Minorités 42 | Ni barbus, ni violeurs : Français, musulmans d’origine algérienne

M

(Texte paru dans Minorites.org à partir du 27 juin 2010, en cinq parties. Le voici rassemblé sur ce blog, en version intégrale.)
Ce texte a été publié en 2014 dans Minorités : L’essentiel (édition Des ailes sur un tracteur).

Du Japon où il vit, Madjid Ben Chikh nous a envoyé un texte si long que Minorités l’a découpé en cinq parties, qui ont été diffusées jour après jour. Il s’agit d’offrir un angle de lecture de l’islamophobie hexagonale à partir de l’histoire de la colonisation de l’Algérie. Cet essai est historique, plonge dans les sources de l’influence française sur l’identité des Algériens et présente un point de vue intime aussi, face à un passé colonialiste toujours mis sous silence dans la France d’aujourd’hui. C’est une fresque passionante et triste.
[tabgroup layout= »horizontal »] [tab title= »1ère partie »]

L’actualité est dominée depuis des années par un retour récurent du refoulé colonial prenant la forme d’une simplification dite laïque et républicaine qui, désormais, peine à cacher son caractère anti-musulman. De l’autre côté, nous voyons se développer un discours d’acceptation inconditionnel de tout ce qui est Arabe, en France et ailleurs. Pour être franc, je sors l’artillerie lourde à chaque fois que je lis ou écoute ce genre de prises de positions qui sont finalement, l’une comme l’autre, les deux face d’une même reconstruction d’un groupe, niant l’une et l’autre, l’histoire, les spécificités des parcours, et surtout la très grande variété des opinions au sein de ce groupe.

Pour faire clair, on a la simplification suivante, voyous sans manière ni culture aux comportements islamistes mafieux pour les uns (Alain Finkelkraut), Arabes porteurs d’un message en soi parce qu’Arabes, ayant le droit de voiler leur femme car c’est leur tradition et qu’il n’y a qu’à regarder les images des pays du Golfe pour comprendre à quel point leur culture est différente, de l’autre. Force est de constater que ni l’un ni l’autre de ces discours ne vient des intéressés eux-mêmes, des intéressés qui auraient peut-être des sentiments et des points de vue bien plus nuancés, variés.

Partons du départ, il y a quelques milliers d’années. Excusez-moi par avance d’avoir à emprunter de tels détours dans un texte aussi long: la façon avec laquelle on aborde la question de l’Islam en France s’inscrit dans un temps long, avec une permanence des discours et des représentations, et un flot de contre-vérités concernant les relations des Juifs et des Musulmans qui méritent qu’on s’y attarde.

La guerre d’indépendance du peuple Algérien, présentée de nos jours comme une décolonisation douloureuse, fut en réalité une guerre meurtrière et, neuf ans après Điện Biên Phủ, elle fut une nouvelle humiliation pour l’armée française. Elle fournit la base du discours de l’extrême-droite française depuis les années 60, privée qu’elle est depuis la Libération de son traditionnel discours anti-Juifs. Le mythe de « l’Arabe » est ainsi né avec la guerre en Algérie et les actualités contrôlées par l’Etat : égorgeur, lâche, qui vous « coupe les couilles et vous les fait bouffer », sales et ignorant la civilisation. Auparavant, les « indigènes Musulmans », comme les appelait la République Française, étaient tout simplement inexistants publiquement et politiquement. Celle dont on vante à n’en plus finir aujourd’hui les principes laïcs et universels les avaient privés de la citoyenneté, et n’avait généralement pas daigné les scolariser.

L’Algérie…

L’écrivain Mohammed Dib raconte comment dans l’Ouest, vers Tlemcen, les grandes familles aristocratiques héritières de la culture Arabo-Andalouse vécurent l’humiliation des expropriateurs venus de France, généralement incultes, vulgaires et sans éducation, la réduction à la mendicité, au travail journalier et à la répression si elles osaient protester (Dar Sbitar, La Grande Maison). L’Ouest Algérien est Arabo-Andalous, Juif Séfarade et Musulman à la fois, Berbère, Arabe et Ibère, cette Andalousie si différente de Bagdad, l’autre Perle, Arabo-Perse, à l’Orient. L’Ouest Algérien était fier de son histoire et de ses synthèses.

Dans le Centre-Est, en Kabylie et dans les Aurès, c’était une situation différente. On vécut la colonisation française comme une nouvelle calamité. Avant, il y avait eu la colonisation Turque au 16e siècle. Avant les Turcs, il y avait eu les Arabes et leur religion, l’Islam, contre laquelle le peuple avait résisté dans des guerres longues; on continuait à se souvenir de Kahina, la reine (Juive ?), qui avait résisté avant d’inviter son peuple à céder. Avant, il y avait eu les répressions de la chrétienté Romaine qui n’acceptait pas les syncrétismes et l’animisme profond de la population Berbère, alors chrétienne (les Berbères adoptèrent le christianisme avant Rome et furent persécutés). Avant, il y avait eu l’invasion romaine…

Et avant, les Royaumes Berbères de Numidie dont on conservait de génération en génération une nostalgie secrète: aujourd’hui encore on vénère Massinissa, qui alimente encore le courage remarquable des Kabyles. La Kabylie et les Aurès ne sont pas Arabes, mais Berbères, gardiens de traditions et de nostalgies anciennes. La Kabylie, ses terres ingrates, ses montagnes révérées, pays de la flûte et de la derbouka, des moutons, des bleds, de l’olive et de la figue, où depuis 2000 ans on tisse de superbes tapis, on cuit de magnifiques poteries, on façonne de superbes bijoux. Une culture, une terre que racontaient si bien Mouloud Ferraoun [1] et Mouloud Mammeri [2], deux grands écrivains Kabyles de l’époque de l’indépendance.

Il y a les côtes, Oran, Alger, Annaba. 

Et Tipaza, Bejaia…

Oran n’est pas vraiment Arabe, elle est Berbère, arabisée, Juive, Espagnole et Musulmane, un peu Gitane aussi, riche des saveurs de l’Andalousie, du commerce avec la Méditerranée, brassant les cultures à sa façon, avec une nonchalance presque Marseillaise. Pas chiche, sensuelle. Si une ville pouvait résumer l’esprit Algérien, ce serait peut-être elle: les Kabyles sont trop sérieux, Tlemcen trop aristocratique ! Drôle, un rien vulgaire, le coeur alcoolisé qui chavire au bord des larmes et implorant Dieu le Tout Puissant de lui accorder un peu de repos. Musicienne et terriblement Méditerranéenne.

Alger n’est pas Arabe, elle est Berbère, arabisée, Turque, et Française aussi, depuis la colonisation. Et Romaine. C’est la ville de la piraterie, celle où on vendait ces jolies blondes Européennes dont le bateau avait eu le malheur de passer par là, comme s’en amuse Voltaire dans Candide. C’est une façade sur la mer, de nos jours une copie de Paris le long du port, un Paris idéal où le soleil tape fort (Albert Camus, L’étranger). Alger, c’est une Andalousie Ottomane, ce sont les femmes couvertes d’un Haiek, une grande pièce de tissus blanc, parfois orné de broderies, dont elles se couvraient avant de sortir, un peu comme un grand châle, cachant sous tout cela leurs bijoux, leurs vêtements que l’on appercevait quand même, comme le montrent les photographies de la ville prises vers 1880, et comme le raconte avec humour, les Milles et Une Nuits. Ce sont des gâteaux aux noisettes, aux amandes, aux pistaches, aux noix, à la fleur d’oranger, aux pétales de roses, au miel des montagnes de la petite Kabylie toute proche. Alger, c’est aussi l’Andalousie faite populaire, c’est le Châabi, ce blues accompagné d’un Oud (luth) et, depuis les années 30 (Lili Boniche), sous l’influence de chanteurs Juifs Algériens, d’un piano et d’un accordéon avec qui il se marie si bien. C’est aussi une Casbah magnifique qui domine la mer, avec ses patios, ses mosaïques, ses terrasses. Alger toute imprégnée de France, terrasse rue Didouche Mourad, ancienne rue d’Isly. Une ville canaille et raffinée, marchande et aristocratique, bâtarde et sûre d’elle. Parisienne.

La Kabylie, les Berbères, les Touaregs

Plus à l’est, après la Kabylie, il y a Constantine, perchée sur ses deux versants de montagne. Berbère et arabisée, montagnarde. Il y a Bejaia dont on savoure les rivages en été, et puis il y a Annaba, presque déjà Tunisienne.

Plus au Sud, le désert et son peuple fier, les Berbères nomades, les Touaregs. Ils racontent l’histoire du Maghreb (en Arabe, Occident). Il y a longtemps, l’Afrique du Nord était Africaine. Noire. Les bergers nomades y faisaient paître leurs troupeaux. Et puis progressivement arrivèrent les peuples Méditerranéens, blancs. Les Berbères, notamment. Ils se sédentarisèrent sur les côtes d’abord, repoussant les Bergers plus au Sud. Le désert, agressé à ses bordures par les gigantesques troupeaux de moutons, ne cessa de s’étendre et devint progressivement une véritable barrière entre les deux Afrique. Les bergers de ce temps descendirent plus au Sud. Ce sont les Maliens d’aujourd’hui. Et les Berbères se divisèrent progressivement en trois groupes différents dans leur mode de vie. Les Berbères des côtes, marins et qui allaient rentrer en contact avec les conquérants des mers, ces commerçants infatigables, inventeurs entre autres, de l’alphabet, de la comptabilité et de la monnaie, les Phéniciens (aujourd’hui, Palestiniens). Ils allaient même un temps envisager de coloniser Rome, tous unis derrière l’ambitieuse capitale Berbéro-Phénicienne, Carthage. En échouant, ils allèrent se romaniser, adopter le Christianisme avant Rome, et plus tard allaient se convertir sans trop de difficultés à l’Islam, cette religion écrite dans une langue sémitique, l’Arabe, si proche du Phénicien, une autre langue sémitique, qui avait « fertilisé » leur propre langue.

Ce groupe, ce sont ceux que l’on appelle « arabes », aujourd’hui, en fait des Berbères arabisés. Il n’y a toutefois aucune homogénéité dans la langue d’une région à l’autre, et le vocabulaire porte la marque de la richesse de leur histoire, phénicienne, romaine, wisigothique, byzantine, vandale, arabe, ottomane, espagnole, française.

Le deuxième groupe rentra plus loin dans les terres, développa les cultures, peupla les montagnes. Ce sont les Kabyles, les Chaouis. Il suffit de regarder le costume féminin, il semble comme figé dans l’antiquité, avec sa taille basse, ses plissés, ses couleurs vives, les rubans dans les cheveux parés de bijoux. Seule influence de l’islam, un foulard qui vient se rajouter à la chevelure, en l’emballant, quand la femme sort du village pour voyager, et éventuellement un haiek. La délimitation des territoires des hommes et des femmes, parfois très marquée lors des fêtes, porte autant la marque des civilisations méditerranéennes que de l’Islam puisqu’on la retrouve en Sicile ou dans la Grèce ancienne. Ils continuent de parler le Berbère, avec des variantes assez importantes d’une région à l’autre pour eux aussi, au gré des influences.

Le troisième groupe, ce sont les Berbères du Sud. Comme toujours quand un peuple envahit un territoire, une sorte de zone tampon finit par apparaître. Dans le Maghreb, c’est le Sahara où les Maliens et les Berbères se sont progressivement assimilés les uns aux autres pour donner naissances à divers peuples, dont le peuple Touareg, ces grands commerçants, ces passeurs de civilisations et de richesses, qui mettaient en contact l’Égypte, le Mali, les Arabes et l’Afrique du Nord, et donc l’Europe. La splendide Ghardaya, en pays Mzabite, fit baver Le Corbusier.

Les Juifs étaient en Algérie depuis longtemps, très longtemps. Parfois plus de 2000 ans. Ils arrivèrent peut-être quand les Phéniciens fondèrent Carthage. Ils étaient là quand les Romains arrivèrent. Ils étaient Juifs de culture Berbère, certains chassés de Jérusalem par les romains, d’autres venus faire du commerce, installés dans la population locale, en adoptant les usages et faisant parfois preuve d’un certain prosélytisme religieux, convertissant des villages Berbères ici et là, ce qui facilita peut-être l’adoption du monothéisme par la suite. Ou bien Séfarades, ils étaient commerçants, médecins, philosophes et musiciens, ils deviendraient le poumon du Maghreb, l’agent pacifique de l’arabisation, venant d’Andalousie, notre paradis perdu qui trouva sa continuation dans le Maroc unifié dès les 17e siècle, et jusqu’à cette fière ville de l’Ouest, Tlemcen. On ne sait trop, d’ailleurs, parmi les grandes familles de Tlemcen, qui était juif et qui ne l’était pas…

Louis-Philippe et les Anglais

Un jour, un ministre de Louis-Philippe eu vent que l’Angleterre s’apprêtait à entrer en Afrique du Nord. Et voilà comment fut décidée la colonisation de l’Algérie. Ceux des côtes résistèrent pour le principe, mais ils en avaient vu d’autres. Le grand héros national, Abd El Kader, fini par se rendre lui aussi, après une longue résistance, et avec lui beaucoup de tribus. La Kabylie continua à se battre. Jusqu’en 1857. Et c’est ainsi que cet assemblage de Berbères, que les modes de vie, les langues, l’histoire, les pratiques et les « maîtres » successifs avaient séparés, les interprétation de l’islam et les guerres avaient divisés, se trouvèrent réunis dans une sorte de gros pâté que le colonisateur appela du nom de la ville qui avait fait trembler les marins pendant si longtemps. Algérie.

Une histoire très ancienne donc, complexe, riche, dont mêmes les « Arabes » sont fiers au fond d’eux. Rome émergeait à peine que déjà, dans le Maghreb, les femmes tissaient les superbes tapis, préparaient l’huile d’olive et des figues séchées, cultivaient les bleds en abondance qui étaient vendus aux commerçants Phéniciens…

Carnets d’Orient, de Jacques Ferrandez. Une magnifique bande dessinée dont la publication suit son cours, et qui retrace l’histoire de l’Algérie coloniale, du côté pied-noir. Dans le premier tome, il rend merveilleusement compte de ce patchwork coloré, multiculturel, et qui reflètait si bien la richesse de ces 3000 ans d’histoire, cette richesse qui excita les artistes, particulièrement Delacroix (Femmes d’Alger dans leur appartement). On y croise les femmes juives que l’ordre musulman (dhimma) autorisait à circuler sans foulard, parées de bijoux, d’étoffes riches. On peut bien sûr être choqué par la forme que prenait l’islam, avec ces femmes voilées, mais c’était ainsi…

Après la guerre et les premiers massacres, la France finit par adopter la sage politique Turque : laisser les Algériens s’administrer, et éventuellement, arbitrer les conflits. Ceux-ci se firent à ce nouveau maître. Les soldats se montraient assez coopératifs, et se firent admettre. Les notes des bureaux arabes dans les années 1860 sont très précieuses aujourd’hui pour comprendre l’ancienne société Algérienne, avant son démantèlement. Ils fournissent un très précieux et bien involontaire travail ethnologique.

