Paru dans la revue Minorites.org vendredi 12 novembre 2010
Trente ans. L’année prochaine, cela fera trente ans que, pour la première fois, le grand public entendait parler d’une maladie inconnue, frappant essentiellement les homosexuels américains de sexe masculin âgés de trente ans, fréquentant les clubs de nuit et multipliant les rencontres, consommant du poppers. Que de chemin parcouru depuis le « cancer gay »… L’espoir de voir un jour un vaccin a disparu, mais le succès indéniable des traitements a totalement changé la donne. Le VIH est désormais regardé comme un mal incurable, mais pour laquelle il existe des médicaments le rendant gérable, vivable, bien plus que le diabète ou les troubles thyroïdiens.
Depuis le début, les homosexuels ont dû faire face à leurs responsabilités. Responsabilité individuelle, d’abord, en évitant de se faire contaminer et de contaminer. Responsabilité collective ensuite, en tachant de faire front contre le risque d’une offensive anti-homosexuelle, leur liberté n’étant que très récente encore. On a ainsi oublié, en France, que l’homosexualité était considéré comme un crime jusqu’en 1981.
Sur ces deux fronts, NOUS sûmes faire face en créant des associations, en militant, en alertant, ainsi qu’en modifiant nos comportements.
L’arrivée des trithérapies a changé la situation en éloignant le spectre de la mort qui avait hanté les années 80 et une bonne partie des années 90. Et c’est ainsi que progressivement, les taux de contaminations, réduits à presque 0% durant le pic de l’épidémie, ont commencé à remonter. De façon très modérée d’abord, puis, depuis quelques années de façon plus importante, jusqu’à attendre des niveaux inconnus depuis les années 80.
Les discours, les politiques, loin de s’alarmer, constatent la situation et tentent de s’y adapter. Bien que cela ne soit pas exprimé en ces termes, le traitement est désormais considéré comme la pièce maitresse, pouvant même être dispensé à titre « préventif ». Ce qui avait soudé des individus au point d’en faire un groupe fort, influent politiquement et — une communauté — s’est dissous dans une logique nouvelle où les associations tentent d’accompagner des attitudes individualistes, et où le groupe se réduit à une mascarade exhibée une fois par an lors de la Gay Pride inc.
Il y a ceux qui se contentent de ce statu-quo, considérant peut être que quelques cachets, c’est un prix dérisoire à payer après tant d’années de souffrances, et que l’Etat, comme les associations, doit œuvrer à ce que les vannes des traitements continuent de couler pour que perdure le sexe libéré et la sexualité « choisie », le nocapote librement consenti.
Et puis il y a ceux, ils ne sont pas légion, qui refusent ce qu’ils considèrent comme un laisser aller, comme un asservissement de ce que fut une communauté à la seule logique des laboratoires et au bon vouloir des gouvernements à maintenir ouvert le robinet à médicaments. Ceux qui refusent cette politique qui cache, sous les titres ronflants de TASP, de RDR et autres « serosorting », une véritable démission des pouvoirs publics (ce qui en soit n’est pas très grave car on y était habitué) et de la plupart des directions des associations gays et sida.
Le sida a une histoire : les années 80, ou le crépuscule de l’innocence.
Dans ma génération, chacun, chacune se souvient de la première fois où il ou elle en a entendu parler. Pour la plupart d’entre nous, ce furent ces images parues dans Paris Match vers 1982, exhibant des visages émaciés, des corps amaigris dans des proportions rappelant l’univers concentrationnaire, et relatant ces récits de corps pourrissant en livrant les malades à des souffrances incroyables et des fièvres sans limite, le désarroi des proches et l’impuissance des médecins devant ce mal nouveau que l’article appelait le « cancer gay ». Personne ne savait au juste de quoi il s’agissait, mais on savait que c’était là. Je me souviens d’un ex, paniqué, et de notre conversation dans l’escalier menant au vestiaire du Broad. Il était à moitié en larmes et son argument était simple, il ne voulait pas « mourir comme ça ». Ma réponse fut la réponse classique à cette époque, qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, que visiblement ces malades étaient avant tout de grands consommateurs de poppers, et que visiblement, c’était un coup de Reagan contre les homos. C’était comme ça qu’on pensait, à cette époque. Mais au fond de moi, j’avais à peine 17 ans, j’étais inquiet. La presse gay était soit silencieuse sur le sujet, soit très sceptique. On savait juste qu’en effet, il y avait une sale maladie. Et puis c’était tout.
Beaucoup de gays à cette époque goûtaient en France une liberté toute nouvelle. Après des années de luttes, du FAHR au CUARH, la gauche arrivée au pouvoir en 1981 avait dépénalisé l’homosexualité et rabaissé l’âge du consentement au niveau des hétérosexuels, soit 15 ans. Les clubs, les bars qui avaient commencé à se développer dans les années 75/80 connurent un nouvel essor. On y draguait, on y baisait aussi. Beaucoup, parfois. Et puis, que ce soit en avril 1981, en juin 1982 ou 1983, les marches homosexuelles furent des succès importants, rassemblant chaque fois plus de 10.000 personnes, ce qui était très nouveau. On draguait désormais ouvertement en bordure de Seine et le ministre de l’intérieur Gaston Deferre avait demandé à ses Préfets une plus grande ouverture vis-à-vis de la drague nocturne. C’est dans ce contexte que le VIH arriva.
