Minorités 68 | Du Caire à Tokyo via Washington

Paru dans la revue Minorites.org Dimanche 06 février 2011
J’habite au Japon depuis 2006. Un pays loin de tout, sentiment que renforce cette obsession de la télévision à ne parler que de ce qui touche de près au Japon, ou plutôt à l’idée que se font les journalistes de ce qui touche de près au Japon. Autant dire que les troubles sociaux et politiques traversant l’Afrique de l’Ouest, le Maghreb et le Machrek depuis quelques mois sont regardés à travers le prisme déformant de l’insularité, de la distance (nous sommes quand même à au moins 10.000 kilomètres de tout cela), du filtrage médiatico-nationaliste des médias. Moi-même, je ressens cette distance et, quand j’entends que certains d’entre vous ont regardé, étonnés, la télévision jusqu’à trois heures du matin, ma première pensée a été de me dire que ce devait être l’heure où je terminais mon petit déjeuner.

Définitivement, le monde s’inscrit de là où on le regarde. Ainsi, je n’ai guère ressenti d’émois par chez vous quand la Corée du Sud a été attaquée il y a deux mois par la Corée du Nord, subissant plusieurs pertes civiles. Cela ne vous a guère interpelé, et pourtant, la Corée du Nord est une puissance militaire. Nous, ici, on a été un peu inquiet. Pareillement, les arraisonnements de bateaux de pêche vietnamiens, cambodgiens, thaïlandais et japonais par des bateaux chinois, souvent protégés par des escortes militaires ne semblent pas vous émouvoir outre mesure. En entendez-vous seulement parler?

Vous me direz que c’est loin de chez vous, et je vous excuserai de votre indifférence. Pardonnez donc la notre quand nous ne voyons pas bien ce qui se passe de par chez vous. La Thaïlande a bien connu de terribles affrontements il y a deux ans, j’hallucinais de ne voir cette actualité traitée par chez vous que sous l’angle des pauvres touristes bloqués à l’aéroport et craignant pour leur vie.

Pourtant, dès qu’il s’agit d’une crise majeure du monde monothéiste, il est quasiment impossible d’y échapper. Le monothéisme se pense l’histoire et la centralité, donc, tout ce qui traverse ce monde là DOIT être regardé, espéré ou craint par le reste de la planète, pourtant majoritairement polythéiste. On parle souvent d’européocentrisme, et c’est vrai que c’est quelque chose qui existe, mais il me semble que nous assistons depuis une trentaine d’années à une extension de la centralisation pensante dans une sorte de monothéismocentrisme. Tout ce qui arrive entre chrétiens, entre musulmans, entre chrétiens et musulmans serait fondamental, serait l’alpha et l’omega de la paix universelle ou de la fin de l’humanité. Cet état de pensée s’accompagne souvent de tartines civilisationnelles. On parle des Arabes ici, même s’il s’agit de Tunisiens ou d’Egyptiens, et on parle là d’Occidentaux, même s’il faut avouer que de Stockholm à Lisbonne en passant par Dubrovnik et Paris et jusqu’à Washington on définit un ensemble bien disparate et dont les responsabilités eu égard à la colonisation sont extrèmement différentes quand elles ne sont pas parfois totalement inexistantes.

Vivre au Japon m’a appris à me méfier de ces grands ensembles et des centrantes autoproclamées qui enferme les peuples dans des destins qui ne sont pas les leurs mais obéissent à des phantasmes politiques, que ce soit le tiers mondisme ou l’universalisme. Le monothéisme n’est pas le centre du monde. L’Occident est un mythe qui n’existe pas. Et l’Egypte ou la Tunisie, tout comme l’Algérie, ne sont pas des pays arabes. Pas plus que la mission de l’Europe n’était de civiliser le monde, ce grand mythe de la bourgeoisie destiné à masquer sa soif de débouchés coloniaux, la mission des peuples du sud, en particuliers musulmans, est de régler son compte à un méchant Occident ou au vilain capitalisme.