Car si ni Louis-Philippe, ni Napoléon III n’avaient que faire de l’Algérie, laissée aux spéculateurs comme l’explique si bien Balzac dans La cousine Bette, la République fraîchement proclamée en 1870 allait, elle, totalement revisiter la politique. Elle allait tout d’abord y envoyer des Communards, puis les Alsaciens dont elle ne savait que faire après les avoir encouragés à quitter leurs terres dorénavant allemandes. Les premières grandes expropriation eurent lieu, scellant le destin des populations françaises d’Algérie, désormais considérées comme intrues. La République, armée de ses valeurs Universelles relégua les populations au rang de main d’oeuvre d’appoint destinée à aider les colons à développer le pays. Pire, alors que Napoléon III avait par décret autorisé les 3 millions « d’indigènes musulmans », les 300.000 « étrangers » (Espagnols, Italiens) et ses 35.000 « indigènes israelites » à demander la nationalité française (décret du 21 avril (!) 1866), les décrets Crémieux (24 octobre 1870) allaient donner aux Juifs l’automaticité de cette nationalité, et en exclure les « indigènes musulmans ». Les Musulmans commencèrent à regarder les Juifs comme des traîtres car jusqu’alors, ils avaient partagé l’histoire du pays. C’est une blessure profonde qui a engendré l’un des pires malentendu de l’histoire Algérienne avec des conséquences jusqu’à nos jours.

La République

Quand la République passa enfin entre les mains des Républicains, lors des élections de 1878, les Communards furent graciés, mais la politique Algérienne n’allait, elle, pas changer.

En 1914, on envoya les « indigènes musulmans », privés de droit de vote, et pour leur grande majorité privés de l’école publique, gratuite, laïque et obligatoire, aux premières lignes aux côtés des Bretons. Il y eut le centenaire de l’Algérie Française en 1932, avec sa nouvelle vague d’expropriations, ses déportements massifs de populations dans l’Ouest du pays, afin de franciser l’Algérie disait-on, mais dont le but était d’enrichir de grands bourgeois qui revendaient au prix fort des produits agricoles, bleds, fruits, légumes, produits à très bas coût Outre-Mer. Il y eut l’appauvrissement sans fin des populations rurales, souvent privées de leurs terres, réduites au travail journalier sur ce qui fut leurs terres, privées du droit de grève et des libertés syndicales.

Dans les villes, dans les quartiers populaires,  un vague brassage s’opérait malgré tout puisque c’étaient les seuls endroits où des indigènes musulmans pouvaient être scolarisés. La littérature Algérienne y puisa ses premiers grands écrivains modernes, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib [3]Kateb Yacine [4]Assia Djebbar, ceux qui bientôt, dans les années 50, allaient exprimer chacun à leur façon la réalité coloniale dans des oeuvres majeures. Avec une mention spéciale pour Kateb Yacine avec Nedjma, le livre de la génération de l’indépendance. Un livre d’errance, comme privé de racines.

En France, personne ne s’en souciait. Une grande partie de la population vivait de très peu, et connaissait finalement très mal les départements français d’Algérie. Et cette appellation d’indigènes ou de sujet musulman renvoyait la population à un archaïsme dont la France Républicaine se croyait débarrassée, en créant une division que pourtant la laïcité si souvent invoquée réprouvait : il y avait les Français, et il y avait les Musulmans.

La laïcité

Car quand on parle en France de laïcité de nos jours, les deux camps en présence ignorent ou feignent d’ignorer son histoire.

La « gauche » n’a jamais eu avec la religion une histoire heureuse. Un débat religieux, celui de la Bulle Pontificale Unigenitus, acceptée par Louis XIV en 1713 et portant interdiction du Jansénisme, a empoisonné tout le 18e siècle et est considérée comme une des causes majeures de la Révolution. En obéissant à une politique Pontificale, le Roi fut accusé par les légistes, puis les philosophes, d’obéir à une puissance étrangère, de ne pas avoir discuté cette politique avec ses parlements et d’avoir ainsi transgressé la constitution. La gauche de l’époque s’est donc battue pour le droit des Jansénistes contre l’Église.

Lors de la Révolution, elle eut sa revanche avec la loi portant Constitution Civile du Clergé. La révolution voulait instituer la liberté de culte et extraire la religion catholique de l’influence d’une puissance étrangère: le Vatican. Le clivage droite catholique rurale / gauche anti-cléricale urbaine date de cette période et Zeev Sternhell y voit même un moment clé qui, avec l’exécution de Louis XVI, donnera naissance à l’extrème-droite française et européenne, le clergé et les monarchistes ayant développé la thèse d’un complot des Juifs, des Protestants et des Franc-maçons, orchestré par une puissance étrangère, l’Angleterre.

Un siècle plus tard, et après que les milieux anti-républicains aient affûté leurs armes théoriques (on pense à Charles Maurras en particulier), l’affaire Dreyfus fut un nouvel épisode de confrontation et allait obliger la gauche à définir enfin sa position sur la question religieuse, elle qui avait progressivement adopté un athéisme militant, en réponse à l’anti-républicanisme de l’église. Si la droite fit bloc pour accuser Alfred Dreyfus de trahison, la gauche se divisa en deux blocs. L’un parmi lesquels Jean Jaurès, qui estimait qu’il fallait défendre Alfred Dreyfus contre ce qui leur apparaissait comme un complot Catholique et antirépublicain. Et l’autre, autours de Jules Guesdes et des anarchistes, qui considérait que ces histoires étaient des histoires de bourgeois. C’est l’alliance de plus en plus manifeste des catholiques, des antirépublicains, des monarchistes et des bonapartistes, ainsi que l’intelligence de gens comme Émile Zola qui décidèrent Jules Guesdes à défendre Alfred Dreyfus. Aux élections suivantes de 1898, après avoir gagné la bataille de l’opinion en démontrant le complot antirépublicain de la réaction, une majorité de gauche dite radicale (la gauche des républicains), appuyée pour la première fois par l’extrème-gauche (les socialistes), remporta les élections et vota la loi de séparation de l’Église et de l’État, faisant de la France un État laïc.

Les invocations actuelles à la République et la Laïcité n’ont donc pas grand chose à voir avec loi de séparation de l’Église et de l’État qui cherchait à écarter de la sphère politique les groupes de pressions qui tendait à imposer leur loi pour renverser la République, à moins que l’on suppose que les Musulmans travaillent contre la France et veuillent renverser sa République. Certains récemment on franchi le pas dans ce type de discours.

Les indigènes musulmans

Toute égalitaire (à l’exclusion notable des femmes et sans même tenir compte des inégalités sociales) qu’elle était devenue, la nouvelle République laïque s’arrêtait aux indigènes musulmans qu’elle renvoyait à leur religion quand elle prétendait partout ailleurs instituer des hommes libres, des citoyens. Cette même République laïque qui sortirait Jeanne d’Arc en 1914, escortée d’une armée de curés, pour une grande communion laïque où périrent des dizaines de millions de gens.

Ce statut inégalitaire et la pauvreté allaient pousser de plus en plus d’indigènes musulmans des départements français d’Algérie à venir en Métropole. S’ils craignaient le climat, froid, ils aimaient la jovialité de la population, sa simplicité et son relatif respect envers les étrangers, qui contrastaient avec le sentiment d’exclusion dans la colonie. Certains ouvraient de petits cafés où ceux de leurs villages venaient noyer l’ennui, la solitude, la tristesse. Cette immigration était masculine. On y parlait politique. Il y avait ceux qui rêvaient de restaurer un ordre ancien, où la religion et les clans retrouveraient leur place. Il y avait ceux, comme mon père, qui rêvaient d’une République, avec l’école obligatoire et la liberté politique, comme en France, mais par les Algériens, et pour les Algériens. Ceux-là se considéraient comme laïques, dans le sens de la séparation de la religion et de l’État, tout en étant musulmans. C’était certainement la tendance la plus ambitieuse politiquement car dans leurs rêves, ils plaçaient leur pays à égalité avec la France…

Quand la Deuxième guerre mondiale survint, les élites françaises eurent enfin leur revanche. On accuse souvent la gauche d’avoir voté les pouvoirs à Pétain : c’est faux. C’est oublier que bien peu de députés et sénateurs étaient présent lors du vote car le pays était complètement désorganisé, les routes et les voies de chemins de fers avaient été bombardées. C’est oublier la tentative de Léon Blum et de Pierre Mendès-France, accompagnés d’autres parlementaires, de partir constituer un gouvernement en exil… à Alger, et qui furent arrêtés en chemin.

Sur le front, comme l’ont raconté tous les témoins, en se réveillant un matin, les soldats ont constaté que leurs généraux étaient partis en emportant les armes ou les munitions. La République fut trahie par ses élites, des élites qui « préféraient Hitler au Front Populaire » et qui voyaient là une revanche sur la Révolution, la séparation de l’Église et de l’État et les droits syndicaux, une République qu’ils appelaient « la gueuse », tant elle s’identifiait désormais aux luttes sociales, et aux pauvres. Les élites Françaises n’aiment la République que quand elle les sert. Pour ceux que cette idée rebute, ils peuvent toujours lire L’étrange défaite, de Marc Bloch.

De son côté, de Gaulle constitua sa coalition très patiemment. Réactionnaire Maurassien et antirépublicain, le spectacle de la collaboration le convertit à la République. Par réalisme, il accepta de travailler avec les communistes et les socialistes : la droite était, dans son ensemble, totalement compromise. À Londres, ces communistes, ces socialistes, ces radicaux, et puis aussi de jeunes chrétiens influencés par les doctrines sociales de l’Église, en d’incessants échanges, parfois rudes, constituèrent un Conseil National de la Résistance d’où émergea progressivement le visage d’une France nouvelle, sociale et démocratique. Tout était passé en revue.

Tout, sauf une chose : les colonies, et au milieu d’elles, l’Algérie. La France nouvelle ne toucherait pas aux puissants intérêts dans les colonies ; peut-être même fallait-il au contraire se les concilier pour gagner la guerre, Alger devenant à partir de 1942 la base avancée de l’Armée Américaine.

Fin de 1ère partie

Notes

[1] Mouloud Feraoun, Le fils du pauvre (un roman décrivant la vie quotidienne dans un village de Kabylie dans les années 50).
[2] Mouloud Mammeri, La colline oubliée (une histoire en Kabylie pendant la seconde guerre mondiale).
[3] Mohammed Dib, La grande maison (l’ouest algérien après les grandes expropriations, un très beau roman).
[4] Kateb Yacine, Nedjma (le roman de l’errance, des êtres privés de racines : LE roman de l’indépendance).

Pour aller plus loin
— À voir, une vidéo d’Alger, à la fin du 19eme siècle.
— Un site à découvrir : Le journal d’un appelé en Algérie, entre 1960 et 1962.
— 1956, une sale histoire (sur Vodeo, en location)
— À lire sur Wikipédia: les Berbères, les KabylesTlemcen et Oran.

[/tab]
[tab title= »2ème partie »]

En Algérie, les temps avaient changé, une petite élite instruite avait fini par émerger, frottée aux idéaux républicains, communistes, socialistes. C’est elle qui avait progressivement convaincu la population qu’il y avait intérêt à aider la France pour renégocier après la guerre les termes de la présence Française. Le 8 mai 1945, jour de la fin de la guerre, des manifestations de joie traversèrent le pays. Au milieu de ces cortèges apparut pour la première fois le drapeau Algérien : un policier tua le porteur du drapeau. Il y eu alors des débordements, et la répression fut sanglante. 30.000 à 45.000 Algériens (d’abord un millier, révisé officiellement par la France à 17.000, ce chiffre étant contesté par les historiens) furent massacrés. Si la guerre venait de prendre fin en France, le nouveau gouvernement de la République signifiait au peuple Algérien que le concernant, elle ne faisait en fait que commencer.

La répression de Sétif et de l’Est Algérien laissa une trace profonde au sein de la jeune génération Algérienne qui comprit alors que la nouvelle République, toute à ses valeurs de liberté et à son universalisme, veillerait au status quo. Instruits, maîtrisant les belles lettres, ils n’en seraient pas moins des sujets, non des citoyens, leurs papiers précisant leur qualité de musulmans.

Si la gauche officielle, le parti communiste, le parti socialiste SFIO, ne s’occupaient pas de ces Arabes, comme on commençait à les appeler en métropole, là aussi les choses évoluaient, particulièrement autours de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ainsi que leur revue Les Temps Modernes. Jean-Paul Sartre rendait à l’intellectuel la place que lui avait volée la Révolution Française, une position autonome, critique, indépendante et libre, un témoin jeté dans le monde. Les Temps Modernes fut la première revue d’une réinvention de la gauche, on peut y trouver l’origine de cette deuxième gauche qui allait se manifester plus tard au début de la guerre en Algérie. De 1946 à 1949, Jean Genet, Michel Leiris, Franz Fanon, Claude Levy-Strauss, Claude Lanzman, Boris Vian… La revue inventait son époque, brassait les idées, mais que ce soit à travers les chroniques de jazz, les premiers pamphlets de Franz Fanon et les premières pages de Tristes tropiquesles Temps Modernes plaçait la gauche dans l’obligation de penser le monde et de l’écouter, en arrêtant de le penser à partir de critères strictement français.

Les choix politiques de Jean-Paul Sartre allaient progressivement diviser cette nouvelle gauche en gestation, mais il n’en demeurait pas moins que le pli était désormais pris de penser indépendamment des partis politiques et des poses qu’ils prenaient au gré des remaniements ministériels incessant de la Quatrième République : le boudeur De Gaulle attendant son retour, les communistes assiégés, exclus et repliés sur eux-mêmes, et les ministres interchangeables de l’improbable tandem socialo-centriste. Cette gauche nouvelle multipliait les clubs et les cercles de pensée. Gille Martinet créait France-Observateur, Jean-Jacques Servan-Schreber L’Express. Castoriadis pensait Socialisme ou Barbarie. L’indépendance de penser dans ces groupes qui gravitaient plus ou moins autours de Les Temps Modernes permettait de surpasser les divisions et cette espèce de passage à vide de la première moitié des années 50.