Quand le virus fut isolé en 1983, les gays Américains commencèrent à utiliser le préservatif. Mais pour des raisons obscures, la presse gay française, Samourai ou bien Gai Pied, ne menèrent aucune campagne à ce sujet.
Un tournant important date de 1984. Politiquement, d’abord, aux USA, le populiste LaRouche proposa ni plus ni moins que de créer des centres pour parquer les groupes à risques, ce qui fut repris en France par Jean Marie le Pen et ses sidatoriums. Ce dernier agita au passage le risque de transmission par les piqures d’insectes. Et médiatiquement, avec les premiers décès médiatiques. Jean-Paul Aron, Rock Hudson. Pour la première fois, des personnalités voyaient leur sexualité étalée au grand jour en même temps que la raison de leur décès. Le sida. Didier Lestrade écrivait récemment au sujet de l’abstinence. C’est à cette époque que l’on a commencé à mettre un frein. Me concernant, j’ai traversé la période 1985/86 en n’ayant quasiment aucune relation sexuelle. Ça m’a pris un matin, j’avais rencontré un type, on s’est mis au lit, je l’ai trouvé maigre.
Et j’ai eu peur pour la première fois.
A cette époque, l’information était inexistante. J’avais entendu parler des premiers tests, mais où aller ? J’ai essayé le don du sang, mais on m’y a refusé. J’appartenais à un groupe à risque. Ça a accru encore plus mon inquiétude. Nous avons été très nombreux dans ce cas. Ne pas savoir quoi faire. J’avais 19 ans. 20 ans.
D’autres, touchés de près par la maladie, ont commencé à faire des choses, à improviser comme ils pouvaient. L’accueil des malades, leur prise en charge à domicile, leur accompagnement dans la mort. Ce furent AIDES, et puis Arcat, APPARTS. Les Médecins Gais. Et puis beaucoup d’autres dans leur sillage. Dans ce début de ce qui fut une prise en charge de la communauté par elle-même, il y eu finalement très peu de place pour la prévention. Le message sur le préservatif ne commença à circuler qu’en 1986. Et encore, c’était très timide, dans les messages télévisés, le mot n’était même pas prononcé.
Les associations se débattaient, leurs membres apprenaient les uns après les autres qu’ils étaient eux-mêmes contaminés. J’étais trop jeune encore pour être entouré de malades, mais le premier décès qui m’ait été rapporté date de cette époque. Un camarade du PS. Tout le monde a du gérer avec les moyens du bord. Les backrooms avaient quasiment toutes fermé dés 1984 (Le BH est toutefois resté très populaire (NDLR). Les bars se sont désemplis un temps. Il y a eu un grand changement dans les établissements fréquentés. La presse gay était elle aussi en pleine évolution. Seul Gai Pied rapportait l’épidémie. Sur Fréquence Gaie, David Girard niait la menace. Avant de nous quitter. Thierry Le Luron disparut après son « mariage » avec Coluche.
En 1987, le préservatif commençait enfin à rentrer dans les mœurs. Les associations faisaient de leur mieux pour véhiculer le message. Mais la communauté était désormais dans sa torpeur. Une des phrases que l’on entendait alors le plus souvent lors des grandes occasions communautaires, comme le Tea Dance du Palace du Premier de l’An était « Tu ne savais pas? », en parlant de tel ou tel qu’on n’avait pas vu depuis un certain temps. On parlait alors assez peu de « son » sida, mais on pouvait constater les effets sur les autres. Et puis sur soi aussi, séropositif ou non. Toute notre belle légèreté, notre jeunesse, notre insouciance avaient volé en éclat. Ou plutôt non, elles avaient implosé. Vers 1988, le sida avait soudé une communauté dans une sorte de deuil non dit, le virus l’avait comme tétanisée. Les bars à sexe rouvraient discrètement, comme tel sauna à moitié clandestin du 11e ou tel bordel chic vers les Champs. Si les bars ne désemplissaient désormais pas, personne n’en parlait vraiment, mais c’était là, très présent.
Que pouvait on faire, que faisait-on ? Tout d’abord, on a tous recommencé à baiser. Ce fut notre première victoire, en tant que communauté. Vers 88/89, on connaissait le mode de transmission. L’obsession fut donc été de recommencer à vivre notre sexualité, sans exclure personne. C’est un sujet très peu abordé, et pourtant, c’est un élément fort de cette époque, les séronégatifs ont accepté de « ne pas savoir ». Il y a eu beaucoup d’encre sur l’impossibilité pour les séropositifs à construire une vie sentimentale normale, et tout ce qui a été écrit est juste, pertinent. On devrait pourtant se pencher sur la mémoire de ceux qui ont traversé cette époque sans être contaminés. Leur acceptation d’un autre qui pouvait être porteur du virus, leur acceptation du silence. Je ne parle pas du silence social. Je parle ici du silence de l’intimité, celui qui donne le temps à un séropositif de dire, et la liberté de ne pas dire. Nous avons tous accepté ce choix. C’est une vraie victoire du groupe sur les peurs individuelles.
On peut dater la fin d’un premier temps dans l’épidémie aux années 88/89. Nous avons collectivement été irréprochables, dans la mesure où on pouvait l’être face à un choc pareil, à une épidémie qui commençait à nous priver d’êtres chers qui continuent de nous hanter et que nous appelons par leurs prénoms, parfois les petits noms qu’on leur donnait, et leurs visages jeunes à tout jamais. Ils avaient 20, ils avaient 25, ils avaient 30 ans. Et puis, il fallait gérer ceux qui étaient encore là, attendant la suite, et puis gérer les mauvaises nouvelles, parmi lesquelles le meilleur ami qui venait d’apprendre, l’ami d’enfance qui faisait sa première infection grave, et puis soi-même aussi, la boule dans le ventre en allant chercher des résultats. Et puis sa propre séropositivité. Alors, au milieu de ce moment où les rires dans les bars cachaient tant de tragédies privées, il y a eu Act Up.