Les peuples du sud ont des aspirations qui sont les mêmes que celles des peuples du nord. Ne pas avoir faim, ne pas craindre d’exprimer un désaccord, ne pas avoir peur de la guerre, avoir le droit de douter de l’existence de(s) dieu(x) ou pouvoir lui (ou leur) rendre hommage sans être lapidé ou exclu de la communauté. Avoir le droit de bâtir leur propre bonheur de la façon qui leur chante. Les Tunisiens, ces Berbères descendant de Carthage, le berceau d’Athéna, n’ont pas exprimé autre chose face à un pouvoir qui les réduisait à l’obéissance politique pour mieux assouvir les ambitions économiques d’une clique corrompue. Les Égyptiens, ces descendant d’un des berceaux de civilisation méditerranéenne, ne font rien d’autre quand ils descendent dans la rue au péril de leur vie. Dans un cas comme dans l’autre, ils sont d’abord fatigués de vivre une vie qui n’en est pas une et à laquelle, comme ces jeunes manifestant Kabyles il y a 11 ans, ils préfèrent encore la mort.

La centralité de l’Occident? Heum…

Ce qui est étonnant, c’est de voir que, jusqu’ici, ces événements ne sont marqués par aucune des grandes liturgies manipulatrices en cours dans les 50 dernières années. On n’accuse ni Israël, ni les USA, ni la France. Je ne dis pas que les peuples en mouvements disculpent d’anciennes puissances coloniales ou ne pensent pas à la façon dont les USA ont régimenté la région. Mais ce n’est pas ce qui les meut. Et à ce titre, c’est un des aspect les plus positifs: pendant 50 ans, les gouvernements totalitaires du Proche Orient ou du Magreb ont utilisé Israël ou la colonisation comme les catalyseurs des foules destinés à éluder leur propre responsabilité dans l’état de délabrement des sociétés qu’ils dominaient avec leurs régimes militaires. Ils y pratiquaient ce mix étrange du conservatisme religieux d’un côté, et la chasse aux religieux qu’ils ne parvenaient pas à contrôler. Voilà que la foule, en rejetant en vrac la chasse aux responsables extérieurs, se réapproprie la parole et l’espace public au point de faire vaciller des régimes que l’on croyait inébranlables.

Et c’est là que je reviens à ce que j’écrivais sur la centralité. L’Europe et les USA s’intéressent à ces événements parce qu’ils concernent l’espace de civilisation monothéiste. Et que chacun y greffe un imaginaire, des grilles de lectures où se mêlent religion(s), aspirations et revanches politiques, ce qui est beaucoup trop demander à des peuples qui ne fantasment pas un révolution, ni ne bâtissent des théories mélangeant sentiments d’échecs politiques et culpabilisation petit blanc : ils risquent leur vie en faisant une révolution, ils veulent juste que leur quotidien change.

Et ils sont nombreux sur la planète, ceux qui aspirent à ne serait ce qu’un peu de mieux. Un peu de mieux politique, un peu de mieux social.

Tester sa puissance et les technologies

Depuis le 11 septembre 2001 et le 21 avril 2002, je ne regarde plus la télévision ni ne m’excite pour ce qui est sensé être important médiatiquement. Parce qu’après le 21 avril, on nous a fait voter pour l’artisan, depuis le début des années 80, de la puissance du Front National, en déclenchant une panique totalement artificielle fabriquée médiatiquement. Quand les USA ont envahi l’Irak en 2003, je me souviens de mes amis qui répétaient mots pour mot les mêmes mots, l’armée américaine s’enlise, alors qu’on en était qu’au troisième jour. Mais tel était le message Chiraco-médiatique dicté par le groupe pétrolier Total-Elf qui serait un des perdants de cette fantastique avancée américaine dans la région.

Pour ma part, depuis la première guerre du Golfe, je pense que, contrairement à l’armée anglaise, l’armée américaine ne se bat pas pour gagner. Elle se bat pour démontrer sa puissance, subventionner son industrie et sa recherche, tester des équipements et désorganiser des ensembles politiques (j’ai été frappé de lire la même idée chez George Friedman dans The Next Hundred Years). Bref, depuis plusieurs années, je mets le frein sur les coups de projecteurs médiatiques. Je salue le courage des peuples en lutte, mais j’essaie de garder la tête froide.

