Minorités 13 | Le regard d’un Gaijin

M

(paru dans la revue Minorites.org le Samedi 28 novembre 2009)
Déf.: Gaijin, «personne étrangère», ou encore Gaikokujin, «personne d’un autre pays». Autrefois, kaigainin, celui d’au-delà des mers. Paie ses impôts en silence et porte une carte d’alien. Enseigne très souvent les langues étrangères, l’anglais particulièrement. Très présent dans les publicités où il incarne le bon goût. Attention, cet article aussi regorge d’unicode [1].

Mon père a quitté l’Algérie pour la France en 1947. Ouvrier, il a combattu pour l’indépendance, a milité syndicalement, avant d’être licencié en 1978. Alors j’ai poursuivi le chemin qu’il a emprunté, les bagages, les «au revoir». Je suis allé dans le pays de mes rêves de petit garçon. Je pense à lui quand je me sens incompris, exclu. La société japonaise est fermée. Je ne peux qu’observer, mon avis ne compte pas, car les gaijin ne peuvent pas, paraît-il, comprendre. Le fait d’être gay me prive de la possibilité du mariage, cette entrouverture toute relative. Mais je ne me tais pas, et je n’accepte pas tout. Enseignant le français et l’anglais à des adultes, j’apprends beaucoup sur la vie de mes concitoyens (qu’ils le veulent ou non), et je tente, par petites touches, d’ouvrir leurs yeux sur leur propre société et, au-delà, sur la possibilité d’un regard différent, individuel [2].

Le matin, métro à l’heure de pointe est peut-être un lieu idéal pour commencer un récit sur le Japon de Tôkyô. On a souvent à l’esprit ces employés gantés poussant les usagers dans les wagons. En voiture! Voici des corps emboîtés les uns dans les autres dans un pays qui abhorre la promiscuité physique. Costumes noirs, plus ou moins les mêmes, pour les hommes. Femmes elles-mêmes dans ce type d’uniforme jupe ou pantalon. Voilà un lieu rempli aux limites du supportable et où règne un silence incroyable, pas un mot, pas une parole, une indifférence muette. Parisien, mon premier sentiment fut un réel malaise. Parfois, une main appuie votre sexe, un sexe se frotte sur votre flan sans que vous ne puissiez savoir s’il s’agit du hasard ou d’un acte volontaire. Un des remèdes offert par le métro est un wagon spécialement réservé aux femmes, petites fleurs roses sur le quai à sa hauteur, de 7 heures à 9 heures.

Des lieux très étranges, le métro ou le train, le matin. Vous arrivez enfin à une station où tout le monde (minna 皆) descend. Ah, ce «tout le monde», au Japon, c’est un truc avec lequel vous apprenez très vite à vivre, ici, on ne fait rien seul. L’individualisme est certainement la vertu la moins partagée au Japon où l’on a toujours besoin du consentement des autres. Si vous aviez besoin de comprendre la différence entre l’égoïsme et l’individualisme, vous êtes au bon endroit. Sitôt ouvertes les portes, c’est chacun pour soi, et qu’importe si quelqu’un tombe, il n’avait qu’à faire attention ! Nul ne lui portera assistance. J’ai même vu de la haine sur les visages de certains passagers qu’une telle chute retardait… Ça bouscule : le principal, c’est sortir.

Bien sûr, si vous voyagez comme je l’ai souvent fait dans le Kansai, la région plus à l’Ouest, où sont Kyôto, Nara et Osaka, le cœur culturel du pays, ou plus modestement, si vous aimez comme moi déambuler au hasard des rues des quartiers à l’Est de Tôkyô, les quartiers populaires de la shitamachi (下町, littéralement ville basse, les quartiers populaires), vous serez frappés par le contraste. On peut en effet y retrouver la politesse qui fit la réputation du pays en Europe au XVIe siècle. Une politesse visiblement mise à mal par l’urbanisation rapide et désordonnée de la mégapole, au cours d’un XXe. Ici habitent, mangent, dorment, s’amusent plus de 30 millions de personnes dont en fait la majorité ne se sent pas d’ici.

Mes élèves me disent très souvent qu’ils planifient un voyage dans la famille, dans leur région, le furusato (故郷), ce «pays natal» chanté jusqu’à plus soif par les Mireille Matthieu locales, ces chanteuses et chanteurs de enka (演歌), chansons sentimentales chantant l’éloignement et reprises au karaoké par des salariés plus trop jeunes dans de petits bars, Snack (スナック), que l’on trouve un peu partout, avec leurs comptoirs de trois mètres, leurs alignements de bouteilles, leur lumière tamisée, trois tabourets, un nom aguicheur et une patronne assortie plus très jeune, mais maquillée brushée, mama-san (ママさん), qui parfois peut s’avérer être un homme, ça n’a pas bien d’importance.