Le sida a une histoire : se révolter, se dresser ou périr
Enfin, pourrait-on dire. Je n’ai jamais vu un groupe politique susciter à ce point la polémique, emmagasiner autant d’énergie, être haï, incompris ou adulé à ce point là. Act Up parlait du sida, rompait le silence social (et par là aidait peut être certains à rompre leur silence intime). C’est avec Act Up que nous sommes rentrés dans l’air de la capote. Avant, nous nous y résignions. Désormais, nous la revendiquions. Avec Act Up, l’épidémie est entrée dans une nouvelle phase. D’un côté, le nombre de contaminés recensés montait en flèche et l’association martelait que Paris était sinistrée. De l’autre, cette communication politique instillait sans en avoir l’air un « comportement correct » qui se manifestait par le port automatique de la capote. À cette époque, cette dernière remplissait sans se cacher les poches zippées des bras des bombers et sommeillait tranquillement dans les commodes à côté des lits attendant gentiment leur utilisation.
C’est l’époque des contaminations, de la faute à pas de chance. Car à une époque où l’on avait vécu en ne sachant pas, ou en tout cas pas vraiment, succédait l’époque de ces petits drames individuels qui donnaient un caractère tragique à l’épidémie. Une capote qui lâche. Un fist non protégé. Être contaminé à cette époque, quand on avait pris l’habitude de faire tellement attention, avait quelque chose d’injuste, et les associations commencèrent à s’intéresser aux groupes de parole, au suivi psychologique, aux lignes d’écoute anonyme qui permettaient à quelqu’un pensant avoir pris un risque d’assumer ce risque et d’aller se faire dépister.
Les désaccords entre les associations étaient patents, mais en passant son temps à taper sur la fourmilière, en dénonçant un gouvernement socialiste qui, sur ce sujet, révélait une sorte d’autisme impardonnable (je m’excuse auprés des autistes), Act Up parvint à créer un front à l’extérieur, celui qui ferait dans quelques années de la France un pays modèle dans l’accès aux soins et aux trithérapies, et un front à l’intérieur en faisant de la prévention, du préservatif, un geste politique représentant à la fois le respect de soi, le respect de l’autre et celui de la communauté. Enfin, Act Up donnait à celles et ceux qui voulaient faire quelque chose, et au minimum hurler leur désespoir un moyen de le faire par le haut.
Il faut comprendre la polémique qui surgit au sujet d’Hervé Guibert dans ce contexte. L’écrivain adoptait une attitude contemplative devant sa maladie, individuelle, et offrait le visage traditionnel du malade résigné à sa maladie que l’on plaint et sur lequel on s’apitoie. Tout au plus trouvait-il dans la création littéraire, et son réel talent d’écrivain, un moyen d’expression à sa souffrance, ce qui n’est hélas pas permis à tous. Act Up prenait le contrepied de cette attitude et faisait du sida un sujet politique, donc sur lequel il était possible d’avoir prise. Et opposait au discours sirupeux et misérabiliste sur les pauvres sidéens un discours combattant, politique. Act Up ne demandait pas des larmes, mais des actes.
Dans la communauté, l’association fut un véritable électrochoc, salutaire et dramatique à la fois. Le côté le plus positif fut qu’on se mit à parler du sida, des préservatifs, et de sexe aussi. On discutait ses prises de position, on la critiquait. Pour finalement, comme ce fut le cas pour moi, suivre, car ce qu’avaient compris ses créateurs dès le début, c’est qu’il n’y avait pas d’autre choix. Act Up n’était pas radical. Act Up était révolutionnaire : intransigeante, sans compromis possible. Mais Act Up était également un « produit », au marketing savamment travaillé, chaque action frappant juste car elle avait été pensée pour faire parler d’elle. L’association était également communautaire, car c’était bien la communauté homosexuelle qui était décimée, mais elle savait également ouvrir la question du sida aux autres groupes, aux autres minorités.
Car le sida frappait d’abord celles et ceux dont la société ne voulait pas parler, travailleurs migrants, sans papiers, prostituées et prostitués, transsexuelles et transsexuels, toxicomanes. Le sida était un révélateur de ce qui restait, de ce qui reste, à changer. Le fait que l’association soit l’étendard d’une communauté soudée, au comportement exemplaire dans sa propre prise en charge de l’épidémie par elle-même donnait du poids, de la force à ses prises de position, et celles-ci dépassaient ainsi le simple cadre de la communauté homosexuelle.
En 1991, alors que l’association s’était jointe aux cortèges contre la guerre en Iraq, elle occupa la place centrale et dans la communauté sida, et dans la communauté homosexuelle. La marche gay de juin 1991, cet événement délaissé depuis des années jusqu’à ne plus rassembler que quelques centaines de personnes, revêtit les couleurs d’Act Up dont les pom pom girls ouvraient le défilé. On s’étonna de dépasser les 3000 personnes. Cette possibilité de mettre de l’humour au cœur de l’épidémie, ce constant retour au fondamental homosexuel NOUS permit de traverser ce qui fut un long hiver glauque peuplé de décès, et d’être plus révoltés, intransigeants. Cette année-là, Act Up ajouta à ses zaps, des actions d’éclat très médiatiques, une solidarité avec le personnel soignant des hôpitaux, les infirmières en particulier, dont la grève dura plus de deux ans.
