qui lui prend tous ses jours, voir Rosanna rester à la maison et sortir de son club, travailler à son compte dans un bon petit restaurant un peu arty comme il y en a vers Hollywood. Les rêves de Pablo sont des rêves simples. Alors, depuis que Susan et Peter lui ont dit que de toute façon, il n’y avait aucun risque et que c’est Fantastic Loans qui s’occupait de tout, qu’il empocherait 10% par maison sur les 80.000 dollars de plus values prévues, il fonce, Pablo. Il en a déjà quasiment casé deux. L’un d’eux, il en est sûr, la fille était toxico, mais ce n’est pas grave, elle y a droit aussi, au rêve américain.

NINJA

Dans A collosal Failure of Common Sense, Lawrence Macdonnel raconte une blague qui circulait vers 2005 à Wall Street, un coin paumé de Californie, Stockton, où se vendaient des baraques pour 200.000 dollars à des gens qui n’avaient pas de travail. L’auteur, trader sur un autre marché à Lehman Brothers, avait beau être un adepte du libéralisme de marché, ce genre de blague fit partie des éléments qui l’amenèrent à enquêter en interne sur ce qui se passait. Il découvrit alors les NINJA loans. Des crédit immobiliers hypothécaires assortis pour une durée de un à cinq ans d’un taux d’appel fixe ridicule appelé teaser, en général autour de un pour cent. No Income No Job or Assets. Ni travail, ni bien, ni revenu. NINJA. Pour beaucoup de gens, ces offres étaient très attractives car le remboursement à taux teaser coûtait bien moins cher que le paiement de leur loyer. C’était un produit d’appel fantastique pour toute la population précarisée par vingt ans de politiques libérales de marché.

À l’époque « keynésienne », c’est-à-dire de 1933 à 1979, aux USA, le niveau d’emploi était assez élevé, les protections nombreuses, les revenus tendaient à augmenter. Non pas que les pays développés comme les USA étaient des paradis, mais il y avait des logements communaux ou détenus par l’état, et l’immobilier n’était pas cher car les régulations limitaient la spéculation. De fait, quand les militants afro-américains manifestaient, c’était, après avoir bénéficié des progrès de l’éducation publique de l’époque du New Deal, pour avoir accès aux mêmes perspectives que la population blanche: ascenseur social, promotion professionnelle, logement. Toutes ces politiques qui volèrent en éclat à partir de Ronald Reagan, quand les importantes baisses d’impôt se soldèrent par de vastes coupes dans les budgets sociaux doublées d’un appauvrissement de l’état, désormais condamné à payer toujours plus d’intérêts sur une dette en augmentation, diminuant ses ressources en proportion. Thatcher privatisa les logements sociaux, Reagan les livra à la drogue que la CIA écoulait pour financer les guerres secrètes au Nicaragua, au Salvador ou contre l’Iran, avec l’aide de l’allié Colombien.

Ces crédits NINJA furent la réponse du « marché » à une demande sociale non satisfaite. C’est d’ailleurs l’argument qui conduisit Bill Clinton à supprimer les régulations du New Deal.

Une fois le prêt souscrit, il est revendu à un établissement financier qui fait comme pour le prêt de Stewart et Pamela. Il est mélangé avec d’autres. Mais il est en fait un peu comme le sel, l’épice de la CDO ou de la RMBS: on a vu que ces produits étaient protégées par des assurances, les Credit Default Swap ou CDS. On a vu aussi que nos génies qui maitrisaient l’histoire financière et économique des dix dernières années, avaient modélisé que la délinquance sur remboursement de prêts immobiliers ne dépassait jamais 3 %. Bref, il n’y avait aucun risque, et même en dépassant 5 %, ce qui serait du jamais vu (!), les assurances, les resets de teaser et la revente des biens prendraient la relève.