Pierre Mendès-France

Quand Pierre Mendès-France, ancien résistant, devenu Président du conseil (premier ministre), réussit à conclure la guerre en Indochine, les plus modérés de cette gauche nouvelle applaudirent, quand les autres éxigèrent que l’on pense enfin à décoloniser. C’est l’époque de Les damnés de la terre, de Franz Fanon. Mais quand le 1er novembre de cette même année 1954, le Front de Libération Nationale (FLN, groupe décidé à se battre pour obtenir l’indépendance) organisa des attaques synchronisées sur tout le territoire Algérien, les espoirs de modération ne firent pas long feu. Pierre Mendès-France fut conduit à démissionner. Pas qu’il fut pour l’indépendance, mais pour le moins il pensait qu’il convenait d’ouvrir un dialogue sur cette nouvelle « question Algérienne ». On connaît la suite, l’engrenage répression / mobilisation / répression, et la propagande aux actualités présentant la Résistance Algérienne comme un groupe de terroristes isolés.

Les Algériens, à qui on niait le droit d’être Algériens, alternativement terroristes, musulmans, arabes, étaient opposés à des populations locales dépeintes alternativement folkoriquement traditionnelles (femmes voilées, you you à l’arrivée de l’armée), ou intégrées, menacées par de dangereux criminels musulmans manipulés par Moscou et Nasser. La France, mère Patrie civilisatrice, République Laïque et Universelle, terre des droits de l’homme et du citoyen, répandait ses bienfaits et ses vertus émancipatrices, la liberté, les lumières en ces terres arriérées d’où toute Culture était absente, avec le grand C si cher à Alain Finkelkraut.

Et peu importait s’il n’y avait pas d’écoles. Et peu importait si la population ne pouvait pas voter et se voyait refuser l’accès à l’Universel, à la laïcité, aux droits de l’homme et à la citoyenneté. Et peu importait si lors de l’épidémie de typhus en Kabylie, en 1941, les médecins ne prirent pas la peine de se déplacer dans les villages. Et peu importait si les populations des colonies avaient pris part à l’effort de guerre… La République Française, Laïque et Universelle, était généreuse avec ses enfants à qui elle apportait la civilisation qui leur faisait tant défaut, il fallait juste laisser le temps aux populations indigènes de s’adapter, et donc les rebelles devaient être arrêtés et punis.

En 1956, alors que la guerre n’était pas encore irréversible, un espoir monta quand les élections furent remportées par une grande coalition réunie autours de la SFIO (l’ancien Parti Socialiste, fondé en 1905), menée par Guy Mollet et à laquelle s’était joint Pierre Mendès-France, qu’on présentait dans la jeune nouvelle gauche comme l’homme de la situation. Le Front Républicain, qui divisa ceux qui osaient y croire et ceux qui ne s’illusionnaient pas, rassemblait sur l’essentiel : agir vite et en profiter pour régler la question coloniale.

Guy Mollet

La première déception vint avec la désignation de Guy Mollet, qui était en fait un pur produit de l’appareil socialiste et de sa puissante fédération socialiste du Nord. Sous son aile grandissait Pierre Mauroy. Et puis, il y avait toutes les têtes habituelles de la Quatrième République, parmi lesquelles François Mitterrand (pas encore socialiste, et appartenant à un petit parti centriste et anticommuniste, l’UDSR), à l’Intérieur et qui était sur la question Algérienne un des plus modérés des conservateurs, soucieux d’une certaine forme d’évolution du statut. Il y avait Gaston Deferre. Quelques attentats, une visite lamentable en Algérie où il fut reçu à coup de tomate par les pieds-noirs (les Français) entraînèrent Guy Mollet à prendre la décision de mobiliser le contingent contre le FLN.

Il décida même l’interdiction de la célébration des fêtes du 14 Juillet. On allait pacifier. Maurice Papon, qui s’était signalé par des déportations de Juifs pendant l’Occupation en tant que Préfet, fut désigné pour s’occuper des Aurès. Et puis on fit détourner un avion de cadres du FLN le 22 octobre 1956, et on les jeta en prison. La France fut condamnée à l’ONU, ce qui fut caché aux Français: l’information était contrôlée, et François Mitterrand veillait au moral des troupes. Le Parti Communiste continuait de demander des négociations, tout en veillant à bien éviter de rentrer dans les détails: il y avait un important électorat pied-noir dans les quartiers populaires. Le PCF milita jusqu’au bout pour des réformes, jamais pour l’indépendance. Et il exclut sauvagement celles et ceux qui aidèrent les Algériens. Alain Krivine et les « Italiens » de l’UNEF ou des Jeunesses Communistes en feraient bientôt l’expérience.

La désillusion était grande dans ce qui commençait à s’appeler la deuxième gauche : L’Express, France-Observateur, Les Temps Modernes, Libération (le journal d’après-guerre dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie, et qui disparut au début des années 60), ainsi des pans entiers de la SFIO qui quittèrent leur parti. Parmi eux, Charles Hernu, Alain Savary, Jean Poperen, mais aussi Gaston Deferre qui, ministre, venait de faire voter une loi accordant, enfin, la citoyenneté aux Algériens, et se désolidarisa du détournement de l’avion du FLN. Ce fut l’époque des clubs, et du PSA (Parti Socialiste Autonome) qui, en 1958 devint le PSU (Unifié), regroupant tous ces clubs et partis ayant refusé la politique de la SFIO et ayant, enfin, clarifié leur position sur la colonisation. Le PSU a été la seule formation politique à réclamer ouvertement l’indépendance sans condition, à dénoncer la torture qui était pratiquée à grande échelle, à aider activement le FLN (porter des valises) et à soutenir les appelés (ces jeunes de 19 ans envoyés faire la guerre lors de leur service militaire de 2 ans) insoumis et déserteurs. Pierre Mendès-France y adhéra.

Un brillant énarque, qui allait livrer en 1958 le plus violent acte d’accusation contre la guerre faite par la France (démolitions de villages à grande échelle, déportations, exécutions de civiles, terre brûlée, camps de concentrations, mortalité infantile quasiment planifiée, etc) s’apprêtait à en prendre la tête. Michel Rocard.

De son côté, autour de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en compagnie de la jeune avocate Gisèle Halimi, on dénonçait la torture à grande échelle, et en particulier l’utilisation du viol comme outil de torture (procès Djamila Boupacha). Henry Jeanson, enfin, organisa de véritables réseaux d’aide aux Algériens et trouva dans L’ExpressFrance-Observateur et Les Temps Modernes des soutiens importants.

De Gaulle revint au pouvoir le 13 mai 1958, après une mise en scène préparée de longue date par la presse conservatrice (France-Soir en tête) qui martelait depuis des années qu’il était le seul recours possible. Il revint grâce à un coup d’état, la prise du pouvoir du gouvernement local d’Alger par l’armée. Nommé Président du Conseil par le Président René Coty, il alla immédiatement voir ses nouveaux alliés, à Alger, « Je vous ai compris ». Il jouait également un fantastique mensonge à une population pied-noir inquiète, en se gardant bien de leur dire qu’ils devraient accepter une évolution. Au contraire, la propagande officielle mettait en avant leur rôle dans la défense de la France contre le communisme, et la population pieds noire, surtout les plus pauvres, y croyait. Les plus riches, eux, quittaient déjà le navire en rapatriant leur argent. Coincés entre ces Français dont un certain nombre les regardaient avec mépris en les considérant comme des Arabes, et des Algériens aidant désormais de plus en plus la résistance, les Juifs s’accrochaient comme ils pouvaient à cette République leur avait autrefois donné la nationalité.

Alors que la résistance visait la France uniquement, et pas les Juifs en tant que Juifs, les services secrets Israéliens s’en mêlèrent, accroissant encore un peu plus le fossé avec la population Algérienne. Pris aux piège par les événements et la guerre, par le statut de Français que leur avait accordé le décret Crémieux, mais également par leur choix de choisir la France contre les Algériens dès 1945, les Juifs Algériens savaient que l’indépendance se ferait non plus seulement sans eux, mais aussi contre eux, car dans le monde bipolaire de Yalta, on devait choisir son camp. Et les Arabes étaient avec les Russes, comme Nasser, qui était décidé à en découdre avec Israël, soutenu par les Américains. De leur côté, les Juifs de métropole, Ashkénazes, ne s’intéressaient pas à ce qui se préparait. Beaucoup même étaient contre la guerre. Ils avaient généralement une méconnaissance totale du judaïsme Nord-Africain.

En 1961, alors qu’en cachette De Gaulle négociait, son premier ministre Michel Debré avait les mains libres pour imposer le couvre-feu aux Français Musulmans : encore un bel exemple de laïcité. La Fédération de France du FLN décida d’une marche pacifiste, le 17 octobre, afin de dénoncer les mesures discriminatoires qui frappaient les Algériens, ainsi que les disparitions qui se multipliaient depuis l’été. Le nouveau préfet de Police, Maurice Papon, qui était responsable de la mort de 200.000 à 400.000 Algériens au cours de la campagne de « pacification » (les chiffres sont incertains, et on découvre encore de nos jours des charniers), fit preuve du même zèle Républicain qu’en Algérie. Sous les caméras de la télévision Belge, de la télévision Américaine et de la BBC, mais en absence de la RTF, 400 Algériens furent assassinés à coup d’armes à feu ou lynchés jusqu’à ce que mort s’ensuive, des milliers furent frappés et blessés, souvent au visage, et emmenés au Vel d’Hiv.

Massacre. Censure.

Le lendemain, Le Monde, Libération, l’Express et L’humanité furent censurés. On avait chassé l’Algérien dans le centre de Paris, dans le bois de Boulogne, sur les boulevards. On en exécuta une cinquantaine dans la cour de la Préfecture de Police de Paris, qui furent ensuite jetés derrière Notre Dame. On repêcha des cadavres pendant des semaines. Seules les images des télévisions étrangères nous permettent de saisir l’ampleur de cette répression destinée à défendre la République Française. Les militants du PSU, les jeunes de l’UNEF s’illustrèrent en aidant les manifestants qui fuyaient comme ils pouvaient : la RATP avait en effet sorti ses contrôleurs, empêchant des milliers de manifestants de trouver refuge dans le métro alors qu’ils étaient poursuivis par des forces de l’ordre en furie, chauffées à blanc par des messages radios contradictoires venant de la Préfecture les informant que les manifestants étaient armés. Les bus, comme en 1942 pour les Juifs, transportaient les Algériens au Vel d’Hiv. Mon père m’a raconté les cadavres dans les arbres: les policiers tiraient sur des manifestants terrorisés et réfugiés dans les arbres, comme le révèlent des images des télévisions américaine, belge et britannique.

Le Parti Communiste organisa une manifestation contre la répression. Il y eu trois morts et une violente répression à Charonne, et c’est ainsi que trois morts Français effacèrent la boucherie du 17 octobre. Je ne dis pas que les uns étaient mieux que les autres. Mais je constate que la mémoire a vite oublié les centaines d’Algériens. Comme toujours.

Il y eu le coup d’état manqué de l’OAS en 1962, quand il était évident que la partie était perdue. Et les Accords d’Évian. Et le référendum. Désormais, les Français d’Algérie devaient quitter dans la panique. Pas à cause des Algériens, mais à cause de l’OAS (un groupuscule para-militaire d’extrème-droite) qui commétait des attentats destinés à ruiner toutes les chances de réussite de l’indépendance, et tenta même d’assassiner le Président de Gaulle.

En juillet 1962, enfin, après 8 ans de guerre et plus d’un million d’Algériens et 30.000 Francais tués, il y eu l’indépendance. Et les Algériens, qui jamais n’avaient vécu dans un cadre unifié, en tant qu’Algériens, se retrouvaient libres dans un pays dont une partie des personnes qualifiées venaient de partir.

De l’autre côté de la Méditerranée, des drames sourds commençaient. Celui des pieds-noirs, arrachés à leur quotidien, au soleil, aux odeurs, aux couleurs. La plupart étaient des gens simples, commerçants, instituteurs, employés de bureaux de petites sociétés de commerce. Leurs grand-parents avaient été envoyés là, et voilà qu’ils refaisaient le chemin en sens inverse, dans un pays qui voulait les ignorer, et qui les méprisait. Ils avaient un drôle d’accent, ils faisaient penser à des Arabes. Ils recevaient des allocations et rappelaient cette guerre que l’on ne nommait pas, l’appelant « événements d’Algérie ».

Le drame des harkis aussi commença. Certains avaient suivi la France parce qu’ils n’avaient pas eu le choix, d’autres parce que… c’est la vie. Et voilà qu’ils se retrouvaient en France, Français avec des « têtes d’Arabes ». Et haïs des Algériens dont les enfants ne parleraient jamais à leurs enfants. Des Algériens qui, eux, pansaient la douleur de leurs morts et de leurs villages rasés, et devinrent des travailleurs immigrés s’entassant dans des hôtels du 18e ou bien dans les bidonvilles en bordure des grandes villes, leurs pauvres conditions de vie leur donnant rapidement la réputation d’être sales, voleurs et de jouer du couteau.

Et puis il y eu la douleur sourde, profonde, indélébile, et jamais exprimée des Juifs, arrachés à un pays qui était le leur depuis des siècles. Privés des couleurs, des odeurs, de la langue, avec leurs têtes d’Arabes. Les Ashkénazes qui les regardaient comme les Français regardaient les immigrés Algériens. Vulgaires, sans culture, sans éducation. Eux, qui parlaient dans la langue du Califat de Cordoue. Reinette l’Oranaise, Enrico Macias, ou Lili Boniche le chanteur de Châabi Algérois…

Les « purifications »

Dans le ventre des Juifs d’Algérie, Séfarades ou Berbérisés, il y a le lointain échos de la Shoah mêlé au souvenir du paradis dont ils ont été chassés. Avec le départ de ses Juifs, partie intégrante de son patrimoine, sa minorité unifiante, présente partout depuis longtemps sur tout le territoire, porteuse d’une part réelle de notre Arabité mais aussi de notre berbérité, c’est un pays sans saveur, uniformisé, qui s’apprêtait à naître, dirigé par une élite peu instruite et plus ou moins pistonnée.

La suite de l’histoire de l’Algérie n’est que succession de « purification ». C’est d’abord le président Ben Bellah exilant, dès 1962, Mohammed Boudiaf, un des fondateurs du FLN. C’est l’année suivante la répression qui s’abattit sur les Berbères de Kabylie, accusés de vouloir faire sécession et de travailler pour restaurer le pouvoir colonial (agents de l’impérialisme français), l’accusation perdurant encore de nos jours. Et puis ce fut le coup d’état de Houari Boumedienne destiné à mettre Ben Bellah, fossoyeur de l’Algérie, hors de nuire. Et puis ce fut la quasi interdiction de l’Islam traditionnel, comme celui de ma famille, un Islam qui savait s’arranger avec les hommes tels qu’ils sont (Marabouts). Et puis ce fut le recrutement de professeurs d’Arabes venus d’Égypte, destinés à Arabiser une Algérie Socialiste bien décidée à jouer la carte Pan Arabe avancée par Nasser, pour le coup trop heureux de pouvoir se débarrasser des Frères Musulmans, intégristes financés par l’Arabie Saoudite, c’est à dire, par la CIA.