Les autres associations adoptaient désormais l’intransigeance actupienne, portées par l’énergie militante d’une nouvelle génération, jeune, motivée, décidée. Si certains voient dans le Sidaction de mars 1994 le point d’orgue de cette période, je garde pour ma part en mémoire les centaines de milliers de participants à la Gay Pride de juin 1994. Du jamais vu. Toute cette énergie emmagasinée pendant ces 4/5 dernières années trouvaient enfin leur aboutissement. Il ne manquait plus que…
Le sida a une histoire : la Renaissance et l’espoir
Je me souviendrai toujours du long article du Monde que je lisais dans le bus qui me conduisait à la bibliothèque Picpus en ce weekend électoral de mai 1995. Cette année-là, les garçons portaient des T-shirts oranges et France Inter avait sa chronique du garçon en chandail. Paris était une capitale house, on y écoutait de l’easy listening, Lionel Jospin réclamait un « devoir d’inventaire » sur la période Mitterrand devant un fond bleu turquoise conceptualisé par son vieil ami Bertrand Delanoė et Jacques Chirac, poussé par sa vieille copine Line Renaud, semblait ouvrir la porte d’un éventuel droit aux couples homosexuels, au diapason de quelques socialistes « audacieux » qui poussaient le projet depuis une dizaine d’années.
Les luttes récentes avaient permis de nombreuses avancées. On commençait à parler de droit des malades. Une nouvelle époque semblait s’ouvrir, et sur le front du sida, on s’était désormais habitué à l’idée qu’il faudrait attendre encore. Les malades avalaient tout ce que les laboratoires expérimentaient. On en était à essayer de gagner du temps. Chez les homosexuels, les contaminations étaient proches de zéro, ce qui accroissait le caractère responsable de la communauté dans son ensemble.
Je lisais cet article qui faisait le point sur le bilan très positif des nouveaux traitements, combinaisons de plusieurs médicaments quand jusqu’alors on avait cherché de nouvelles molécules prises individuellement. Les trithérapies semblaient offrir un réel espoir. L’article parlait également du nouvel état d’esprit de la communauté gay de San Francisco où les homosexuels avaient retrouvé leur habitudes sexuelles d’avant l’épidémie. Je ne me souviens plus très bien de tout l’article, mais je me souviens avoir éprouvé un malaise. J’ai pensé, « merde…! »
En 1995, l’épidémie prenait un nouveau cours et en fait, il n’y a pas eu grand monde pour en mesurer la portée. Les trithérapies ont rendu les séropositifs et les malades à la vie, elles leur ont rendu un avenir dont ils avaient été privés. Elles allaient permettre de décupler les énergies militantes afin de demander l’accès aux nouveaux traitements, mais également réclamer de façon plus forte encore le besoin d’égalité dont les homosexuels étaient privés. La révolte était désormais teintée d’espoir. Et toute cette énergie investie dans le sida se décuplait dans les revendications homosexuelles. C’est qu’en déverrouillant le tabou de la maladie, en soudant le « moi » d’une communauté unie dans le malheur et en lui donnant une dignité débarrassée de tout apitoiement, le militantisme sida a fait de la deuxième moitié des années 90 des années homo-friendly comme jamais personne n’aurait osé l’imaginer…
Et c’est ainsi que s’est opérée, dans une sorte d’apothéose de la cause « gay », la disparition progressive de la problématique sida. Cette époque, poussée par des Gay Pride approchant le million de participants, avec le vote du PACS en France et de ses équivalents un peu partout en Europe, a vu progressivement naître une sorte de consensus cool homophile, avec ses homosexuels médiatiques, sa série télévisée Queer as Folk et ses héros gays « cools », ses publicités, ses maires de grandes villes outés, ainsi que l’hétérosexuel moderne « métrosexuel ».
Le sida est devenu un sujet qui fâche, et, comme, dans ce consensus protogay l’homophobie est devenu un comportement majoritairement réprouvé — qui s’en plaindrait — le discours dominant s’est focalisé sur l’homophobie et a déserté le sujet qui fâche.
Le sida est redevenu un sujet tabou. Qui casse l’ambiance.
D’abord, les associations SIDA ont commencé à être désertées, dès 1996. Act Up est devenu un groupe de la gauche « radicale », une sorte d’annexe de la LCR. Aides et SIS ont commencé à enregistrer les désertions, et il a fallu commencer à trouver de nouvelles sources de financement, restructurer, licencier, permanentiser pour faire durer les structures dans un environnement nouveau fait d’un côté d’homosexuels ayant envie d’oublier et de s’amuser, et des pouvoirs publics soucieux de faire des économies.
C’est dans ce contexte qu’en 1997 est sorti Dans ma chambre, le premier livre de « Guillaume Dustan ». Le récit quasi-autobiographique (auto-fiction, comme « on » a dit alors) d’un gay Parisien trentenaire et séropositif, ses médicaments, son gode, ses plans culs, la réalité des bars du Marais à l’époque des T-shirts oranges. Et le sida. L’histoire d’un type de la génération de « pas de chance ». Ce premier livre a circulé dans le Paris du Marais et a fait beaucoup causer. Il faut lui reconnaitre que si la première qualité d’une œuvre littéraire est de savoir interroger, raconter son époque, alors « Guillaume Dustan » a écrit là une œuvre importante. Le premier roman français de l’âge des trithérapies, un livre totalement pédé, donc dans cet air du temps de l’époque, et un livre où le VIH est un compagnon du quotidien.