En gardant la tête froide, on constate des chose intéressantes dans les événements en cours. Le nouveau vice président Egyptien Omar Souleiman a travaillé pour la CIA. Il ouvre un dialogue avec Les Frères Musulmans, une organisation politico-religieuse financée depuis 50 ans par l’Arabie-Saoudite et la CIA, alors que les Frères Musulmans ne sont qu’une composante parmi d’autres de l’insurrection en cours. Enfin, un autre opposant est Mouhammed El Baradei, ancien directeur de l’AIEA. C’est intéressant de voir une telle coalition pro-américaine. D’ailleurs, les USA soutiennent l’opposition. Ne me faites pas dire ce que je n’écris pas, mais l’historien que je suis est obligé de regarder aussi cet aspect des choses.

Les terres d’espoirs déçus

Et j’en arrive à mon sentiment personnel. J’ai adoré l’article de Maxime Journiac, rapportant les propos de son ami Choukri. Si ma part française a un penchant pour les révolutions, ma part maghrébine est terriblement prudente. Bien sûr, les tiers-mondistes vont chanter à tue tête à la vengeance, etc. Mais pour ma part, je ne suis pas tiers mondiste. Je ne regarde pas le Maghreb comme un puit de misère. Mais comme un espace de civilisation brillante pendant des siècles, ayant connu un décrochage comme cela arrive dans toutes les civilisations, en attente d’un renouveau. Je vous l’ai écrit au début, je ne crois pas à la supériorité d’aucun centre ni d’aucune civilisation. Bref, ce qui est le centre aujourd’hui, peut très bien être la périphérie demain. L’inverse est donc tout aussi valable. Le Maghreb, riche de son histoire, est également riche de potentialités formidables. Cette agitation (il est beaucoup trop tôt pour voir des révolutions) est la manifestation d’une maturité nouvelle de ses peuples. Or, nous, au Maghreb, sommes terres d’espoirs déçus. Si changement il doit y avoir, nous voulons que ça marche, car les révolutions fatiguent ceux qui les font, et par conséquent, ils n’en font pas souvent. Qui ne se souvient pas des espoirs nés, en octobre-novembre 1988, quand le pouvoir du parti unique FLN avait chancelé.

Et puis le pouvoir avait organisé son face à face avec les islamistes, étouffant tout le reste de la société civile pourtant incroyablement créative et combattante. Au point d’organiser cette farce des élections municipales d’abord, puis législatives ensuite, en faisant tout pour que la population, apeurée par la quasi-insurrection islamiste, se jette dans les bras du FLN. Et puis la clique militaire qui reprend les reines, et puis les démocrates abattus. Et de nos jours, de nouveau le FLN qui tient tout, qui a profité du terrorisme pour privatiser le pétrole, le cuivre, le gaz, tout cela à son profit. Une population appauvrie malgré la manne pétrolière des années 2000, un taux de chômage incroyable. Comment, en regardant les masses s’insurger, ne pas songer au printemps algérien ? Une Algérie qui elle aussi, à son tour, rentre dans le mouvement de contestation…

Je n’attends rien du tout de ces troubles. Mon imagination laisse carte blanche aux peuples en lutte pour tracer eux même leur chemin. J’espère juste que les démocrates, les syndicalistes, sauront taire des divisions de pacotille pour constituer le front commun qu’ils ont été incapables de créer en Algérie où, au contraire, ils se sont divisés. Qu’ils sauront tracer les contours de démocraties pluralistes débarrassées de l’exclusion des forces politiques issues de l’islam politique. Non pas parce que j’aime les islamistes, au contraire. Mais à force de financement saoudien extérieur, de répression intérieure, ces courants sont devenus des réalités avec laquelle nous devons compter. De la capacité à créer cette alliance des démocrates, des syndicalistes et de la rendre suffisamment ouverte dépendra la qualité de la transition démocratique, et l’impossibilité pour une nouvelle clique de l’utiliser à son profit comme ce fut le cas en Algérie dans les années 90.

Alors, bonne chance.

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