Les CDO étaient elles mêmes coupées en tranches. D’une tranche « sûre », avec un taux de « seulement » 4 ou 5 %, réputées Prime Loan, jusqu’à des tranches plus croustillantes composées de plein de prêts comme celui que dans quelques minutes Juan et Maria vont souscrire auprès de Pablo pour l’achat d’une maison en bois au milieu de nulle part et qui, s’il venait à y avoir une détérioration de l’économie, atteindraient les 15 voire 20 % annuels. Le tout bien entendu classé dans la catégorie des obligations à fort rendement, High Yield. Du juteux, bordé par les assurances CDS et l’hypothèque! Les banques qui rachetaient ces crédits et faisaient des CDO les écoulaient sur un marché toujours plus vaste, en Europe, au Japon, bref, même là où l’immobilier était calme ! Et les acheteurs les remélangeaient avec d’autres, qu’ils revendaient à leur tour à des caisses de retraite, à des épargnants. Voire en immobilisaient pour garantir des crédits à cours terme.

Mieux (c’est-à-dire, pire), comme l’immobilier, alimenté par une demande boostée de toute part par du crédit abondant) ne cessait de monter, les sociétés de crédit proposaient à des gens comme Maria et Pablo des crédits à la consommation toujours plus importants, reposant sur la valeur estimée de leur seul bien, une maison au milieu de nul part achetée à crédit teaser. Ces sociétés de crédit, selon le même principe, les revendaient à des banques qui les titrisaient, les transformant en ABS, Assets Back Securities. Mélangés à des CDO.

Du sûr.

Évidemment, Juan et Maria ne pouvaient résister et au début de 2006, ils emménagèrent dans leur maison en bois de pierre apparente avec une cheminée décorative et un jardin de gravas que Juan décida d’aménager avec le temps libre qu’il avait. Car depuis quelques mois, d’autres promoteurs avaient fait faillite et la cimenterie tournait vraiment au ralenti. Ça va repartir, lui avait dit Pablo en les quittant, le jour où il leur remit les clefs.

Fin de la troisième partie

Le 12 septembre 2007, Susan reçut de sa banque un appel inhabituel, lui demandant de couvrir rapidement le compte de FHRE. Jusque récemment, elle avait pu « jouer avec la trésorerie », couvrir les découverts d’un coût quand les ventes se réalisaient, mais depuis un ou deux mois, c’était de plus en plus difficile, et les taux n’arrêtaient pas de grimper. Le conseiller qui l’appelait ajouta qu’il faudrait revoir le contrat car ce n’était pas possible de continuer comme ça. Susan appela Peter qui lui raccrocha presque au nez. Il était irascible depuis quelques semaines, il ne lui disait plus rien, rentrait à pas d’heures, engueulait ses employés en permanence. Elle savait que ça avait un lien avec les derniers crédits qu’il ne réussissait pas à mettre sur le marché, et ceux qu’il avait du revendre à perte. Mais il y avait autre chose, visiblement.

Maria et Juan travaillaient dans leur « jardin ». Ils virent un grand camion se garer en face, puis leurs voisins y mettre leurs affaires. Leur piscine n’était pas finie, ils déménageaient déjà. Ceux d’à côté aussi étaient partis et dans le voisinage, les rires des enfants avaient été remplacés par les couleurs des panneaux « Foreclosure », « To Sell », « Bargain ». Leurs voisins, avant de partir, leur avaient dit qu’après révision, leur taux de crédit était passé à 16,17%, qu’ils avaient demandé des explications, mais que comme on leur avait demandé de payer sans discuter, ils avaient préféré partir, et laisser la clef sur la porte, comme la loi les y autorise. Maria avait des maux de tête qui ne s’arrêtaient pas, elle attendait la lettre. Le facteur arriva.

Leur taux serait relevé à 21,11% à compter du mois de décembre et leurs remboursements passeraient à 1.754,11 dollars. Juan téléphona à Fantastic Loans, puis à Fantastic Homes, mais partout on lui confirma que désormais, c’était Merryll Lynch qui était en charge de leur crédit, qu’ils ne savaient pas qui y contacter, mais que si le taux avait été relevé, c’était qu’il avait dû l’être.