Les associations auraient du discuter de cette nouvelle époque, remettre tout à plat. Car il ne fallait pas être un grand génie pour comprendre que désormais, les pratiques sexuelles allaient se relâcher. Ce n’est pas de la méchanceté, c’est humain. Et Guillaume Dustan, en disant que la capote, c’était chiant, énonçait une vérité de base.
Il y a juste qu’il n’y a pas eu grand monde pour répondre sous un angle politique : à savoir que le fait que la capote soit chiante n’était pas la question. Après tout, aller à l’école ou se lever le matin pour aller travailler, c’est chiant aussi. Il y eu les affiches d’Act Up, dénonçant ce « relapse » (relâchement des pratiques), et avec la sortie de Je sors ce soir puis de l’exécrable et soporifique tentative de roman Nicolas Pagès, il y eu la polémique avec Didier Lestrade.
Pour tout dire, je n’ai jamais compris cette situation, ce face-à-face. « Guillaume Dustan » était un magistrat, d’une famille aisée et qui, suite à la dépression nerveuse qui a suivi sa séroconversion, a commencé à se raconter, à écrire. Ce qui l’a entrainé, par l’entremise de quelques relations que l’on noue quand on appartient à ce milieu social, à publier son premier livre. Pour le troisième, il s’était vu proposer la direction d’une collection « gay » par un éditeur, un coup de chance qui arrive généralement quand on appartient à son milieu social, mais qui est aussi du à un certain talent, celui d’avoir, dans ses deux premiers livres, raconté l’air du temps homosexuel.
Les 2 premiers livres sont en soi peu « coupables » et donnent une bonne idée de ce qu’a été l’entrée dans l’âge des trithérapies. Mais ils ne sont que des œuvres littéraires, et rien d’autre. Le problème est qu’un certain nombre de journalistes gays, de critiques littéraires, ont senti le filon, le papier facile sur un type qui raconte son gode, la drogue, et comment des fois il a envie de retirer sa capote. Ces personnalités ont fait d’un écrivain un leader politique. Un rôle dans lequel l’intéressé s’est laisseé enfermer dans ce qui devait être un roman et qui n’est qu’une longue, très longue, incroyablement longue, désespérément longue, théorisation/ justification de rôle que d’autres lui avaient donné, le tout entrecoupé de séquences qui ressemblent à Je sors ce soir. Si Diderot avait reproché à la Nouvelle Eloise d’être un peu trop long d’une centaine de pages, il pouvait toutefois s’estimer heureux de ne pas avoir eu à se farcir le dernier quart de Nicolas Pages après avoir du ramer sur les trois premiers…
Le premier livre autobiographique de Didier Lestrade est paru à la même époque, on y goutait une écriture simple et terriblement rafraîchissante. Mais c’est sûr, pour la pédale en salon parisien, il n’y avait rien de scandaleux, pas de gode, pas de drogue, pas de bar du Marais. Et des vacances en Grèce, ça ne provoque pas le petit frisson d’une capote qu’on retire. « On » se mît donc du côté de « Guillaume Dustan », la nouvelle icône du sexe libre, du queer assumé et fier de l’être qui écrivait avec un pseudo, et on lui opposa Didier Lestrade. Balzac raconte ça très bien dans les Illusions perdues. Le petit monde de l’édition aime les frissons, surtout ceux qu’il orchestre lui-même.
Pendant que la télévisions, la radio et la presse gays transformaient Didier Lestrade en Père Fouettard réactionnaire et « Guillaume Dustan » en symbole incompris de la nouvelle branchitude, les associations, délaissées, étaient embarrassées, silencieuses. Quelle attitude fallait il apporter ? Aucune. Telle fut la conclusion.
Peur de se couper des homosexuels qui, pourtant, dans leur très grande majorité, continuait à se protéger. Peur de prendre une position qui les aurait privées de certains financements. « Guillaume Dustan » faisait du « Dustan » à la télévision, en perruque queer. Eric Rémes passait du relapse au bareback assumé au non du plaisir de jouir. Et il n’y eu finalement que Didier Lestrade pour demander de faire une pause, de discuter. Mais « pour ne pas se couper de la base », à savoir de la nouvelle branchitude gay estampillée, les associations choisirent tacitement l’écrivain contre le militant.
Mieux, il s’en trouva qui firent de l’écrivain un militant. L’écrivain s’y perdit en justifications, assumant ce qu’il n’avait jamais écrit, et accepta de devenir une sorte de Jean Marie Le Pen du bareback, celui qui dirait tout haut ce que 500 pédés du Marais sensés représenter toute la communauté faisaient tout bas, ou en tout cas étaient sensés faire. Comme au temps d’Act Up, il y eu beaucoup d’engueulades ici et là, et un sujet de conversation à la mode comme les pédés les affectionnent.
« Guillaume Dustan ». Qu’on ne s’y trompe pas. Le plus grand reproche que je formule, je ne le lui adresse pas. Un écrivain écrit ce qu’il veut, et c’est éventuellement à l’intellectuel, au militant, de savoir interpréter ce qu’une œuvre littéraire traduit. Céline n’est pas responsable de la montée du nazisme, ni du triomphe de la « vieille France ». Il en est le témoin, et la lecture de son œuvre donne des clefs pour comprendre l’époque et comment les choses se dénouèrent en 1940 dans les cercles d’une certaine France. « Guillaume Dustan » mérite le même traitement. Ses deux premiers livres racontent une époque, et il était salutaire que quelqu’un raconta cette époque, et il le fit avec talent, avec humour. Dix ans après Guibert, on pouvait rire du sida.