Et puis comme ce gouvernement abstrait, dictatorial éclairé, décidé à extirper l’esprit de gourbi (dixit Houari Boumedienne) de la tête du peuple, chercha à expliquer sa politique, il recruta des imams qu’il fonctionnarisa, ceux-ci mélangeant dans leur prêche une interprétation desséchée du Coran, littérale, et fondée sur leur incompréhension des richesses de la langue arabe, et la communication gouvernementale sur les succès de la révolution agraire et du plan quinquennal de développement de l’industrie gazière. Pour le peuple, rien ne changeait. Ou plutôt si. La vie était désormais devenue triste. Il n’y avait pas assez pour tout le monde, et la politique socialiste coupait le pays du reste du monde. Alors qu’à deux heures d’avion, il y avait une importante communauté.

Cette politique allait marquer l’immigration en France, et dans le débat sur le foulard, la place de l’Islam, on doit l’avoir avec en tête ce fond historique. Un régime dictatorial en place en Algérie masquant son échec économique dans son socialisme, un incroyable besoin de main-d’oeuvre en France: les deux pays allaient tacitement très bien s’entendre. L’Algérie assouplit ses règles d’immigration, créant le billet à prix cassé en vol Air Algérie. La France offrit, elle, toute l’aisance et le confort de ses Foyers Sonacotra où, moyennant un certain prix, on avait droit à une chambre qu’on partagerait, en toute convivialité, avec un de ses congénères, un réchaud, et une vue imprenable sur un parking ou mieux, l’usine où on irait travailler. Dans la France Républicaine et fière de ses principes d’égalité, il était quasiment hors de question, de toute façon, d’espérer un logement décent, autre chose qu’une chambre de bonne, un foyer ou un hôtel au mois. Azzouz Beggag raconte la vie des bidonvilles, les enfants qui courent dans la gadoue… Les Arabes, comme désormais ils étaient labellisés  malgré le fait que la principale communauté venait de Kabylie, avaient la réputation d’être sales, et les femmes d’avoir trop d’enfants, les Français oubliant que leurs parents avaient eux-mêmes eu également des familles nombreuses. Ils commençèrent à s’installer dans les grandes barres de HLM construites à la va vite à la fin des années 60 pour mettre fin à l’habitat indigne, comme on disait, et où les habitants précédents vivaient leur arrivée comme un déclassement. Et quand dans la cité cohabitait un important groupe de Juifs Séfarades, les insultes fusaient, comme à Sarcelles.

VGE et le regroupement familial

C’est à ce moment-là que Valéry Giscard d’Estaing encouragea le regroupement familial, aidant l’Algérie du FLN à se débarrasser de trop nombreuses bouches à nourrir et recevoir des devises en ouvrant une deuxième vague d’immigration, celle des femmes, dont il faut rappeler ici que, du fait de la politique raciste de la République Française pendant la colonisation, le gros bataillon était analphabète et ne parlait que sa langue locale (je n’aime pas le terme dialecte, extrêmement irrespectueux). La plupart d’entre elles arrivaient à 30 ans, avec deux ou trois enfants conçus lors des vacances d’été, qui ne s’adaptèrent pour la plupart jamais à ce déracinement.

Rien n’était prévu pour les aider, les accueillir, leur expliquer. Énormité de l’arrachement, jamais vraiment décidé mais subi, de cette transplantation dans un pays froid, où beaucoup de gens ne vous aiment pas. Impossibilité même de communiquer, lire, échanger.

Vint le temps des jeunes Algériens nés en France. Les Bereu, puis Beurs, en verlan, comme on commençait à s’appeler entre nous vers 1980. Ceux nés en France, généralement correctement francophones, avec les résultats scolaires qui allaient avec le milieu social, l’environnement (bidonville ou grande barre de « 6000 » voisinant une cité de « 4000 », juste en bordure d’une autoroute et à proximité d’une zone industrielle jouxtant la zone de fret alimentant un grand centre commercial). Et puis ceux nés là-bas, débarqués un jour avec la mère, les frères, les soeurs et 20 litres d’huile d’olive. Ce sont celles et ceux qui eurent bien sûr le plus de problème pour s’adapter, coincés qu’ils furent entre une mère coupée de sa sociabilité habituelle et transplantée dans un environnement hostile où arrivait le chômage de masse. Elles sortaient de chez elles et allaient faire leur course sans être voilées, parce que la pratique s’était perdue, en Algérie, mais tout de même vêtues d’une gandoura et de chaussons, les cheveux roussis au henné.

Quand en 1995 Khaled Kelkal a été abattu par la police, Le Monde a publié son interview, réalisée par un sociologue allemand un peu auparavant, avant qu’il ne dérape dans le terrorisme. J’ai rarement été aussi ému par un témoignage, car ce qu’il racontait, c’était sa vie, mais c’était aussi la mienne, à une époque où je me bagarrais une fois par semaine chez ma psy pour essayer de reconstituer une personnalité que je ne maîtrisais plus, avec de fortes tendances suicidaires, et où par bribe j’explorais tout ce que la société française, toute à son universalisme et ses principes républicains, nous avait fait subir, à mes parents, à mon frère et à moi, à nous les « bougnoules », les « crouilles », les « melons », les « ratons », les « t’as qu’à rentrer dans ton pays ». Khaled Kelkal expliquait qu’étant brillant élève, il était rentré au lycée où il réussissait parfaitement, mais qu’un jour, il avait pris conscience qu’il était le seul Arabe. Ce fut peut être la partie du témoignage qui me retourna le plus.

J’avais été délégué de classe de la sixième à la première. Parmi mes supporters en sixième et en cinquième, les « Arabes » et les cancres. En lisant l’interview, donc, je m’apercevais pour la première fois que non seulement je les avais tous vus être orientés, redoubler ou, comme Aicha, fuguer, se droguer, se prostituer et/ou devenir délinquants. En terminale, j’étais le dernier survivant de ce long écrémage. Plus un Arabe. Jusqu’alors, j’avait vécu dans une sorte de cocon, celui que mes parents m’avaient fabriqué en m’interdisant de sortir, en me poussant à étudier malgré la pauvreté dans laquelle nous nous débattions. Car c’est une chose qui aujourd’hui n’est plus du tout discutée, aujourd’hui, la pauvreté des immigrés, ce prolétariat sans défenses, esclave d’un visa, et d’une famille laissée au loin que supportent les mandants envoyés à intervalle régulier. Kelkal mettait le projecteur dessus, et cela me fit terriblement mal.

Fin de 2ème partie

[/tab] [tab title= »3ème partie »]

En 1981, 23 ans après avoir laissé un Général de talent prendre la République (Guy Mollet fut co-rédacteur de la 5e République), 25 ans après avoir enclenché la guerre, la torture et la mécanique des déportations en Algérie, le Parti Socialiste gagnait les élections. Cette victoire n’était pas la victoire du « vieux » parti socialiste SFIO. Le « nouveau » parti socialiste PS s’était construit en opposition à l’ancien. Les textes constitutifs dénonçaient la 3e voix, cette alliance avec le centre, pivot de la Quatrième République, jugée coupable de toutes les abdications. Guy Mollet avait perdu le contrôle : son protégé Pierre Mauroy, fasciné par son intelligence, avait fait allégeance à François Mitterrand.

Et finalement, la « Deuxième gauche», individuellement d’abord, puis collectivement, avait rejoint ce nouveau parti qui brassait désormais des idées nouvelles et attirait chercheurs et universitaires. Les Rocardiens, comme ils étaient appelés, apportaient une approche plus sociétale (la gauche américaine, disaient les proches de François Mitterrand), et des liens étroits avec la CFDT, les réseaux associatifs environnementaux et beaucoup de groupes de réfugiés politiques d’un peu partout les ouvraient aux questions touchant aux droits des étrangers, au sous-développement. De son côté, Jean-Pierre Chevênement, développait un discours plus traditionnel qui refusait de voir en chaque étranger une histoire, un vécu, mais reprenait au gaullisme une ambition arabe, et particulièrement algérienne auquel il ajoutait une vision de classe où les étrangers maghrébins étaient les prolétaires les plus exploités (cette vision est toujours celle de Jean-Luc Mélanchon, par exemple).

On avait presque oublié le coup de force d’un maire communiste qui avait envoyé un bulldozer contre un foyer Sonacotra en arguant que sa ville en avait suffisamment comme ça. L’agression d’un groupe de jeunes à Bondy, dont un se fit lacérer le dos à coups de lames de rasoirs (une inscription SS), par le Parti des Forces Nouvelles, passa inaperçue bien qu’elle laissa une trace profonde dans toute la Seine-Saint-Denis. L’attentat de la rue Copernic, enfin, avait focalisé l’attention sur le danger néo-nazi.

Les premières semaines de l’été 1981 laissaient espérer beaucoup. Il était prévu de donner le droit de vote aux élections locales, et les radios libres envahissaient la FM. Parmi elles, Beur FM, une radio associative. De nos jours, le mot Beur est presque péjoratif, on a oublié que c’est nous qui nous le sommes donnés. Et cette radio était une première dont on ne peut imaginer la portée : pour la première fois, il y avait une radio qui parlait arabe, kabyle, Chlouh, Shaoui, on écoutait Idir et Warda. Un pur produit des enfants des Algériens de France, ce nouveau type de Français.

La seconde génération

Parce qu’à cette époque, la Seconde génération relevait la tête, et qu’en son sein, celles et ceux, peu nombreux, qui avaient passé les mailles de l’inégalité scolaire, se préparaient à créer le réseau associatif qui avait manqué à nos parents. L’agression de Bondy, ainsi, donna naissance à Bondy à une association, SOS ça bouge, qui dès 1982, organisait le soutien scolaire des « petits frères », parlait sur Beur FM, et organisait un festival, avec l’un des premiers vrais concerts rai en France et une « Chorba géante ». Le Bondy Blog n’est pas un produit marketing ! A Bondy, il y a une tradition militante très ancienne. Peut-être parce que Bondy, une des villes les plus pauvres de France, est aussi une ancienne bureaucratie socialiste SFIO, que les pieds-noirs y sont nombreux, protégés par une mairie qui accueillait tous les ans toutes les amicales possibles d’anciens d’Algérie, avec une assez importante communauté Juive d’Algérie au milieu. C’est d’ailleurs par leur biais que des liens se tissaient avec cette mairie, teintés certes de paternalisme, mais c’était déjà ça. Le Parti Socialiste Bondynois généra alors son Beur de service. Mais bientôt l’association SOS ça bouge, comme d’autres, allait bientôt avoir à ferrailler avec une grosse structure Séguélo-Élyséenne que vous connaissez tous.

L’Algérie connut de son côté, une difficile transition après la mort de Houari Boumedienne, quand le Colonel Chadli Bendjeddid devint président. À Alger avaient lieu les premières agressions de femmes en mini-jupes, généralement balafrées avant d’être vitriolées, ce qui provoquait généralement des grèves spontanées de soutien dans les universités où certaines de ces agressions avaient lieu. Curieusement, les grèves étudiantes étaient plus sévèrement réprimées que les Frères Musulmans, comme on commençait à appeler les islamistes.

En Avril 1980, suite à l’interdiction d’une conférence sur la culture Berbère de Mouloud Mameri, les étudiants de l’Université de Tizi-Ouzou en Kabylie commencèrent à manifester contre le Parti unique et pour la liberté de parler Berbère, que le parti unique au pouvoir FLN interdisait en forçant à l’arabisation. La répression fut féroce. C’est à cette époque qu’émergea la jeune génération de Berbéristes. Les Kabyles, comptèrent leurs morts, mais rien désormais ne les empêcherait plus d’apprendre leur langue, notamment grâce à l’immigration en France, et aux exilés. Vous connaissez Idir, on peut ajouter Salem Chaker ou Mouloud Mameri. Le gouvernement, lui, conclut la répression par un nouveau tour de vis arabisateur, le français devenant une simple langue étrangère. La piètre qualité des professeurs d’arabe transformait lentement le pays en un gros machin sans histoire, sans culture, sans passé, sans réelle religion, dominé par une clique d’affairistes sans éducation qui se partageaient la manne pétrolière en distribuant les miettes, c’est-à-dire une nourriture pas chère, avec ses colorants chimiques et ses arômes artificiels, mais abondante. C’était fou, toute cette nourriture partout, dans un pays manquant déjà cruellement de tant de logements et d’écoles.

Car ça ne marchait pas, le pays ne tenait pas sa forte croissance démographique. Pas de travail, pas d’argent, pas de logements, comme s’en amusait Abdelkhader Alloula dans ses pièces de théatre, ou comme le montrait dès 1976 Merzak Allouache dans le film Omar Gatlato. À Alger, on s’entassait à 10, à 15, à 20 dans des appartements minuscules, ce qui n’empêchait pas les journalistes du Monde Diplomatique de s’extasier devant la révolution agraire, la création d’unités sidérurgiques aux technologies soviétiques des années 60 et l’industrie industrialisante (!). Les immigrés, eux, savaient bien que ça ne marchait pas. C’était visible, entre le change au noir toujours plus juteux, 1 Franc pour 2 Dinars, puis 1 pour 3, 1 pour 6…, la corruption visible à l’aéroport Houari Boumedienne où les douaniers vous laissaient passer si vous glissiez 100 francs dans vos papiers, et vous infligeaient un dépeçage en règle des 100 kilos de bagage qu’en bon immigré vous transportiez avec vous.

Je me souviens d’un type en larmes à l’aéroport, la première fois où j’y suis allé, au bled. Papa était si fier de pouvoir enfin m’emmener (pour certaines raisons qui m’échappent, il était indésirable depuis 1963 jusque vers 1975-1976…), il n’arrêtait pas de me parler. Il était amoureux de son pays, il avait risqué sa vie, lui, le « fils du pauvre » (Mouloud Feraoun), le fils de cette famille de Marabout, lettré mais sans argent, il était sorti de ses montagnes de Grande Kabylie, venu à la métropole, marié à une française que la famille répudia. Et puis là, on était dans un 707, on avait allègrement dépassé la limite de poids des bagages, moi, j’avais peur de me faire enlever (la télé racontait des histoires d’Algériens qui…), et il parlait, il parlait, et l’Algérie comme-ci, et l’Algérie comme ça, toi aussi tu es Algérien, le socialisme Algérien, plus tard ce sera ton pays, etc.