Je trouvais autrefois dans ce furusato quelque chose de touchant, j’ai appris à nuancer : il participe à l’endoctrinement du Japonais en le renvoyant à une terre natale qui ferait son identité. L’étranger, avant de venir d’un autre pays, est une personne qui ne participe pas à cet enracinement. Je suis toujours frappé de voir que les plus jeunes continuent de se rattacher à ces racines fictives, un peu comme les jeunes beurs parlent d’un bled dont ils ne connaissent quasiment rien. Au Japon, c’est un peu le même phénomène, mais avec une nuance : il est célébré, encensé à la télévision, dans le monde du travail (il vaut mieux avoir un furusato lors d’un entretien d’embauche), et chez les hommes, gage de sincérité et de dévouement. Ça a un quelque chose de maurassien qui me révulse.

Rizières, chemins de fer, vieux

Tôkyô se présente donc comme une grande ville de gens plus ou moins déracinés qui sont venus y trouver ce que l’organisation économique et administrative du pays n’a pas offert à leurs régions respectives. Tôkyô et le désert Japonais tant, sitôt sorti de la mégalopole, on est frappé par l’aspect parfois quasi sous-développé qui fait rêver le touriste, alors conforté dans sa vision d’un «pays double», entre tradition et modernité. Mais quand on y regarde de plus près, on y voit des vieillards dans des maisons faites de bois, de plastique et de taules rouillée, vivant pour la plupart d’une allocation de 60.000 yens environ, à laquelle on déduira les 16.000 pour la sécurité sociale, et que l’on complètera par les revenus de la culture d’un potager et d’une rizière.

On y voit des terrains vagues, un espace public à l’abandon et gagné par les mauvaises herbes, et partout ces autoroutes, qui déchirent un paysage magnifique, ces voies de chemins de fer jetées là un peu au hasard, ces ponts qui mènent vers nulle part et qui sont la marque du clientélisme et de la corruption qui gangrènent la société entière… Dans certains coins, jusqu’au cœur de Tôkyô, ça sent fort la misère et des quartiers entiers semblent abandonnés à leur sort comme vers Minami senjû. Ces quartiers seront rasés, m’a-t-on dit. Les hommes, eux, mourront.

Revenons donc dans notre métro. On les a vus vider les lieux, chacun pour soi. Il y a désormais de la place sur les banquettes et vous vous asseyez. Le wagon se remplit au gré des stations, mais vous constatez que les autres banquettes se remplissent plus vite que la vôtre, à côté de vous. Vous allez peut-être même voir un(e) passager(e) se précipiter vers la place vide, une aubaine, puis stopper et rester debout, en regardant nulle part, non non! je ne t’ai pas vu… 関係ない (kankei nai), «ça ne me regarde pas / nous ne sommes pas liés». C’est certainement ce que pensent, par exemple, les passagers qui veulent sortir du train et que l’un(e) d’entre eux tombe, 関係ない, «ça ne me regarde pas». Les Japonais ont horreur de s’occuper de ce qui ne les regarde pas, comme une bagarre, une chute, ou un étranger assis sur la banquette. Un étudiant handicapé moteur me racontait qu’il avait été surpris par la gentillesse des Français qui l’aidaient quand il tombait, lors de ses vacances: ça ne lui arrivait quasiment jamais à Tôkyô. Une fois, il est allé à l’hôpital tout seul alors qu’il s’était ouvert la paupière et qu’il pissait le sang… Tous les étrangers à Tôkyô ont vécu le siège vide à côté d’eux dans le wagon à moitié plein, mais on s’y fait. S’il y a des crétins qui préfèrent rester debout…

Si vous restez à Tôkyô un certain temps pour vos vacances, évitez le métro, achetez un vélo. La ville devient immédiatement plus plaisante, humaine, et vous y découvrirez de vrais trésors. Moi, c’est l’Est de la ville, les quartiers populaires, 下町, là où j’habite… J’y savoure ces petites rues bordées de plantes vertes, les chats qui se font tranquillement bronzer en été, les vieilles qui causent, et qui vous racontent des trucs marrants si vous leur dites trois mots en Japonais, des trucs ponctués de ね (ne), littéralement hein, forme d’acquiescement tacite, mais prononcé à toute vitesse chez les gens de cette génération, respiration du langage. Les fleurs, qu’elles arrangent avec passion et qui débordent sur le trottoir, leur chien, leur jeunesse, que sais-je, et croyez-moi, impossible de s’en dépêtrer…