On peut critiquer le récit de certaines pensées, de certains comportements (d’ailleurs, c’est beaucoup plus net chez Rémès que chez « Dustan » qui, dans ses deux premiers livres, restait finalement beaucoup plus du côté du relapse que du côté du bareback). Mais on aurait du ne voir que des œuvres littéraires et les interroger comme telles. Mais qui a eu l’honnêteté de dire, au sujet de Nicolas Pages, de dire comme je viens de le faire, qu’il s’agissait d’une merde ? Personne. Nulle part, je ne l’ai lu. Car quand l’ouvrage est sorti, « Guillaume Dustan » était devenu une icône, un symbole. On parlait beaucoup de lui, du plaisir, du caractère chiant du préservatif, d’une responsabilité partagée qui ressemblait de plus en plus à un dédouanement… Le tout sans débat réel.
Remettons « Dustan » à sa place. Reconnaissons-lui le talent d’avoir su raconter son époque, son cercle d’amis dont il racontait également la vie à l’âge des premières trithérapies.
Et oublions Nicolas Pagès.
Fin de la première partie
[/tab] [tab title= »Title 2″]En fait, la vraie question n’était pas là. La vraie question, elle, elle reste en suspens. Avec les trithérapies, la lassitude à utiliser un préservatif devait se manifester tôt ou tard. C’est humain. Avec les trithérapies, la tentation d’utiliser d’autres possibilités devenaient tentantes. C’est humain. Avec les trithérapies, les associations allaient se vider de leurs adhérents et les marches du 1er décembre allaient se transformer en une sorte de premier mai du sida, avec ses cortèges traditionnels, le die-in d’Act Up et les cornes de brune, les boites à sous dans les bars et tout plein de préservatifs gratuits partout, même au Dépôt. C’était évident. Avec les trithérapies, certains seraient tentés de « jauger » la situation et de caler leur comportement sexuel sur le jugement qu’ils porteraient sur l’autre. C’est humain. Tout cela était évident.
Voilà des questions qui apparurent ici et là, essentiellement dans la presse anglo-saxonne d’abord et dans Têtu, mais ce fut comme si l’air du temps était au constat et non plus à l’action.
Sur les ruines du message clair, net et précis, bati sur une attitude communautaire politique et responsable, « utilisez un préservatif pour tous vos rapports sexuels et pratiquez le sexe sans risque, consultez un docteur au moindre doute, etc. », s’est progressivement installé un discours vague. Je me rappelle ma surprise en lisant vers 2002 une brochure du Terrence Higgins Trust, à Londres, qui après avoir expliqué ce qu’était le sida (et là, je dois dire, ils le faisaient vraiment bien, c’était une belle brochure, format de poche, beau design, beaux mecs, dessins, etc), développaient des stratégies alternatives au cas où, par exemple, on n’avait pas de préservatif sur soi.
En 1990, on aurait dit de ne pas avoir de rapport anal, d’être prudent avec la fellation, et on aurait souligné l’importance des zones érogènes permettant d’avoir un réel rapport sexuel non contaminant, du type de ceux qui ont permis à des dizaines de milliers d’entre nous de baiser avec des types dont nous ignorions le statut sérologique sans être contaminés, ce qu’on appelait le SSR, le Sexe Sans Risque.
Là, non. La brochure expliquait qu’il fallait éviter les rapports anaux, mais que, au cas où, il était préférable de mettre du gel et surtout de ne pas éjaculer dans son partenaire. Un an plus tard, un groupe départemental de AIDES du sud de la France confectionna une affiche avec le même type de message. Cela fit un tollé, mais les condamnations furent finalement très feutrées, et l’affaire fut oubliée.
Face à ce qui fut ressenti comme un relâchement des pratiques (relapse), ce qui aurait du ressouder les troupes les divisa, car pour la première fois, des acteurs de la prévention réclamaient de tempérer. Didier Lestrade fut traité de réactionnaire quand il refusait de négocier le préservatif. Tout le petit monde de la prevention n’en eut plus que pour la « responsabilité partagée », détournant au passage la signification réelle de l’idée de responsabilité. On opposa « Dustan » à Lestrade, celui qui s’assume face au militant du passé. Ce qui aurait dû n’être qu’un moment littéraire incarnant la sortie de notre communauté d’une longue période de deuil et de combat, et également une occasion de s’interroger sur ce moment, devint un révélateur de toutes les divisions, du bal des égos et également du vieillissement des « têtes pensantes ». Car malgré le choc que représentaient les livres de « Guillaume Dustan », l’homosexuel Lambda continuait de se protéger. Les chiffres montrent à cette époque une grande stabilité des contaminations. Tout au plus une poussées des IST indiquait-elle que les backrooms banalisaient les partenaires multiples, ce qui aurait du être discuté. Mais là encore, il fallut attendre plusieurs années pour que lesdites backrooms soient enfin visitées.