À l’aéroport, un type qui pleurait, sa femme et leurs enfants en larmes, humiliés jusqu’au trognon, les valises béantes, tous les vêtements, les cafetières expresso, tout déballé, exposé aux regards, et les douaniers qui braillaient, dépêchez vous, vous gênez, bande de saloperie. J’étais effrayé, terrorisé. Mon père me dit de rester calme. J’étais un petit garçon bavard comme mon papa, très souriant. Là, je ne dis rien, j’étais collé à lui. J’ai vu le billet sous les papiers. Hop, un coup de craie sur les bagages, et nous retrouvions tonton Mahfoud, mon oncle, mais surtout le plus grand ami de mon père : ils avaient fait la traversée tous les deux, en 1947, la première fois. Bienvenue en Algérie.

Je ne me sentais pas en sécurité à Alger, où nous passâmes la journée, mais j’ai tout de suite aimé les paysages de Kabylie. Je passais un mois de vacances fantastique, et puis, de toute façon, au retour, on n’avait pas de bagages.

Le Roumi…

Elles avaient toutes des larmes aux yeux en me regardant, les femmes. J’étais un beau petit garçon. Un Roumi… Une vieille dame dont je ne connais trop le lien de parenté, elle vivait à l’écart, seule, m’a regardé fixement. Elle avait des yeux très bleus, très profonds. Elle n’a pas cherché à me parler, comme les autres, elle a bien compris que le Berbère… Elle m’a offert un beignet qu’elle avait fait, croustillant, au miel. Elle a commencé à parler, et les autres femmes ont écouté. Non, elle a bien vu que je n’étais pas vraiment Roumi. J’ai senti qu’elle reconnaissait quelqu’un. J’aimais bien aller la voir. Je n’ai pas connu mes grand-mères. Mais c’est elle, ma grand-mère.

Je suis retourné 3 fois encore en Algérie. La dernière fois, j’y accompagnais mon père pour son dernier voyage.

Il y avait en France beaucoup d’espoirs dans la visite de François Mitterrand en Algérie en 1982, et la volonté y était, c’était peut être la seule fois où ça s’est produit. Mais le Président Chadli Bendjeddid avait les yeux ailleurs. Le dollar était cher, le pétrole aussi, les devises coulaient à flot, et pour la première fois, un président Algérien regardait du côté des États-Unis. Quand en 1981, seul, j’ai visité Alger, Oran et Tlemcen, partout, on parlait d’agressions de jeunes femmes par les frères musulmans. Cela inquiétait mon père.

Depuis 1979, il fréquentait la mosquée du 18e, et souvent, je l’ai entendu parler du travail qu’y faisaient les Frères Musulmans. Leur emprise sur les plus âgés était nulle, mais ils parvenaient à exercer une certaine influence sur les plus jeunes, ceux qui étaient fraîchement débarqués avec le regroupement familial, perdus et sans repères dans ce pays où ils ne trouvaient pas leur place. Un jour, mon père a participé à une éviction des Frères par les fidèles de la Mosquée. Il était hors de lui, il parlait de la CIA, de jeunes qui partaient en Afghanistan s’entraîner. Il disait qu’il avait peur de ce que ça allait donner. L’Iran, paradoxalement, ne lui faisait pas peur. Il n’aimait pas la révolution, mais visiblement, les vicissitudes des chiites ne le concernaient pas. Il en plaisantait même, car c’étaient les Américains qui avaient fabriqué l’Ayatollah Khomeyni après que le Shah eut décidé de s’allier avec l’aile dure de l’OPEP.

Ce qui l’inquiétait, c’était ce que finançaient l’Arabie Saoudite et la CIA réunis. Plus tard, il commença à animer une de ces petites mosquées sans moyens comme il y en a en banlieue, où il tentait de partager sa culture, son savoir, sa connaissance du Coran, des interprétations, tout ce qu’il avait appris dans son enfance à la medressa et qu’à partir de 1980 il réétudiait. Son ennemi était l’inculture, car il voyait bien l’utilisation politique que certains en faisaient. Un jour, j’étais à Bondy, il y a un jeune qui m’aborda et me demanda si j’étais son fils. J’ai dit que oui. Il m’a présenté ses condoléances, et il m’a dit que mon père était un homme bien, qu’il apprenait l’Arabe aux petits.

Il y a un terrible besoin de culture dans les cités.

En Algérie, dans la deuxième moitié des années 80, la jeunesse n’en pouvait plus. À Oran, de plus en plus de jeunes écoutaient du rai, cette ancienne musique des cafés qui raconte l’alcool et l’ennui ou le désir sexuel, et qui connaissait une deuxième jeunesse depuis que des jeunes chanteurs et chanteuses l’avaient électrisé et l’avaient fait sortir de ses cafés. À Alger, le chômage était à son paroxysme et les jeunes passaient leur temps à s’ennuyer dans la rue, adossés aux murs. Le président désirait faire une évolution à l’arabe, un pouvoir ultra-conservateur arabo-islamique (une loi votée en 1985, dite du code de la famille, faisait de la femme une mineure politique privée de droits) et pro-américain. À la veille du Congrès de la fin 1988, sa tendance dans le FLN arrangea, avec des éléments de l’armée, des échauffourées dans Alger qui ne demandait qu’à s’embraser depuis que la chute du dollar et du prix du pétrole avait mis au grand jour l’échec total du régime. Ce fut octobre 88, qui s’étendit à toute l’Algérie.

Démocratisation

On commença donc à parler de démocratisation. La presse fusa, comme dans aucun autre pays arabe, chacun voulait faire son journal. Au FLN, la guerre devenait visible entre les diverses tendances, ce qui autorisait, dans la population, des audaces politiques immenses. Les Kabyles ne revendiquaient plus seulement l’usage du Berbère, ils commençaient à l’utiliser librement. À Alger, les Islamistes commençaient à réclamer un pouvoir islamiste, la création d’un Califat d’Algérie. Le président Chadli jouait, lui, avec le feu. Ainsi, malgré l’interdiction constitutionnelle d’instrumentaliser la religion, le premier parti autorisé fut le Front Islamiste du Salut. Je le sais: j’étais à Alger ce jour-là, dans la voiture de mon oncle Madjid, membre éminent du Front des Forces Socialistes (et enseignant en droit), encore interdit, quand l’information est passée à la radio. On suppose que le jeu constituait à manipuler l’opinion et obtenir ainsi, lors des élections, une assemblée ingouvernable, lui permettant d’arbitrer. Il choisit pour opérer cette transition de gouverner avec les jeunes technocrates du FLN qui amorcèrent la libéralisation de l’économie.

Comme le raconte très bien Rachid Mimouni dans La malédiction, ce jeu pervers du pouvoir Algérien se soldait au quotidien par une poussée de l’islamisme qui apparaissait à bien des jeunes comme la seule alternative valable à un régime qui les avait jusqu’ici méprisés. Pour les autres, ce furent la musique et des comportements inimaginables dans ce pays quelques années auparavant. Concerts en plein air, plages de Bejaia ou de Oran où les amoureux marchaient main dans la main, bikinis, l’Algérie semblait enfin respirer. Dans les centres urbains, les « barbus » et les « bâchées » commençaient à battre le pavé. Le haiek algérien disparaissait au profit de tuniques rigides et sans formes de couleurs sombres que complétaient des foulards noirs, totalement étrangers à la culture du Maghreb. Les hommes, eux, se laissaient pousser la barbe et portaient des vêtements de type Saoudiens. En Kabylie, on disait que le vent du désert soufflait sur l’Algérie. Le ras-le-bol était si grand… Cette populace était conduite par un jeune illuminé, Ali Belhadj, et un ancien cadre du FLN, Abassi Madani. Sûre de sa puissance, elle agressait les institutrices, les femmes seules un peu trop libres ou réputées telles, les communistes. Il accusaient les Kabyles d’être des Juifs, ce qui venant d’eux n’était résolument pas un compliment.

Aux élections municipales de 1990, le FIS fit un raz-de-marée. En Kabylie, la situation venait de se compliquer un peu plus avec la scission d’un FFS « de l’intérieur », le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie de Saïd Saadi, très implanté dans le Mouvement Culturel Berbère et dirigé par des militants ayant généralement fait de la prison après les événements de 1980, et le FFS « de l’extérieur », dirigé par son leader historique Hocine Aït Ahmed, revenu de son exil en Suisse où il résidait depuis 1963. À Oran, la nouvelle municipalité se distingua par un édit contrôlant la forme et la longueur des maillots de bains. Les jeunes Oranais partirent passer leur vacances en petite Kabylie. L’abstention avait été importante.

Le centre d’Alger fut alors livré aux islamistes qui voulaient tout régir comme l’écrivit Rachid Mimouni dans son roman La malédiction. Femmes agressées, médecins interdits d’exercer car ils étaient « mauvais musulmans », écoles occupées par une foule de jeunes venant expliquer ce que devait être une école. Le président Chadli, malgré cela, força la date des élections législatives dont le premier tour se tint en décembre 1991. Le FIS récolta plus de 40%, l’abstention atteignait 45%. Le FLN s’écroulait à 20%, le FFS dominait en Kabylie où le RCD avait boycotté le scrutin. Le lendemain, des associations de la société civile qui s’étaient constituées depuis 1989, groupes féministes, démocrates, syndicats, associations culturelles, Berbères, communistes, militants du RCD, journalistes de la jeune presse indépendante, descendirent dans la rue en demandant une interruption du processus électoral. Le FFS de son côté, isolé car ayant participé au scrutin, organisait une contre-manifestation de démocrates demandant la poursuite du processus et la tenue du second tour; mon oncle Madjid venait d’être élu en Kabylie, dès le premier tour, pour le FFS. Le FIS, lui, se tenait soudainement plus calme.

L’armée intervint. Elle suspendit les élections et démit le président Chadli de ses fonctions. Elle rappela de son exil marocain Mohammed Boudiaf, qui accepta. Elle espérait trouver en lui une marionnette, ce qu’il ne fut pas. Il se rapprocha des plus jeunes des mouvements issus de la société civile et qui avaient demandé l’arrêt du processus électoral, peu confiant en l’armée et encore moins en les politiques. Il fut abattu en juillet, le même mois qu’eut lieu le premier grand attentat, à l’aéroport d’Alger Houari Boumedienne. Le FIS venait d’être interdit, et la terreur commençait à s’installer. Les intellectuels, les chanteurs, les syndicalistes étaient assassinés les uns après les autres. Bdelkhadder Alloula, Cheb Hasni.

De la différence à l’insécurité

En France, à la même époque, c’était un nouveau climat et de nouvelles idées qui s’installaient. Après avoir été tentée un temps par l’approche multi-culturelle (« la France, ça marche au mélange », slogan de la Marche des Beurs, une manifestation partie de Villeurbanne réclamant l’égalité réelle, la visibilité des enfants de la deuxième génération) et parlé de droits à la différence, la gauche fut prise d’assaut par un tir groupé mené par l’extrême-droite ainsi que par la droite qui voyait dans SOS Racisme un germe de « division nationale », et par certains intellectuels. C’est que depuis 1982, la droite avait décidé d’attaquer la gauche sur l’immigration et l’insécurité, concluant des alliances électorales avec le FN, claires (Dreux), tacites (Aulnay-sous-Bois), ou plus souterraines comme dans Magazine-Hebdo, dirigé par Jean-Jacques Aillagon, le MIL, l’UNI, le CNI et Radio-Courtoisie. Le point d’orgue de leur union fut la grande marche pour l’école privée qui rassembla deux millions de personnes. La riposte mitterrandienne fut SOS Racisme, qui affichait clairement la couleur multi-culturelle avec une super star répondant au doux pseudonyme de Harlem Désir et qui ne connaissait des quartiers où s’entassaient les pauvres issus de l’immigration que ce qu’il avait appris dans les formations de la Gauche Socialiste, la tendance néotrostkyste du Parti Socialiste menée par Julien Dray, qui travaillait alors pour l’hôte de Matignon, Laurent Fabius. En 1987 parut La défaite de la pensée, d’Alain Finkelkraut, la plus violente attaque intellectuelle contre les options philosophiques des multi-culturalistes, Claude Levy-Strauss en tête. Alain Finkelkraut y mettait en exergue des valeurs « universelles » et la Culture, avec un grand C, qu’il opposait à une vision rousseauïste, niaise, des culture(s) qui, d’après sa démonstration, conduisaient le monde tout droit à Pol Pot et à Khomeiny.

La gauche n’était pas prête pour ce débat. La synthèse mitterrandienne avait voulu échapper aux questions qui fâchent: après avoir tenté de récupérer les mouvements qui s’étaient constitués depuis le début des années 80 avec SOS Racisme en reprenant leur discours basé sur l’admission de l’autre, elle se laissa piéger dans le débat sur la différence contre la république. Au passage, SOS Racisme avait fait des dégâts considérables dans le jeune tissu associatif des jeunes de la deuxième génération, des dégâts dont on éprouve de nos jours les conséquences par la difficulté à voir émerger une parole des quartiers ou voir émerger des représentants politiques de qualité issus de ces mêmes quartiers.

L’affaire du foulard, la première, ce fut vers 1989. Cette première affaire fut d’abord l’occasion d’imposer un autre vocabulaire et une autre perception de l’étranger. Jusqu’en 1986, on disait que la France devait assimiler ses étrangers. L’assimilation transforme généralement celui qui assimile, en fait, l’assimilation est une relation à deux sens. On choisit donc désormais le terme plus ambigu d’intégration, suggérant une obligation pour les étrangers de s’intégrer. Désormais, tout le poids de l’effort devait porter sur l’étranger: ces jeunes filles DEVAIENT retirer leur foulard. Ne pas le retirer était considéré comme un retrait, de fait, de la communauté nationale. Au nom du même universalisme et des mêmes valeurs qui avaient fait de la France un apartheid en Algérie.

Et puis l’affaire se tassa. Michel Rocard, alors premier ministre, éprouvait un certain malaise à s’exprimer sur cette question car il venait de la gauche sociétale, la deuxième gauche et que, protestant, il mesurait bien la difficile frontière qui sépare la liberté de l’oppression et de la stigmatisation.

La guerre du Golfe, puis les événements en Algérie, allaient permettre que s’exprime le vrai visage des donneurs de leçon universalistes. Le présentateur Rachid Arab fut suspendu de la présentation du journal télévisé. 95 ans après le Colonel Dreyfus, la France Républicaine et Laïque établissait un crime d’origine. On n’a jamais plus, depuis, discuter de la brillante carrière interrompue par cette expression de l’Universalisme.