Juan fit des recherches sur Internet et trouva cette banque qui s’appelait Merryll Lynch, à New York, et téléphona. Là, il fit le tour, de bureaux en bureaux, rappelant quand on lui raccrochait au nez, et arriva à une jeune femme chargée des relations extérieures qui l’écouta comme on écoute le bruit d’un ventilateur ou d’une autoroute. Quand il eut fini, elle lui expliqua qu’à priori, personne ne savait qui s’occupait de son crédit, que Merryll Lynch avait des activités bien plus importantes que ses petits soucis, et que peut être Merryll ne le possédait même plus. Puis, elle lui demanda s’il travaillait, quels étaient ses revenus, combien avait coûté leur maison. Quand il eut répondu, la jeune femme (qui depuis occupe le même travail à Bank of America, qui a racheté Merryll Lynch avec l’argent des contribuables américains, parmi lesquels figurent Juan et Maria), lui répondit que « Quand on n’a pas les moyens, on n’achète pas une maison! Vous êtes tous pareils, vous voulez tous une maison pas cher, mais c’est nous qui prenons le risque, Monsieur, si vous ne payez pas, alors le nouveau taux couvre ce risque : en Californie, est-ce que vous vous rendez compte que les prix ont baissé en moyenne de 20 %, et encore, je préfère pas imaginer dans votre coin, hein, qui voudrait habiter à, heu, comment vous avez dit ? Enfin, personne ne connaît cette ville, vous m’auriez dit Beverly Hills, encore, enfin bref, en plus, votre revenu a baissé et la Federal Reserve a augmenté les taux d’intérêts. On ne peut pas vous faire moins cher, vous savez, nous avons des obligations envers nos clients et nos actionnaires, et j’en suis la première désolée, vous savez… Maintenant, si vous pensez vraiment que c’est trop cher, vous pouvez toujours déménager, ou vous pouvez nous écrire et contester le taux. Je vous informe toutefois que tous les frais seront à votre charge! Je ne comprends pas, vous en aviez vraiment besoin, de cette maison ? »

Juan était assommé. Depuis un an et demi, ils payaient leur crédit le jour dit. Ils étaient même parvenus à faire un peu d’économies, pas beaucoup, juste 4500 dollars, et commençaient à regarder l’avenir avec un peu de confiance. Cette situation les mettait au pied du mur.

Après une deuxième fausse-couche, Pamela ne pouvait plus voir leur résidence, qu’elle maudissait en l’accusant de tous les maux qu’elle y avait endurés. Sans compter que Stewart commençait à perdre de la clientèle, certains de ses clients ayant quitté la Californie après y avoir perdu leur emploi ou avoir été mutés ailleurs, en Chine par exemple. Ce jour-là, elle téléphona à Fantastic Homes RE, et demanda à parler à Susan. Elle désirait vendre à tout prix et lui demandait de leur trouver quelque chose ailleurs. Vite.

La tête de Susan tourna: elle avait un moyen de faire deux bonnes commissions.

Elle appela Peter sur son portable et lui expliqua brièvement qu’elle pourrait se faire 500.000 dollars sur cette vente et qu’en « retenant »  le nouveau bien quelques semaines, ils pourraient utiliser l’argent de la résidence comme collatéral pour combler les dettes liées aux prêts hypothéqués non encore vendus par Fantastic Loans F. Peter la rappela deux minutes plus tard, et au ton de sa voix, excitée, elle comprit qu’il lui cachait la réalité de la situation. Il est vrai qu’elle-même ne lui avait pas encore expliqué qu’au dernier pointage, son chiffre d’affaire avait baissé de plus de 80 % depuis un an. Tous les deux étaient comme séparés, tout semblait leur filer entre les mains.

Onze crédits

Ce que Peter ne lui avait pas dit, c’est que pour que Fantastic Loans F puisse survivre, il avait hypothéqué la maison, les trois voitures et leurs économies y étaient passées. Il se retrouvait avec 11 crédits garantis par la société et toutes les hypothèques sur le dos, pour une valeur de 2.450.000 dollars. Les intérêts commençaient à chiffrer à la banque qui, en échange exigeait toujours plus de garanties (collatéral) car parallèlement, la valeur des biens en garantie semblait comme fondre au soleil, inversement proportionnellement aux trou qui lui, s’agrandissait de jours en jours.