Nous en sommes toujours au même point. Le même flou continue de guider les principales associations, de plus en plus sous la pression de groupes remettant ouvertement en cause l’usage du préservatif et encourageant l’expérimentation, la prise de risque mesurée et des mesures de prévention alternatives. Cette cacophonie dans le message s’accompagne, et accompagne, une généralisation des pratiques à risque avec pour résultat des taux de contamination en forme de revival 80’s. Ces taux véritablement effrayants, quand on pense qu’il suffit d’un simple préservatif pour les éviter, ne provoquent aucun cri d’alarme, aucun questionnement. Au contraire, ils sont utilisés pour aller plus loin dans l’expérimentation de pratiques alternatives, au rang de laquelle figure le traitement comme moyen de prévention, le tout sous les auspices du ministère de la santé et, dans l’ombre, de l’industrie pharmaceutique.
Le traitement comme moyen de prévention est une des nombreuses stratégies alternatives. On trouve également le choix sérologique : sous condition de se faire dépister régulièrement, vous choisissez vos partenaires en fonction de votre statut. Partouze séronégative, party bareback séropositive, etc… C’est au choix, vous le décidez en « toute responsabilité ». Il s’agit de la création d’un véritable apartheid sexuel, les séronégatifs excluant de fait les séropositifs, à l’opposé de toute la logique communautaire (rester ensemble, respecter le silence intime) qui a fait notre force dans l’épidémie. Mais cet aspect des choses semble ne pas interpeler les associations. Sans compter qu’on ne peut exclure des contaminations dans les soirées seronégatives…
Il y a ensuite le suivi sérologique lié au traitement. Et il est vrai qu’un séropositif observant parfaitement son traitement, avec une charge virale indétectable pendant plusieurs années, est très peu contaminant. Certains vont donc jusqu’à dire qu’après un certain délai d’observance, le préservatif n’est peut être plus obligatoire. Et que, de toute façon, en dernière instance, il restera le traitement pour celle ou celui qui aura été contaminé.
Ce qui est frappant dans ces nouvelles approches, c’est à quel point tout est centré autour du séropositif, de son confort (ou en tout cas une certaine idée que certain s’en font), à quel point la séronégativité est presque considérée comme un fait anecdotique, et finalement comment la responsabilité se retrouve vidée de toute signification individuelle et collective.
En y regardant de près, la prévention VIH reprend désormais le schéma machiste en place dans la prévention des grossesses. De la même façon que le poids de la contraception repose entièrement sur les femmes, la prévention du risque VIH est entièrement à la charge des séronégatifs.
Un homme et une femme. L’homme n’a pas de préservatif, mais il veut, il insiste. La fille aussi a envie, mais… Elle ne prend pas la pilule. Il insiste, elle accepte, mais lui demande de se retenir et de se retirer. Il la pénètre, et puis il jouit, il ne se retire pas. La fille garde sa honte pour elle, le type s’excuse, se rhabille. Elle n’a peut être pas joui car elle avait un peu la trouille, mais elle ne dit rien, ce sont des choses qui ne se disent pas. Un mois plus tard, elle appelle l’homme et l’informe qu’elle a un retard, lui demande conseil. Et lui, il lui dit que ça ne le regarde pas vraiment, et puis qu’elle avait envie aussi, qu’elle n’a qu’à se faire avorter, ou alors, elle n’avait qu’à prendre la pilule. Une histoire classique, on l’a tous une fois entendue, cette histoire. L’histoire du mâle dominant, et dominé par son érection.
Dans la nouvelle approche de la prévention, il y a un peu de ça. S’il n’y a pas de préservatif, on n’a qu’à ne pas jouir dedans et mettre beaucoup de gel. Et puis, après tout, si l’un contamine l’autre, celui qui est contaminé n’avait qu’à mieux choisir son partenaire (sélection du statut sérologique du partenaire, ou sérosorting), ou bien à prendre un traitement comme prévention, ou TASP). Est-ce vraiment cela, que nous voulions, il y a vingt ans, quand nous hurlions notre colère devant la démission des gouvernants?
« Guillaume Dustan » a bon dos. Ce sont tous ceux qui se sont abrités derrière lui qui sont responsables des milliers de contaminations annuelles, et de leur augmentation d’une année sur l’autre. Toutes les données disponibles le montrent, là où ces « nouvelles stratégies » ont été mises en œuvre, le résultat au final a été exactement l’inverse du résultat recherché, à savoir une « maitrise négociée » de l’épidémie.
Le sida a un avenir : la purge ou le réveil
Les personnes en charge de la prévention ont une vision du monde qui se limite au bout de leur prépuce pour certains, à leur propre vécu parfois désabusé, à la contrainte budgétaire de plus en plus dramatique, à leur crainte de heurter les homos comme Act Up a su le faire en son temps, et plus généralement, à une acceptation des faits tels qu’ils sont, dans un monde sensé ne pas changer, un monde où le robinet à médicaments gratuits sera toujours ouvert. Un monde où la toxicité des molécules, l’adaptation et la mutation du virus, l’obligation à dépendre d’un traitement à vie pour pouvoir survivre ne font pas débat. Une liberté asservie au bon vouloir de la collectivité et aux découvertes des laboratoires. Ainsi qu’une sorte de thatcherisme du sexe, où chacun gère sa contamination, tant pis pour les perdants, les laboratoires s’en chargeront. Une curieuse définition du partage…
Pourtant, les sociétés évoluent, les enjeux changent, les idées bougent, les générations se succèdent. Seul le virus, lui, restera là, compagnon à vie de ceux qui l’auront croisé sur leur chemin.