La même année, à Paris, des manifestations de lycéens dégénérèrent. On avait jusqu’ici, à l’initiation de la gauche sociétale, de la gauche communiste et des luttes sociales des années 60/70, parlé des banlieues en terme de mal vivre, de chômage, comme l’illustraient les films Série noireLa smalaTchao Pantin au début des années 80, ce qui avait conduit François Mitterrand à confier à Roland Castro une mission inter-ministérielle sur la ville, puis Michel Rocard à créer un ministère de la ville. Il faut dire que ces politiques cadraient bien avec une certaine vision de la société divisée en classes sociales et elles s’incorporaient bien dans ce qui s’appelait encore socialisme. Là encore, coincée entre le Front National et une droite qui n’hésitaient pas à faire le lien entre immigration et insécurité, une actualité dominée par la première intifada, la guerre dans le Golfe, l’affaire du foulard et le pillage du centre commercial à Montparnasse, la gauche abdiqua sur tous les fronts et commença à distribuer des certificats de bons français en faisant de l’intégration et de la lutte contre l’insécurité une stratégie destinée à éviter une « contagion » du conflit proche oriental et de l’islamisme dans nos cités la nouvelle feuille de route de la politique de la ville. La télévision s’en donnait à coeur-joie, en y ajoutant le rap, une musique encore à l’époque très peu écoutée dans les cités où on lui préférait le funk, mais l’occasion était trop belle de mettre du « nique ta mère » dans les quartiers où on avait entassé les pauvres, et parmi eux les étrangers dont les Algériens composaient la très grande majorité, créant ainsi des sujets de reportages en or pour des médias de plus en plus avides d’audimat. Il n’y a quasiment eu aucun reportage sur la souffrance au quotidien des immigrés assistant impuissants à l’enlisement dans une guerre civile en Algérie.

Pourtant, ce que vivaient les jeunes et les moins jeunes, en France, en plus du chômage et de la tristesse des cités dortoirs, des reportages les présentant en mauvais français casseurs, c’était aussi cela. La quasi-impossibilité de se rendre là-bas, l’inquiétude, et puis ces flots de cousins, cousines, oncles et tantes cherchant tant bien que mal à fuir l’horreur et débarquant presque sans prévenir, à la recherche de papiers quasiment impossibles à avoir. Une tante, en vacances à Alger, vit le policier à côté d’elle se faire tuer à bout portant, la foule qui rasait les murs dans Alger silencieuse, et puis une explosion, tous ces témoignages que nous recevions de nos proches. La presse libre mais désormais muselée par le climat ambiant, et des forces de sécurité protégeant parfois plus les uns que les autres, et puis, sur les hauteurs d’Alger, le calme relatif des beaux quartiers et de la « chichi » (les jeunes de la classe dominante, arrogants, ayant étudié aux USA ou en Europe) que les habitants haïssaient, auquel s’ajoutait le « Quartier des Pins » où un important dispositif militaire et policier protégeait les politiciens, les journalistes. Le pouvoir.

L’islamisme fut alors le meilleur allié du régime en prenant la population en tenaille, en semant la terreur au même moment où le pouvoir privatisait à tour de bras, c’est à dire à son seul profit. Le FFS avait choisi la réprobation et l’opposition au pouvoir, son leader Aït Ahmet quitta Alger de nouveau. Mon oncle aussi, allant enseigner à Cergy-Pontoise tout en donnant des conférences avec son ami l’historien Mohammed Harbi, ancien proche de Ahmed Ben Bella, en exil depuis 1971. Le RCD, la cohorte des associations de femmes et beaucoup d’intellectuels berbères choisirent l’autre camp, c’est à dire les militaires comme un moindre mal; il le payèrent au prix fort, se faisant tuer car ils refusaient de quitter le pays. Le chanteur Kabyle Mahtoub Lounès fut de ceux-là. Il se fit enlever une fois en 1995, fut relâché, et se fit assassiner en 1998. Le pouvoir protégeait bien sa progéniture, mais se souciait bien peu des démocrates.

La stigmatisation du musulman

En France, les sentiments de la communauté Algérienne (au sens large, deuxième génération comprise) devant cette agonie ne gagna guère les médias. Ceux-ci préférèrent les documentaires faits sur place, ces portraits de personnes menacées, oubliant que ces personnes menacées tentaient le passage en France où elles se heurteraient au resserrement des conditions d’octroi de papiers: clandestines. Car désormais, le temps était à la sécurité et à « la lutte contre l’immigration clandestine », suite au ras-de-marée conservateur aux élections de 1993. La droite et les médias, maintenant, y mettaient le paquet, le lien entre clandestins et délinquance était désormais une banalité du discours. La réforme du code de la Nationalité, en 1994, institutionnalisa la peur de l’immigré en mettant fin au droit du sol strict et en obligeant les jeunes nés en France à demander la nationalité française ainsi qu’à prêter serment. Bien que choquée et s’y opposant, la gauche elle-même commençait à accepter ce type d’idées: il y eu des avis sur la « prestation de serment » que certains trouvaient « républicaine », un « acte citoyen ». Un consensus s’installait sur la nécessité de « choisir » la France, de s’y intégrer et d’accepter ses lois, ce discours devenu banal aujourd’hui mais à l’époque encore très nouveau sur les droits et devoirs. Bref, d’un côté un discours républicain strict, et dans les faits, un ciblage des dispositifs législatifs qui se succédaient désormais chaque année, toujours dans la même direction. Et insensiblement, événements algériens aidant, un début de stigmatisation du musulman.

Ce glissement allait se renforcer avec le détournement de l’Airbus d’Air France en 1994, puis avec la vague d’attentats du FIS en 1995. Plus le temps passait, plus le discours forçait l’amalgame. Violence dans les banlieues, mosquées secrètes et « tournantes » dans les caves, voiles sur les femmes, « contagion » du conflit au Proche-Orient, rap violent, une immense bouillie où les enfants d’immigrés sont le problème, était et est encore malaxée par les médias, la droite, des intellectuels et la gauche. Il suffit désormais qu’une bande de nouveaux riches du football se conduisent comme des starlettes pour qu’immédiatement on pose ouvertement la question des banlieues, de l’immigration, des capacités à s’adapter. Alain Finkelkraut est allé très loin puisque du comportement de quelques joueurs de football, il a accusé tous les jeunes issus de l’immigration de religion musulmane d’atteindre à la réputation et à l’honneur de la France.

Le même discours qui autrefois visa le Colonel Alfred Dreyfus.

Fin de 3ème partie

[/tab] [tab title= »4ème partie »]

Pourtant, beaucoup de jeunes d’origine algérienne ont plus ou moins réussi leur vie, comme Zinedine Zidane et des centaines de milliers d’autres, employés de bureaux, conducteurs de taxis, serveurs, patrons de café et de restaurants, ouvriers, cadres supérieurs dans la finance et l’assurance. Et même traders, comme Taoufik Zizi, Centralien, un des principaux témoins dans le procès Kerviel. Ou Rachida Dati. Ou bien Azzouz Beggag, sociologue et ancien ministre.

On lie pourtant désormais couramment délinquance des quartiers pauvres, la violence aux origines de leurs habitants et à l’islam. On reproduit de nouveau en toute liberté, sans être contredit, le discours colonial de jeunes musulmans, manipulés par les groupes étrangers, et étrangers à la civilisation. Ces jeunes ne sont pas vraiment des Français, ils sont les agents avancés de la cinquième colonne islamiste qui a décidé d’abattre la République Française en voilant ses filles. Et qu’importe si 99% des musulmanes de France ne se voilent pas. Ce qui compte, c’est l’idée que l’on se fait des Musulmans. Des Arabes. Tout le monde parle du « problème de l’intégration » des jeunes Musulmans, du « voile » et de « la burqa », de ces quartiers « où règne l’Omerta », du « problème difficile de l’islam en France ». Comme pour les Juifs autrefois, le Musulman, objétisé (défini comme autre, je vous renvoie à l’introduction du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir), est présenté comme un ennemi de l’intérieur potentiel, à qui on a donné la nationalité française dans une trop grande générosité. Éric Besson a d’ailleurs récemment proposé une modification de la loi afin de pouvoir la retirer. Il s’agit d’une première, et les propos tenus par Alain Finkelkraut dans la foulée du Mondial de Football laissent à penser que cette idée va désormais faire son chemin.

Pendant ce temps, à gauche, tout le monde y va de son interprétation, et parfois sort « son Arabe ». L’ex-LCR, le NPA, a décidé de réduire les quartiers à une fille voilée que les médias ont bassiné avec son voile quand qu’elle se réclamait du féminisme. On ne l’a pas interrogé sur sa vie, son histoire, pas plus qu’on ne lui a demandé si elle était pour le droit à l’avortement, l’ouverture de toutes les professions aux femmes, le mariage gay : on aurait été bien embêtés si elle avait dit « oui », et le NPA aurait été bien gêné si elle avait dit « non ». Elle m’a fait presque pitié. Après tout, elle a le droit de porter un foulard, tout comme les étudiantes catholiques de droite de Paris IV ont le droit au serre-tête, aux gros sourcils et aux moustaches…

La vraie question est celle de la visibilité des jeunes issus de l’immigration, Algérienne particulièrement. Je ne parlerais pas des autres, qui ont leur histoire. L’Algérie occupe une place très particulière dans l’histoire de la France en général, dans l’histoire de la République en particulier, et cette dernière est loin d’en sortir grandie. En fait, l’Algérie est dans l’imaginaire collectif conservateur de la France contemporaine ce que fut la Révolution Française dans la France conservatrice du 19e siècle jusqu’à l’occupation. Il suffit de lire Vieille France, de Roger Martin du Gard pour retrouver les mêmes discours, les mêmes peurs et le même esprit petit qui nous conduit, la dernière fois, à suivre Pétain. Tout comme les Francs-Maçons et les Juifs furent accusés d’avoir mis à bas le régime voulu par Dieu et béni par les Saints, et ce faisant imposait le règne de la Canaille, les Algériens portent désormais une sorte de pêcher originel, malgré le fait qu’ils aient été les victimes de la République Française, de 1932 à la guerre, et certainement parce qu’ils ont tout simplement osé dire NON.

Le noeud de trahison a été nourri par les ressentiments des Pieds-Noirs, l’incompréhension des Séfarades d’Algérie et la vieille droite qui a vu dans cette aventure une nouvelle étape de la décadence de la France. La présence des Algériens, puis de leurs enfants sur le sol de France a nourrit ces sentiments de haine chez certains, et la loi sur le droit du sol, qui donne la nationalité aux enfants d’étrangers nés en France a transformé les jeunes de la deuxième génération en ennemis de l’intérieur, exactement comme pour les Juifs autrefois. Le discours raciste direct et frontal étant banni, le tout est, comme au temps de la coloniale, enrobé de principes républicains (autrefois, on apportait la civilisation, maintenant, on doit apprendre aux jeunes les « valeurs de la république »).

SOS Racisme était une association d’apparence multiculturelle mais, pilotée par le politique, elle imposait sa vision du multiculturalisme, essentiellement du marketing. Un multiculturalisme propret, une France brune et parfumée à l’huile d’olive, avec des filles calibrées pour les magazines de mode (Kookai). Pire, elle a durablement déstructuré un tissu associatif naissant, celui de l’organisation de la parole des enfants de l’immigration par les enfants de l’immigration eux-mêmes. Qui sont Français et portent avec une histoire qui est aussi une partie de l’histoire de France, au même titre que Versailles, la nuit du 4 août ou la traite des Africains, et que la France devra apprendre à regarder, au delà de la honte des massacres, des charniers, mais aussi des mensonges faits aux pieds-noirs et du mépris affiché pour les Juifs d’Algérie, comme sa propre histoire. Les jeunes issus de l’immigration sont des Français qui apportent des saveurs, des sonorités, des odeurs et des formes, des pratiques et des attitudes particulières venues de l’autre côté de la Méditerranée et transmises par leurs parents, au même titre que les Bretons et les Auvergnats. Pour la plupart, ils ne parlent pas arabe, pour la bonne raison qu’ils ne le sont pas.

Que cela vous ravisse, vous enchante, vous indiffère ou vous fasse vomir, nous sommes Français.

Les immigrés ne votent pas

La gauche était parvenue, un temps, avec les luttes pour l’indépendance et dans la suite de mai 68, à intégrer cela, même le PS de François Mitterrand. Mais cela fit long feu quand il fallut récupérer l’électorat perdu suite à l’ampleur des restructurations industrielles des années 83/84. Elle rentra dans le rang : les immigrés ne votent pas, et la deuxième génération votait à gauche, « automatiquement ». Avec la récupération SOS Racisme, cela fut ressenti comme une marque de mépris. Tout discours sur la déshérence de quartiers entiers a quasiment disparu au profit d’une sorte de conformisme de classe moyenne où les pauvres, donc les étrangers, n’ont pas leur place. Pire, le verrouillage du discours par le conservatisme républicain a transformé toute revendication de promotion des jeunes qui ont réussi en communautarisme contraire aux principes républicains. Et c’est ainsi qu’Éric Besson propose désormais de retirer la nationalité Française pour tout ce qui est contraire aux principes républicains.

Désormais, les plus jeunes ne votent plus; dans la République Française, cette oligarchie où les classes moyennes sont amenées à choisir leurs représentants au sein d’une oligarchie d’énarques, moins il y a de pauvres qui votent, et mieux c’est. Coupés du bloc moyen, qu’ils se révoltent contre l’ordre établi, contre la condition qui leur est faite et l’irrespect des politiques à leur égard, et immédiatement se mettra en route le discours de  stigmatisation de leurs origines, généralement résumée à un problème de l’islam dans les quartiers difficiles où la police ne peut même plus aller car de véritables groupes armés mafieux imposent leur loi et où les filles sont obligées de mettre le voile au risque d’être victimes de tournantes pendant que leurs parents touchent des allocations familiales indues pour cause de polygamie. Une présentation outrancière, qui fait le lien entre islam, délinquance et insécurité et augmente le fossé entre une majorité de la population, moyenne, et l’autre, les pauvres, tout en créant des réflexes de différentiation identitaires avec l’apparition d’un discours petit blanc, saussisson et pinard, que la gauche désormais « comprend » (Caroline Forest, samedi 12 juin 2010, RMC) sans s’apercevoir qu’elle parle à partir du terrain miné par l’adversaire, un peu comme ces missionnaires catholiques apportant la bonne nouvelle en terre d’Afrique avant que les commerçants armés n’arrivent pour conquérir le territoire et récolter des humains pour les commercialiser.

Le pire, c’est que la gauche y croit, à ce mensonge des principes de la République, à l’Universalisme et aux valeurs de Laïcité.