Il ne comprenait plus. Pourquoi en trois mois lui demandait-on 11% d’intérêts sur sa trésorerie alors qu’il y a un an, sa banque le laissait filer avec un trou de plus de 5 millions à un taux de seulement 4%? Sans compter que désormais, les augmentations étaient hebdomadaires, les coups de téléphones quotidiens. Il ne voyait pas comment en parler à Susan, par quel bout commencer. D’autant qu’un des emprunteurs dont il avait toujours le crédit était parti en laissant les clefs sur la porte. Il savait que Susan ne pouvait pas vendre les deux dernières maisons du Golden Village, où les précédents acheteurs, eux, quittaient leur maison, comme des voleurs, et qu’elle avait du se séparer de Pablo, un de ses meilleurs commerciaux.

Dès l’annonce de difficultés par UBS, puis après que BNP Paribas eut publiquement annoncé la suspension de la valorisation de 3 fonds composés de produits (des ABS) exposés au marché des sub-primes (crédits hypothécaires consentis à des emprunteurs de mauvaise qualité et donc assorti d’un taux plus élevé), les taux courts pratiquées par les banques commencèrent une envolée inédite dans l’histoire de la finance, en tout cas après guerre. Les taux courts, à un jour, à un mois, étaient les plus volatiles car certaines banques, désormais, étaient à court de cash au jour le jour pour honorer leurs obligations financières. Et encore, en échange de cette trésorerie vitale, devaient-elles immobiliser des biens en collatéral pour que d’autres banques leur prêtent cette précieuse trésorerie. Des biens, immobiliers, valeurs et titres, dont la valeur, elle, était de plus en plus difficile à évaluer, et dont on commençait à douter sérieusement, puisque ces problèmes de trésorerie était justement liés à cette difficulté. Le serpent qui se mort la queue… Et comme toute la place était inondée de ces CDO, de ces RMBS, de ces ABS et autres CDS dont les subtiles architectures reposaient sur des crédits immobiliers qui désormais tournaient au vinaigre, tout le monde semblait douter de la solidité des bilans trimestriels de tout le monde, et tout le monde savait que tout le monde avait de ces produits notés AAA, mais qui s’apparentaient visiblement plus à des junk bonds, à très haut risque.

Les banques demandaient maintenant des assurances quand elles se prêtaient entre elles, et cela se traduisit par une très forte montée du spread (différence entre le taux auquel on emprunte normalement et le taux auquel on prête), parfois autours de 8 ou 9%. Cette nervosité se traduisait au final par une augmentation quasi exponentielle des taux réclamés pour les facilités de paiement (la « trésorerie ») accordées à certaines activités para-financières, sociétés de crédit, agences immobilières et promoteurs, obligées de baisser les prix de leurs biens et services pour trouver des acheteurs et avoir le cash que désormais les banques leur facturaient si cher quand elles ne leur refusaient pas, avec pour résultat de dévaloriser encore plus la valeur de leurs biens, conduisant en retour les banques à réclamer encore plus de garanties.

La banque d’affaires Bear Sterns était désormais étranglée, se finançant à des taux de plus en plus élevés et devant engager toujours plus de biens. Ce qui ne l’empêchait pas de continuer ses activités sur le marché des CDO, mais cette fois en achetant les CDO des autres, confiante dans le rebond prochain de l’économie: de toute l’histoire de l’humanité, foi de génies de la finance, ça n’avait jamais baissé. En parallèle, le cours de l’action dégringolait. De plus de 129 dollars en 2007, alors célébrée « meilleurs banque de l’année », l’action chuta, chuta, pour atteindre à peine 2 dollars le jour de la suspension de sa cotation. Après maintes protestations des actionnaires, JP Morgan Chase, son repreneur « aidé » par le gouvernement US et la FED, accepta de payer 10 dollars par titre (en échange de lignes de crédit illimités…).