Parler des enjeux et de l’urgence d’une remise à plat de la prévention, c’est d’abord avoir enfin le courage de déplacer le focus, et de s’intéresser à la séronégativité, en la mettant au centre des dispositifs de prévention. Je ne veux choquer personne, mais la norme, c’est être séronégatif, et le vrai bonheur, c’est de le rester. Un séronégatif est un être libre qui ne dépend de personne, ni de son médecin, ni d’un laboratoire. C’est l’état que l’on doit souhaiter à chacun, tout comme on ne souhaite à personne d’avoir un jour un cancer. Nous devons donc avoir à l’esprit les séronégatifs, leur information, et promouvoir le preservatif comme la seule et unique attitude responsable pour garder cette tranquillité et ce bonheur de ne pas risquer, demain, d’être malade. Nous devons les inciter à se faire dépister régulièrement, afin de garder le réflexe du préservatif, mais également afin d’assurer leur suivi concernant les IST.
Le retour en avant du préservatif devrait être l’occasion, avec une information complète sur le VIH ciblée sur les séronégatifs, d’une dédramatisation raisonnée du risque de contamination. On peut désormais affirmer sans se tromper, qu’un couple sérodiscordant, respectant le sexe sans risque, et où le séropositif est suivi, adhère à son traitement, ne court aucun risque de contaminer son partenaire négatif. C’était vrai avant, et ça l’est encore plus maintenant que l’on connait mieux le virus, que les traitements permettent de le contrôler, de le rendre « indétectable ». Car en fait, plutôt qu’utiliser cette « victoire » pour promouvoir des rapports possiblement contaminants (TASP, serosorting, gel…), on devrait l’utiliser pour promouvoir une intégration réelle, amoureuse, affective des séropositifs, la possibilité réelle de reposseder pleinement leur avenir.
Il faut donc réaffirmer la place du préservatif comme d’une arme liant la tranquillité individuelle et la responsabilité collective, politique, des individus par rapport à leur propre groupe et par rapport à la société. Car il faut avouer que si la séronégativité est la grande absente, l’autre absente est bel et bien la société. Or, de ce coté-là, les choses bougent, très rapidement. Et pas forcément pour le mieux.
C’est le grand tabou, le coût d’un traitement. Pourtant, il faut aborder cette question. Qu’est ce qu’être libre quand on dépend du bon vouloir de la société ? Un traitement coûte entre 1000 et 2500 euros mensuels, soit entre 12.000 euros et 30.000 par an. Pour rappel, le niveau moyen des pensions de retraite est d’environ 900 euros mensuels.
La société, les contribuables, n’acceptent de payer une telle somme que parce que le VIH est considéré comme une sorte de fatalité qui a fauché une génération, au même titre que la société accepte de payer pour les cancers ou la tuberculose. Cette acceptation du coût est liée également à l’énorme effort, à la responsabilité de notre communauté qui a eu un très fort impact sur l’opinion. Or, désormais, partout, les gourvernements cherchent à réaliser des économies. Et depuis deux ou trois ans revient l’idée d’une remise en cause du 100% pour les affections de longue durée. Le rapport Attali, remis récemment au gouvernement propose cette mesure. On s’oriente donc vers une prise en charge personnalisée. Or, même 10% à la charge du malade, cela reste quand même incroyablement cher.
Certains objecteront que la « communauté », ce truc qu’ils laissent se déliter en accompagnant des comportements irresponsables, mais qui justifie leurs postes, leurs salaires, leur statut, se dressera, et se mobilisera. Le contribuable acceptera-t-il les arguments quand TF1 leur proposera des reportages sur les backrooms où on ne se protège pas, avec lecture d’extraits de livres d’Eric Rémès, gros plan sur les sites de rencontre « BBK », « NoKpot » et présentation de brochures et affiches aux contenus ambigus. Or, partout dans le monde, Tea Party aux USA, extrême-droite aux Pays Bas, la question fiscale, la question des « assistés » passe au devant de la scène dans des sociétés traversées par le doute et l’égoïsme idéologique. Par ailleurs, comment ne pas voir dans le sérosorting la mise en place d’une exclusion théorisée de la ségrégation des séropositifs ?
Notre communauté a été pourchassée, mise au bûcher, interdite pendant des centaines d’années. Le préjugé à notre égard est encore très fort malgré le bel emballage « cool » homophile en ce moment.
Nous avons l’obligation d’être responsables collectivement. Et le retour du préservatif au centre des politiques de prévention est la pierre angulaire de cette responsabilité. Nous avons encore le temps, nous avons encore la possibilité de refermer une parenthèse, un moment de relâchement, finalement peut-être nécessaire pour nous reconstruire collectivement après l’épidémie.
Si nous ne la refermons pas, nous ne tarderons pas à être montrés du doigt pour notre irresponsabilité. Nous n’aurons rien à opposer. Et alors, peut-être le pire arrivera, les séropositifs seront mis au ban de ce qui restera de la communauté, juste suite logique du serosorting et de l’embourgeoisement de certains homos.
Nous avons l’obligation morale de faire de ces dix années un « moment » dans l’histoire de notre communauté sur la longue marche de son émancipation, en permettant aux plus jeunes, ces gamins qui débarquent dans nos bars, nos boites, de retrouver le sourire et l’innocence que notre génération a perdu en se prenant l’épidémie en pleine poire, dans la force de sa jeunesse.
Nous sommes comptables de leur avenir, de cela, oui, nous sommes RESPONSABLES.
Fin
L’autre partie est accessible sur l’onglet en tête.