Désormais, en France, il est impossible de critiquer cette stigmatisation sans se faire insulter. Par les petits blancs et par les tenants des valeurs républicaines, universelles et laïques. Dans ce débat, qui menace qui, et ou est Dreyfus ? Avec le discours actuel, les mêmes ne diraient-ils pas aujourd’hui que Dreyfus, Juif – et c’est connu, les Juifs n’ont pas de pays -, complote forcément avec d’autres Juifs, à l’étranger et qu’il faut en finir avec les particularismes et les communautés qui mettent à mal l’unicité de la République en menaçant la laïcité. La similitude des discours anti-musulmans et des discours anti-Juifs d’autrefois est frappante. Une simple comparaison entre un documentaire allemand sur le Ghetto de Varsovie en 1941 et un documentaire de TF1 sur les banlieues de Paris laisse apparaître de frappantes similitudes : la propagande s’évertue, dans un cas comme dans l’autre, à déshumaniser le sujet. Ce que disait la propagande Hitlérienne était abominable car après avoir parqué les Juifs, réduit l’eau, coupé les ravitaillements au strict minimum et laissé mourir les malades, les enfants, elle montrait le tableau désolant de la crasse, de la vermine en suggérant que c’était cela, les Juifs. Avant de les ramasser et les emmener vers les chambres à gaz. La même opération est à l’oeuvre, quand on entend les discours sur les cités : comme le dit le Grand corp malade, « si je ne connaissais pas, je n’y promènerais pas mon chien ». La gauche, elle accompagne ce mouvement, de la même façon qu’en 1956 Guy Mollet a préféré les petits blancs d’Algérie. Les petits blancs votent.

Forteresse

Après avoir pointé le doigt sur un problème de l’immigration qui n’existait pas, maintenant que le problème est « résolu » grâce à un appareil sécuritaire sans précédent qui a transformé la terre d’asile de la France Éternelle, terre des droits de l’homme en une forteresse verrouillée de toute part, nous sommes entrés dans la phase 2, s’attaquer aux ennemis de l’intérieur, ces Français qui ne qui parviennent pas, qui ne pourront d’ailleurs jamais, on a pourtant tout fait, s’intégrer et leur retirer leur nationalité.

Mais comment la gauche manque-t-elle incroyablement du courage de reposer les fondamentaux de ce que pourrait être sa politique en se positionnant sur le terrain de l’adversaire ? Pourquoi fabrique-t-elle finalement elle aussi une « France éternelle » dont les principes seraient posés une fois pour toutes, quand le contrat républicain, au sens où la révolution française le définit, fait de la France un pays en devenir et non un territoire, figé par une race, une ethnie, une religion, le lien du sang, et encore moins une histoire monolithique qui ne tiendrait pas compte des apports de populations nouvelles, venues avec leur histoire, leurs pratiques. En s’arc-boutant sur une laïcité, un universalisme et des principes républicains dont l’histoire coloniale et le calendrier de nos fêtes nationales nous démontrent chaque jour à quel point ils ne sont que des leurres et des mensonges, la gauche est aujourd’hui le principal agent de propagande anti-musulmane, car ses discours sont les leurres destinés à cacher une incapacité fondamentale à apporter des réponses à la détresse d’un pays frappé par un chômage réel de plus de 4 millions de personnes, une baisse du niveau de vie réel et une très nette dégradation des conditions de travail. Les musulmans ne sont pas responsables des suicides à France-Telecom, chez Peugeot, chez Renault, et de ceux, quotidiens, qui agrémentent le trajet du parisien, sur les lignes 4 et 2 de la RATP.

Sages comme des images

Malgré le fait qu’une très grande majorité des enfants de l’immigration Algérienne sont sages comme des images, ne font pas de politique – celui qui a peu, qui a travaillé dur pour avoir un peu plus est en général enclin à ne pas prendre le risque de tout perdre-, nos gouvernants et nos élites ont peur des conséquences qu’un grand nombre de Musulmans, d’Algériens en particulier, pourraient avoir sur la politique étrangère de la France et la stabilité intérieure. C’est ce que les médias appellent « la contagion » du conflit Proche-Oriental. Ayant accueilli les Algériens et les Juifs d’Algérie, les gouvernements successifs ont, au fil des ans, délayé leur politique Proche Orientale dans des condamnations de principe sans grande conséquence. Car la diaspora Séfarade entretient des liens très étroits avec Israël.

Les jeunes de la deuxième génération ne comprennent pas une politique de plus en plus alignée sur les USA, dans un pays qui nie leur histoire, n’a toujours pas fait son travail de mémoire ni reconnu le colonialisme comme un crime culturel autant qu’économique, et où les politiciens sont toujours prêts à taxer d’islamisme tout ce qui sort, finalement, du discours dominant. Pour autant, ce sentiment d’injustice n’a jamais trouvé en France une réelle expression politique.

Les jeunes Séfarades non plus, ne se sentent pas bien, et ils sont nombreux, finalement, à faire leur Aliah, pour fuir un pays, la France, où ils se sentent agressés par des réactions de violence irrationnelle venant de jeunes pour qui l’antisémitisme banal tient lieu de culture, cette culture distillée par la télévision qui leur dit à longueur de journée que les Arabes sont antisémites, ce qu’ils finissent par croire. Les jeunes Juifs grandissent avec la crainte que ça ne recommence. Après tout, l’Algérie, c’était chez eux, grand maman parlait Arabe et Grand papa chantait du Châabi. Eux non plus, on ne leur a pas expliqué, à l’école, le décret Crémieux, et on leur dit en permanence dans le même écran de télévision que de tous les temps les Arabes et les Juifs se sont haïs. Ce qu’ils finissent par croire, eux aussi.

Et puis il y a le Proche Orient, cette poudrière née avec la création dans la précipitation de l’état d’Israël après que les Juifs d’Europe, si longtemps rassemblés dans des synagogue auxquelles on mettait le feu avant de danser autours (pogroms), longtemps obligés de fuir d’un pays à l’autre, et cette fois, les Européens avaient décidé de moderniser le système en les mettant dans des fours pour se débarrasser des cadavres après les avoir gazés. Un système très efficace, rationnel, avec ses gares de triage, une comptabilité précise et de l’expérimentation médicale, typhus, choléras, greffes d’organes, ablations d’organes assez souvent réalisées sans anesthésies ni asepsie pour mieux comprendre comment ça marche, le coin pour récupérer les dents en or après avoir fait travailler tout ce petit monde jusqu’à peut plus. Six millions qui périrent comme ça, en Europe.

Il y a deux mille ans de pogroms, dans le ventre des Juifs, et les pogroms Européens, particulièrement le dernier dépassent, en horreur, tout ce que l’imagination aurait pu concevoir, prévoir.

Dhimi vs pogrom

En quoi les Musulmans sont-ils coupables : j’ai beau chercher, je ne trouve pas trace d’un tel acharnement chez les Musulmans. Il y avait bien sûr le statut de Dhimi, « protégé », un statut du Juif et du Chrétien en terre musulmane, qui les privait de certain droits, et je ne pense pas qu’aucune personne raisonnable ne défendrait aujourd’hui. Mais comme me le disait mon père, un statut qui punissait le criminel qui avait osé tuer un Juif ou un Chrétien et prévoyait même dans certains cas des réparations. Par ailleurs, ce système, bien qu’injuste, prévoyait que certaines activités, certains crimes au sein de chaque communauté, serait organisés et jugés par la communauté elle-même.

Les Juifs Séfarades ont donc accueilli l’accès à l’universalisme de la loi Française avec joie, et c’est normal car elle constitue un progrès, mais ce qu’ils ignoraient peut-être était que cet universalisme était un phénomène nouveau et qu’à la même époque, les Juifs d’Europe de l’Est vivaient régulièrement la menace de nouveaux massacres. Les médias de nos jours rappellent à n’en plus pouvoir que le Protocole des Sages de Sion circule dans le monde Arabe; ils seraient bien inspirés toutefois de rappeler qu’il s’agit d’un document produit et fabriqué par la police politique du Tsar dans le but de massacrer et discriminer les Juifs de Russie, à la même époque où les conservateurs Français produisaient le document destiné à attaquer Alfred Dreyfus et, à travers lui, tous les Juifs de France.

Les Séfarades avaient vécu avec les Musulmans dans un environnement qui ne leur était généralement pas défavorable pendant des centaines d’années, et ils contribuèrent activement à la culture rayonnante de l’Andalousie. Ils vécurent donc, à juste titre, extrêmement mal leur expulsion lors des décolonisations. Se greffa sur cette blessure le conflit Proche-Oriental.

Israël a pris, pour les Juifs originaires du Maghreb, une importance considérable. Bien plus que pour les Juifs Ashkénazes peut-être. Car les Juifs d’Afrique du Nord vivent avec le sentiment d’être un peuple sans terre, beaucoup plus peut-être que les Juifs d’Europe qui ont participé tout au long du 19e et du 20e siècle aux luttes pour la démocratie et ont, malgré les persécutions, pris part à la naissance de nos démocraties modernes à travers les luttes sociales. Le Sionisme Européen était ainsi principalement socialiste et assez peu confessionnel. À l’idéal d’une terre se joignait un idéal politique, celui d’une citoyenneté universelle. Les Sionistes de ce temps n’étaient pas anti-arabes.

Quand Israël naquit, dans les conditions que l’on sait, il n’y avait pas d’autre choix que le défendre (je ne tiens pas ici, à juger si c’était bien ou pas, c’est une autre discussion; je me place dans l’optique des fondateurs), et faire la guerre était une contingence et non une idéologie. L’arrivée des Juifs de la diaspora Nord-Africaine en Israël a progressivement changé la donne politique; ceux-ci ont apporté des ressentiments profonds à l’égard des « Arabes » ainsi qu’une conception d’Israël totalement étrangère aux fondateurs, beaucoup plus religieuse et nationaliste. C’est une des principales explications de ce glissement nationaliste de plus en plus marqué dans la politique Israélienne, de son caractère de plus en plus ouvertement anti-arabe. En France, bien sûr, tous les Juifs ne soutiennent pas la politique israélienne. Ainsi Sapho, la chanteuse d’origine marocaine, continue-t-elle de se définir comme propalestinienne tout en assurant de son attachement à Israël. Mais le concert médiatique, pollué par les représentations héritées de l’époque coloniale et particulièrement de ce noeud gordien que constitue la guerre d’Algérie, laisse assez peu de place à l’expression de ces voix Juives Séfarades blessées par l’évolution du conflit au Proche-Orient et bien conscientes qu’une logique de dialogue doit l’emporter, à commencer en France.

Soral et Dieudonné

Le Pen a compté les Gaulois, encouragé l’esprit petit blanc, créant des comportements de rejets anti-français à la marge qui n’existaient pas auparavant. Le discours officiel tend de plus en plus souvent à séparer les Juifs de France, désormais victimisés, de ses 4 millions de Français Musulmans, de plus en plus présentés comme des islamistes en puissance et des anti-juifs notoires. Qu’Alain Soral, Dieudonné s’expriment et ça retombe sur les Musulmans. Quel résultats produiront cette propagande ? Déjà, ces paravents médiatiques que sont Le Bloc Identitaire et Résistance Laïque, des groupes d’extrème-droite, tentent une convergence anti-arabe avec des ultras de la cause pro-israélienne.

Mon esprit rationnel m’invite au pessimisme. Le discours anti-musulman se déroule aujourd’hui de façon quasi-automatique et pollue la pensée sans même que l’on s’en rende compte. Même cette candidate voilée du NPA a été ressentie par beaucoup comme une insulte qui nous était faite, une réduction aléatoire à un fait médiatique. Chacun fait son beurre sur le dos des Beurs. Il y a ceux qui nous critiquent et nous caricaturent, veulent voir en nous des ennemis de l’intérieur. Et il y a ceux qui aiment nous défendre, nous posant en victimes.

Malgré le brain-washing de ces intellectuels républicains proclamés inconsistants et sans saveur dont Alain Finkelkraut est certainement la caricature la plus achevée et la plus aboutie, avec leur tentative permanente de représenter les jeunes de la deuxième génération en terroristes sans valeurs, en voyous sanguinaires réduisant des quartiers entiers à la guerre civile et à l’omerta, transformant les caves en salles de viols où on fait sa prière après avoir fini la comptabilité des trafics de drogues et d’objets électroniques volés dans un français approximatif fait de charabia, de verlan et d’arabe mélangé que personne ne peut comprendre, malgré tout cela, nous ne sommes pas des victimes. La réalité de la deuxième génération d’Algériens, musulmans, dément chaque jour les représentations criminogènes et apitoyées, et chacun peut le constater à son bureau. Nous sommes Français, et nous sommes partout. C’est peut être cela qui gène le plus ceux qui ne nous aiment pas.

Je suis pessimiste

Je suis pessimiste car beaucoup de préjugés sont désormais des réalités admises, comme ce mensonge d’une guerre de mille ans entre Musulmans et Juifs, quand l’anti-judaïsme a été une permanence de l’histoire Européenne. Je suis pessimiste parce qu’à force de pousser les jeunes des quartiers pauvres, à force de les dépeindre d’une certaine façon, ces jeunes ayant été scolarisés dans des écoles où l’Éducation Nationale envoie ses moins bons éléments au milieu de villes sans âme où tout est fermé après sept heures du soir et où les taux de chômages dépassent souvent les 20%, on finit par avoir ce qu’on cherche, le repli sur soi dans les quartiers populaires, et un rejet de l’ensemble de la société pour ces quartiers populaires.

Je suis pessimiste parce que la façon dont on aborde la place de la religion parmi les musulmans les transforme en ennemis de l’intérieur à qui désormais on envisage de retirer la nationalité. Je suis pessimiste parce que cette attaque en règle contre ceux que l’on ne désigne plus que par une religion et des quartiers réputés violents, est une attaque synchronisée dans la plupart des pays développés. Le Tea Party, ce mouvement réactionnaire qui domine depuis un peu plus d’un an le Parti Républicain, n’accuse-t-il pas le Président Obama d’être un Musulman, de ne pas être Américain, et de comploter contre les USA ? Et ce type d’information, qui peut prêter à sourire tant on la trouve ridicule, n’est-elle pas relayée régulièrement sur la chaîne d’information Fox News ? La loi interdisant les minarets participe de la même logique.

Je suis pessimiste enfin, et certainement surtout, car contrairement aux mouvements des femmes et aux mouvements homosexuels, les jeunes de la deuxième génération n’ont pas pu, pour les raisons que j’ai expliquer plus haut, créer le tissus associatif qui aurait permis de peser et faire avancer l’égalité réelle. SOS racisme a fait perdre dix précieuses années à ce milieu associatif, juste le temps nécessaire pour que l’extrème-droite, c’est à dire la vieille droite, revienne du coup de massue que les défaites de Pétain, de Dien Bien Fu, d’Algérie et de mai 68 leur avaient infligées. 10 ans, juste le temps d’utiliser la machine médiatique pour que chaque fait divers ou soubresaut en Algérie devienne l’occasion de mettre le projecteur sur l’échec de l’intégration et l’insécurité, puis la menace des sans papiers et enfin, le péril vert.