Lehman Brother également continuait son activité, mais en commençant à restructurer les CDO, c’est-à-dire en achetant des dérivés et en les recomposant, prête à saisir toutes les opportunités sur le marché high yield, à fort rendement.

Pour se couvrir, ces deux banques, tout comme toutes les autres d’ailleurs, achetaient des CDS, destinés à couvrir le risque, auprès de AIG, Fanny Mae et Freddie Mac. Goldman Sachs, dont les analystes voyaient la fin du cycle immobilier depuis 2006, avaient quand à eux assuré leurs propres CDO, en misant sur un chute prochaine du marché: GS était short sur ses propres dérivés, et avait complété le tout de CDS. Tout le monde avait posé ses pions, mais personne ne savait exactement de quoi ces pions, ceux du voisin comme les siens, étaient faits. L’asphyxie était désormais proche.

La clef sur la maison

Juan et Maria décidèrent de miser tout leur avenir sur leurs 4.500 dollars d’économie. Un beau matin d’octobre, ils quittèrent leur maison en laissant la clef sur la maison. Juan avait entendu par un oncle qu’il y aurait un travail pour lui, s’il voulait, en Virginie de l’Ouest, comme livreur pour Amazon. La voiture s’éloigna et on ne revit plus jamais Juan, Maria ni leurs enfants. On raconte qu’après avoir été hébergés par cet oncle et avoir tous deux trouvé un travail, ils viennent d’acheter une maison avec un jardin aux enchères, pour 67.000 dollars.

Susan, elle, fut avisée par Merryll Lynch deux mois plus tard que la maison avait été désertée et que le crédit était désormais en défaut. Elle recevrait sous peu l’avis de mise sur le marché. Susan s’arrachait les cheveux, c’était la 42e maison qu’une banque lui confiait en moins de deux mois. Et elle avait toujours sur les bras la maison de Stewart et Pamela. Ça, c’était le sujet tabou, car Peter et elle avaient misé sur elle pas mal d’espoirs. En effet, ils avaient hypothéqué la maison pour permettre au couple de s’acheter une maison dans Beverly Hills. Peter avait acheté la nouvelle maison avec l’hypothèque et l’avait revendue à Susan 200.000 dollars plus cher, et Suzan l’avait revendue au couple. Pour la résidence, ils en avaient tiré un crédit de 1.800.000, mais Peter l’avait acheté par le biais d’une société écran, officiellement, 1.500.000 dollars. Le couple n’avait pas bronché, ils voulaient s’en débarrasser et avaient attendu la chute du marché. L’échéance du crédit relais arrivait et ils ne voyaient pas comment s’en sortir. La banque imposait désormais des taux de trésorerie incroyables. Pour la première fois, Susan pensa au suicide : elle avait découvert que tous leurs biens étaient hypothéqués, certains jusque trois fois.

Fantastic Homes Real Estate et Fantastic Loans Financial firent faillite en janvier 2008. La maison de Maria et Pablo n’était pas encore mise sur le marché et la situation juridique de la résidence vendue par Stewart et Pamela était des plus compliquée.

Fin de la quatrième partie

Svenn Olafsonn travaille pour la Caisse de Prévoyance des Travailleurs du syndicat des marins d’Oslo. Cette caisse investit une épargne complémentaire, gérée par le syndicat, composée à 50 % d’obligations monétaires, sûres, et de 50% d’obligations d’État et de grandes entreprises, principalement européennes, bien plus sûres que des actions et rapportant un peu plus que les placements monétaires. Ainsi, quand les membres du syndicat prennent leur retraite, la Caisse leur verse une rente trimestrielle complémentaire composée des intérêts et d’un amortissement négocié sur cette épargne.

Depuis trois ans, sur l’insistance de nombreux organismes financiers qui l’ont démarché en ce sens, il a décidé de diversifier une partie du portefeuille et d’acheter des fonds sûrs et performants, des fonds monétaires « dynamiques ». Prudent, il a fait de longues recherches sur Internet, et tous ces fonds sont investis dans des produits notés AAA par Fitsch Rating, Moody’s et Standart and Poor. Des ABS, des RMBS et des CDO. Il ne comprend pas bien comment cela fonctionne, mais cela lui semble sûr, très sérieux et intéressant. Les Asset Managers à la tête de ces fonds, des gens extrêmement brillants ayant fait des études supérieures dans des universités prestigieuses dont les noms garantissent le sérieux sur les fiches descriptives des sites Internet, expliquent en quoi ces investissements représentent une nouvelle forme de sécurité, car il est avéré que les prix de l’immobilier sont toujours à la hausse et que les acheteurs de biens immobiliers remboursent toujours leur crédit, dont les taux, intéressants, rémunèrent ces placements de façon bien plus attractive qu’un simple placement monétaire.

Le raisonnement semble juste aux oreilles de Svenn, les graphiques représentant l’évolution du marché depuis 1995 étayent ces analyses. Il rédige donc un rapport où il propose une diversification des 50% investis en monétaire pour des produits plus dynamiques en vantant leurs performances alliée à une très grande sécurité. Il rappelle que la structure démographique des adhérents incite à aller dans ce sens. Il y note notamment l’excellente performances de ces fonds.

La diversification fut votée fin 2006 avec effet sur le budget 2007.

Pourtant, dès septembre 2007, en pointant la valorisation trimestrielle du fond California Gold 345, il constata que le fond avait perdu 1,5% de sa valeur, et que les versements de California Gold 347 et California Gold 350 n’étaient pas valorisés. Il contacta l’émetteur des fonds, la banque où travaille Sandrine, mais personne n’était en mesure d’apporter des réponses claires. Quand à la baisse, elle ne devait être que passagère et résultait d’une baisse assez marquée de l’immobilier américain. L’opérateur lui vanta toutefois la grande qualité du placement, en lui faisant remarquer que malgré tout, sa performance restait positive sur les trois dernières années.

Les jours qui suivirent, il n’y eu pas plus de valorisation et, début octobre, la banque lui envoya une note pour l’informer que les valorisations étaient impossibles sur California Gold 347 et California Gold 350, qu’elles étaient suspendues jusqu’à une date indéterminée, mais qu’il faudrait peut-être prévoir une décote d’environ 50%. Par ailleurs, la banque émettait un avertissement sur California Gold 345, qui fut décoté de 60% en décembre 2007.

Le 16 mars 2008, en entendant la nouvelle du renflouement de la Banque Bear Stearns, emportée par la crise des crédits immobiliers, Svenn Olafsonn repensa à la chute de 30% des investissements de la Caisse de Retraite. Il se sentait responsable. Il regarda par la fenêtre, pensa aux adhérents du syndicat, à leur avenir. Et son Coeur s’arrêta de battre. Peu avant de se jeter par la fenêtre, il avait porté plainte contre X pour escroquerie, en tant que comptable et représentant du syndicat.

Bear Stearns & JPMorgan Chase

La suite de l’histoire, vous la connaissez car c’est à partir de là que les journaux ont commencé à vous en parler.

La banque Bear Stearns, après avoir dissimulé son état de quasi faillite, vit le cours de son titre en bourse chuter de plus de 100 dollars avant que la FED et Henry Pawlson ne se décident à demander l’assistance d’une tierce partie, JPMorgan Chase. Le problème était très simple. Ses obligations financières étaient importantes et la chute de ses avoirs rendait son refinancement de plus en plus difficile au quotidien. Pour y faire face en effet, tout comme d’autres, elle posait en garantie ses avoirs, mobiliers mais aussi financiers, et  obtenait une ligne de crédit, jusqu’à la prochaine fois, c’est-à-dire le lendemain. En janvier, la faillite de deux fonds rendaient cette gesticulation beaucoup plus difficile car c’était toute la solidité des autres fonds qui était remise en cause: la banque ne trouvait à se refinancer qu’à des taux proches de 10%. L’endettement prenait l’allure d’une boule de neige toujours plus grosse. Et c’est ainsi qu’elle fut avalée par JPMorgan pour une bouchée de pain. Et que Svenn compris qu’il ne retrouverait jamais la couleur de leur placement.