Je suis pessimiste parce que désormais la gauche a adopté le même discours, incapable qu’elle est de repenser la République et la Laïcité dans l’économie mondialisée auxquelles elle a pourtant allègrement contribué. Elle y montre bien plus de zèle qu’à condamner les conditions de vies désormais odieuses de pans entiers de la population, désormais réduite à la survivance de revenus de transferts, de précarité. Peut-être est-ce parce qu’en son sein sont les immigrés, qui ne votent pas, et des Beurs, qui ne votent plus.

J’ai été un militant socialiste, comme beaucoup dans ma génération. Pas parce que c’était bien, mais parce qu’il n’y avait que ça. D’autres choisissaient l’associatif, mais entre nous le courant passait. On discutait politique. On haïssait SOS racisme, que nous ressentions comme un grand patronage des français de gauche destiné à protéger les gentils beurs et les jolies beurettes grâce à une petite main et des jolies affiches. Parce que nous voulions le faire nous mêmes, pour nous. SOS a mis le PS là où il n’avait pas à être car le PS avait déserté les lieux où il devait être.

Apparatchiks dociles

En tant que « Beur », je préfère de mille fois Rachida Dati à ces apparatchiks sélectionnés par l’appareil pour leur docilité. Je n’ai pas fait carrière parce que je n’étais pas né dans ce moule : je n’ai jamais aimé qu’on me dise ce que je devais penser. J’ai bien entendu quitté le Parti Socialiste, et puis j’y suis revenu, et j’ai même créé une section, la Section Montesquieu, à la Sorbonne, en 1995. Vers 1998, les événements en Algérie me torturaient, je me suis donc rapproché de ceux qui étaient les plus proches de moi culturellement, à savoir ceux qui avaient opté pour le soutien à l’armée. Oui, l’armée contre l’Islamisme. L’autre tendance de l’opposition choisissait les islamistes contre l’Armée dans ce qui s’appelait les « Accords de Rome », un truc concocté par l’église. Mon oncle et son ami Mohammed Harbi donnaient des conférences à ce sujet. Mohammed Harbi avait élaboré une théorie, la régression féconde, voulant qu’après avoir vécu un temps dans un régime islamiste, la population recréerait quelque chose de nouveau. Je n’acceptais pas ce genre d’arguments, et n’approuvais pas les articles signés par mon oncle Madjid, Mohammed Harbi et Bourdieu. Pour autant, je n’approuvais pas vraiment les « éradicateurs », comme ils se faisaient appeler. Je réagissais en Berbère avant tout. Le PS avait une commission internationale très active à Paris, mais le PS français soutenait le parti frère Algérien, le FFS de Ait Ahmed, le parti de mon oncle. Pour moi, c’était simple. Le vrai problème était l’impossibilité pour les démocrates à s’entendre, pris au piège par une situation absurde : avoir à choisir entre les barbus et la mafia militaire.

J’ai rencontré des gens incroyables. Simon Blumental, ancien porteur de valises, Le docteur Hasani, aujourd’hui député de l’immigration, Said Saadi, président du RCD, et des tas d’autres. Je dialoguais à baton rompus avec les militants du FFS et je m’apercevais qu’au delà des luttes des deux partis, ils étaient las, eux aussi, et ne voulaient qu’une seule chose : que ça cesse. Je me suis même retrouvé dans le groupe d’organisation de Un soir pour l’Algérie, une de ces grosses machines post-mitterrandiennes, mais là, très vite, on m’a fait comprendre que je gênais. Nous étions deux Beurs. La seconde, Nadia Amiri, était d’accord avec moi la première fois, espérait que ce serait l’occasion d’apporter un regard plus complexe que ce message d’un vilain gouvernement qui égorge (le message du FFS), quelque chose qui donnerait aussi sa place à ceux qui étaient restés sur place, comme Maatoub Lounès, avaient réclamé la suspension des éléctions, tout en continuant leur combat pour la démocratie. Pourtant, lors de la réunion suivante du comité Un soir pour l’Algérie, elle avait totalement changé d’opinion. La gauche aime bien les Beurettes, mais une Beurette de service n’a pas à penser par elle-même.

Le PS soutenait en effet la ligne du FFS : les crimes sont le fait de l’armée, et pas des islamistes. Mes questions, mon envie d’ouvrir la discussion avec tout le spectre politique démocrate insupportaient la présidente de la commission internationale du PS, Geneviève Berdue. L’Internationale Socialiste était bien parvenue à faire dialoguer l’OLP et le Parti Travailliste Israélien… Pourquoi n’aurait-on pas pu essayer de rapprocher ces deux tendances séparées par les circonstances mais qui, à la base, partageaient les mêmes sentiments? J’ai quitté le PS, avec haine, et pour toujours, parce que Geneviève Berdu m’a demandé de préciser si je parlais en tant que membre du PS ou en tant qu’invité Algérien.

Fin de 4ème partie

[/tab] [tab title= »5ème partie »]

Dans ma vie, j’avais entendu beaucoup, j’avais vécu le racisme à petite gouttes, les trucs de petits blancs, notamment dans la famille de ma mère. Mon père m’avait appris que c’est plus de la bêtise que du vrai racisme, j’avais appris à laisser couler. Mais venant d’une camarade (oui, je suis vieux jeu), cela m’a estomaqué. Vanné, cassé. Et m’en a appris très long sur la gauche et son rapport avec les étrangers. Quand il s’agit de convoquer un spécialiste, c’est toujours le Français d’origine – ceux qui me connaissent savent à quel point ça peut me gêner de parler comme ça – qui a la parole. Jamais nous, ou alors si, si nous c’est avec leurs mots que nous nous exprimons.

Toujours, quand nous parlons, on à le sentiment que c’est en tant que Beurs que nous sommes écoutés. Jamais nous ne sommes écoutés pour ce que nous sommes. Le drame d’une minorité, c’est la transformation en objet. Dans une dictature, cela est terrible. Dans une démocratie, c’est tragique, car c’est un peu comme si cette situation d’être renvoyé à ses origines démasquait en soi l’illusion Républicaine et la Laïcité.

Nous sommes comme les Français car nous sommes Français. L’histoire de nos parents est différente, mais ceux qui ont un réel problème d’identité sont les Français, qui ignorent ou feignent d’ignorer que notre histoire est aussi la leur, comme j’ai tenté de vous le montrer. Notre région est au-delà des mers, on n’y parle des langues qui ne sont pas des langues latines, mais il n’empêche que ce sont nos ancêtres qui vous ont appris Aristote, l’Algèbre, la Chimie, Platon, la médecine moderne, le compas et l’irrigation que Rome ne vous avait pas transmis. Nous avons même été Chrétiens avant vous, et nous n’avons jamais mis de Juifs dans des fours : nous les invitions à venir chanter dans nos fêtes.

Clivés mais consensuels

Nous sommes Français, mais notre histoire nous dicte des comportements différents. Nous sommes clivés mais nous sommes consensuels. Pour beaucoup, nous n’aimons pas ces filles voilées dont l’actualité se repaît. Mais si nous avions la charge de ces questions, si nous avions le tissu associatif puissant, reconnu en tant qu’interlocuteur, nous saurions gérer cette question car les familles nous feraient bien plus confiance qu’à ces hordes de journalistes et de politiques, et la France ferait son entrée dans la démocratie : je suis un ringard, rescapé de la deuxième gauche, faisant confiance à la société, aux associations, à la proximité.

Nous sommes Français et ne nous sentons pas du tout coupables des crimes de la collaboration. Au contraire, nous aussi, nous avons été victimes de Maurice Papon. Pour nous, Juif n’est pas un gros mot. On dit Le Juif comme vous dites tous les jours, « n’oublie pas de passer chez l’Arabe, y’a plus de pain ». Mon père, des fois, le dimanche, rentrait très tard à l’heure du déjeuner. C’est qu’il avait été « chez les Juifs », la boucherie Cacher, dont il ne cessait de me donner les enfants en exemple. Il y achetait de la viande, égorgée et bénie, donc Hallal (permise) et bavardait. Rien ne m’énerve plus que cette image d’antijudaïsme qui nous est attribuée, avec laquelle les nationalistes Israéliens jouent, ainsi que les intellectuels patentés et les journalistes analphabètes qui ont lu la Torah en 1 heure et le Qoran en 30 minutes, avec un stabilo, quand ils étaient étudiants en école de journalisme ou à Sciences-Po. Je l’ai déjà écrit deux fois, je le répète : nous n’avons ni déporté, ni gazé, ni cuit les Juifs dans des fours, ni ne les avons transportés pendant des mois dans le froid de l’hiver dans des wagons plombés. Les Européens, oui. Je suis Français, et je veux bien porter le poids de cette histoire douloureuse pour laquelle je ne cesserais jamais d’avoir honte, et même en Algérie, un oncle de mon père cacha des Juifs pourchassés par le gouverneur de la France Libre, l’Amiral Giraud.

Nous sommes Français et la façon dont la France utilise le mot Juif avec une sorte de honte rentrée qui remonte au Moyen Age, quand Saint-Louis inventait l’Étoile Jaune, nous empêche de travailler à réparer ce que nos pères, à cause du décret Crémieux, ont cassé. Parce qu’en France, il est désormais impossible d’appeler un Juif un Juif, nous ne pouvons discuter publiquement des choix qui ont été faits par les Juifs Algériens entre 1945 et 1962. Qu’un jeune d’origine Algérienne prononce le mot Juif à la télévision, et c’est immédiatement la gêne. Pour être vraiment Français, faut-il donc préférer israélite ? Ou encore Les gens du Judaïsme ? Je me souviens une fois, quelqu’un qui ne parvenait pas à trouver son mot, et qui était arrivée à Judaïque… Nous, on dit Juif parce ce n’est pas un gros mot. Finkelkraut me fait toujours rire quand il prononce « judaïsme » sur France Culture. Il s’évertue à donner un aspect poli, sophistiqué à un mot somme toute assez banal, prouvant par là à quel point il a parfaitement intériorisé les préjugés antisémites de la plupart de ses amis. Pauvre Anna Arendt.

Nous sommes Français et nous nous sentons limités dans la parole dans l’espace public, qui nous renvoit à nos origines. Quoi qu’on dise, c’est comme si c’était décidé d’avance. Alors, pour la plupart, les enfants de la seconde génération évitent la politique, et même l’associatif. Juste histoire d’éviter que ça leur retombe dessus. On aimerait bien pouvoir dire qu’Israël conduit une politique de déshumanisation et que l’enchaînement logique de sa politique fera qu’un jour ils vont se poser la question du renvoi par la mer des habitants de Gaza (ça a l’air délirant, mais c’était en gros la proposition de l’immigré Russe, l’ancien videur de discothèque Libermann, dont le parti est sorti troisième lors des dernières élections).

On était heureux avec Oslo

On aimerait dire aux Juifs de se calmer, qu’ils sont dans une logique qu’ils devraient plus que tout autre peuple comprendre et renverser. On aimerait leur dire qu’on était heureux, quand Arafat et Rabin ont signé les accords d’Oslo parce que pour une grande majorité, nous, les Maghrébins, on aime bien les Juifs, quand même. Malgré le fait qu’on ait désappris à communiquer, on se comprend. Ma collègue Sonia, Juive de Tunisie, souhaitait envoyer une bombe atomique sur les territoires, en 2000. Il y avait eu un attentat la vieille. Je ne l’ai pas traitée de fasciste. Ma collègue Djamila et moi, on s’est regardés, on l’a laissée se calmer, et puis Sonia s’est calmée, et elle nous a regardée, un peu con, et elle a rajouté que ce n’était pas ça qu’elle voulait dire. Nous, on le savait bien. Sa famille avait du quitter la Tunisie en 1967, elle avait tout perdu. Il ne lui restait plus qu’Israël pour rêver qu’elle avait encore un chez elle, c’est-à-dire un bout de terre.

Nous sommes des Français qui comprenons les Juifs, parce que nous avons appris à vivre avec eux pendant des siècles. En bouclant l’expression des enfants de l’immigration par la barrière instituée de fait dans la politique, la presse et la télévision, et en pointant de plus en plus du doigt les enfants nés de l’immigration Algérienne, la société française se prive du seul avenir qui pourrait éventuellement lui rester dans le monde complexe dans lequel nous rentrons. Être polyglotte culturellement. C’est ce dont ses élites, encore une fois, ont terriblement peur. Très bientôt, elles préfèreront Marine à qui la gauche se donnera. Et la gauche se vautrera encore une fois.

J’ai écrit cet article à la suite d’un échange un peu « carré » avec Didier Lestrade au sujet des « arabes ». J’ai constaté la semaine dernière que l’association H2M l’avait un peu étonné par la très grande modération, ce qui moi ne m’a pas surpris, ayant pris part moi-même à la création de Amal il y a déjà 12 ans. Je ne sais pas si ces longues pages mènent vraiment quelque part. Je vis au Japon et par moment, en lisant des articles sur le net, je ne reconnais plus bien le pays que j’ai laissé. Tout semble figé dans des conflits que l’actualité médiatisée organise et qui changent d’un jour à l’autre, laissant en bruit de fond comme une amertume et une couleur sombre caractéristiques des périodes pré-révolutionnaires, et où revient toujours cet espèce de refrain, arabes, arabes, arabes, arabes. J’ai lu beaucoup de littérature algérienne francophone, incroyablement riche. J’ai aimé, il y a une quinzaine d’années, lire des livres d’histoire sur ce pays : je suis historien, plutôt spécialisé en histoire de France d’ancien régime. Vous raconter l’histoire de l’Algérie en la liant à l’actualité, c’est une invitation à nous regarder autrement. Nous avons une histoire, extrêmement riche, et beaucoup d’entre nous le savons, et nous en sommes fiers.

Nos opinions politiques épousent les vôtres, et notre pratique de l’Islam aussi. Il y a juste que les moustachues de Paris IV, chez nous, elles portent un foulard. En France, l’extrémisme donne Le Pen ou le fondamentalisme catholique. Chez nous, ça donne un peu les mêmes, à part que la femme disparaît sous une sorte de truc compact noir qu’en Algérie on appelait 404 bâchée. Nous sommes exactement comme les Juifs : nous sommes Français, et il y a une petite part de nous qui rêve un peu d’ailleurs. Est-ce mal ?

Mais peut-être avais-je au fond de moi envie de dire une chose, dont je suis persuadé. Nous sommes dans le même bateau que les Juifs Séfarades, avec qui nous devons réapprendre à parler, à nous disputer, mais aussi à nous respecter en parlant des sujets qui fâchent : l’Algérie et la Palestine.

Si nous coulons, ils couleront avec nous.

Fin

[/tab] [/tabgroup]

Accès à la partie suivante sur l’onglet en haut.

Commentez

MBC | Ce mois

septembre, Hakuro

MBC | Social

MBC | Derniers Billets

MBC | Archives