À partir de là, les spread (différence entre le taux auquel on emprunte au jour le jour, et le taux auquel on prête à un autre) des taux interbancaires commencèrent à monter, irrésistiblement.  En moyenne, 1,5% sur les taux à court terme à partir de janvier 2008, ce qui est énorme (habituellement 0,1 ou 0,2%).

Tout le monde avait de ces placements, notés AAA, qui s’avéraient encore plus pourris que n’importe quelle dette douteuse car personne n’était capable de dire ce qu’il y avait dedans. Désormais, deux marchés propéraient.

Les placements Futures sur matières premières, qui montaient, poussées par cet afflux de liquidités, transformant le ralentissement de l’économie en coup de frein brutal sous le coup d’une inflation incontrôlée, pur produit de la spéculation.

Et le marché des CDS, tout le monde cherchant à s’assurer contre tout le monde. Les contrôleurs de résultats de portefeuilles (product controlers) s’arrachaient les cheveux en constatant de plus en plus d’anomalies dues à l’envolée des spreads et aux dépréciations d’actifs qui dévalorisaient les portefeuilles.

Finalement, on apprit en août 2008 que l’économie américaine était entrée en récession depuis au moins décembre 2007, la FED, qui n’avait cessé d’augmenter les taux au moment où les spreadss’étaient envolés décida dans l’urgence de faire machine arrière. Mais c’était inutile, tardif. On ne prêtait plus désormais entre banque qu’avec 3% de spread, ce qui voulait dire qu’il n’y avait plus de crédit disponible pour les particuliers ou les entreprises, petites et même les grandes, particulièrement les plus endettées, comme l’industrie automobile également touchée de plein fouet par l’envolée du pétrole du à la spéculation sur les matières premières et une chute des ventes. En septembre, le scénario Bear Stern se reproduisit avec Lehman qui, cette fois, fit faillite. Avec toutes ses CDO, ses RMBS et autres swaps. Les bourses s’écroulèrent, le crédit était paralysé.

Une nouvelle histoire…

Henry Pawlson concocta un plan d’urgence destiné à ranimer le secteur financier, menacé désormais de faillite. Depuis 2 ans, les défauts de remboursements de crédit immobiliers se multipliaient sous le feu conjugué des resets de taux teaser et du ralentissement économique, avec l’entrée dans la récession, on s’attendait désormais à un écroulement global de toutes ces MBS, de toutes ces ABS composées également de cartes de crédits dont les détenteurs étaient étranglés par la montée des taux, de toutes ces CDO dont on ne savait pas trop ce qui les composait et de toutes ces CDS destinées à assurer les faillites éventuelles. En septembre, le FMI estimait à 400 milliards de dollars les besoins de refinancement, il révisa ses figures en octobre à 700 milliards. L’assureur AIG, à lui seul estimait ses pertes liées au paiement des primes sur CDS à 170 milliards de dollars, Freddie Mac et Fanny Mae avaient été mises sous tutelle du trésor et les pertes étaient estimées à plus de 100 milliards de dollars. L’action de CITIBANK chuta à à peine un dollar après avoir longtemps caracolé à plus de 100, affichant des pertes en dizaines de milliards de dollars. À New York, la finance licenciait par dizaines de milliers ses salariés. L’indice Dow Jones, qui avait frôlé les 14000, descendait, cassant le 10000, puis les 9000 points. On reparla de 1929, de dépression.

C’était l’élection aux USA, et un jeune candidat, tout sourire, s’apprêtait à remporter la présidentielle sur la promesse d’une réinvention du rêve américain.

Mais ça, c’est une autre histoire…

A suivre dans Debt Fiction, la seconde nouvelle

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