Étant étranger et me débrouillant assez bien en Japonais, je suis quelqu’un à qui l’on peut raconter des choses qui n’intéressent pas les jeunes. Comme le grand tremblement de terre du Kantô en 1923. Ou plus simplement, un endroit à voir dans le coin, une pierre, un jardin. Ils en ont à raconter, les vieux. Chez eux, l’étranger d’un autre pays ne pose qu’un problème, essentiellement pratique : il ne parle pas la même langue. Alors gare à vous si vous baragouinez trois mots malheureux ね, vous libérerez un flot de parole intarissable, ね. Le Tokyoïteね, Eddoko (江戸っ子), enfant de Tôkyôね, de ses quartiers de l’Estね, la shitamachiね, ressemble énormément au Parigotね,, bavardね, pas chiche et « pas bégueule »ね, il/elle aime son quartierね et n’est pas loin de regarder les provinciaux des classes moyennes qui peuplent l’ouest comme de vrais étrangers, des 成金, narikinね, nouveaux riches compliqués et prétentieux qui ne comprennent rienね. Les 江戸っ子 ne connaissent pas l’étranger, mais フランス? パリ? La France? Paris? そんなに日本が好きなんですか? Vous aimez le Japon à ce point-là? J’ai souvent vu les yeux de petits vieux ou de petites vieilles pétiller à la simple évocation du nom de Paris.

La famille…

Nous sommes maintenant sortis, le métro est derrière nous. Et ça sent la bouffe des chaînes de restaurants pour célibataires, les Yoshinoya/Ten’ya/Meshiya. Le soir, si vous passez à côté, vous y verrez une clientèle à dominante, pour ne pas dire exclusivement, masculine. Une enquête publiée il y a trois ans nous avait fait bien rire, au travail. Près de 35% des hommes de moins de 35 ans ne se marieront jamais. Pas par choix, non, mais par obligation. Là, pour le coup, cette analyse des hommes «herbivores» et des femmes «carnivores» trouve tout son sens.

Les obligations pesant sur les épaules des hommes sont énormes, car les attentes des femmes à leur égard sont démesurées. Je parle bien sûr des classes moyennes urbaines. À la campagne, la question est vite réglée, il n’y a plus personne, et dans les classes populaires, comme c’est toujours le cas, les attentes sont moins hautes. Les hommes doivent être beaux, イケメン (ikemen) ET avoir un bon travail. Car, si un jour Madame consent à avoir un enfant (comprendre, un rapport sexuel, ou l’inverse), Monsieur devra payer l’école privée, la juku (塾), école du soir privée, les cours de musique, de sport, puis le lycée privé pour aboutir coûte que coûte à une université qui coûtera au moins 500.000 yens si elle est publique, soit 3.500 euros, au minimum.

Dans de nombreux cas, le mariage aura été plus ou moins arrangé, ne cherchez donc pas d’amour dans cette histoire. Le mariage aura rassemblé une centaine de personnes, dont les collègues du jeune marié et les anciennes collègues de la jeune mariée, dans une des «usines à mariages» de la capitale, avec leurs salles de banquet, leur fausse église (le Japon n’est pas chrétien, mais IL FAUT une église, avec des cloches généralement enregistrées, à la fin de la cérémonie – la première fois, ça surprend).

L’homme vivra donc, de son côté, une vie solitaire au travail jusqu’à plus d’heure, vous le croiserez parfois dans le métro, le soir, éméché et le teint rougi, revenant du karaoké auquel il n’aura pas pu échapper (皆, tout le monde…). La femme, elle, vivra une vie solitaire à la maison, où elle s’enfermera parfois dans une sorte de dépression maladive, se surinvestissant dans l’éducation de son/ses enfant(s) et des passe-temps, shumi (趣味), chant, piano, anglais ou français, serbo-croate, et vous la croiserez souvent devant l’école de son enfant unique, bavardant pendant des heures avec les autres femmes. On pourrait penser que je caricature, c’est aussi ce que j’avais pensé en lisant l’enquête de Murielle Jolivet, Homo Japonicus (Picquier). J’ai ici été très rapidement frappé par les grimaces ou les fous rires des femmes quand elles parlaient de leur mari, en cours…

Toutefois, avec la crise que traverse le Japon, ce modèle de la femme au foyer se craquelle, et de plus en plus de femmes prennent des emplois à mi-temps car le salaire du mari ne parvient pas à couvrir des frais d’éducation toujours plus prohibitifs. Ces femmes, ce sont celles que vous verrez sous la lumière crue et blafarde des magasins de bentô (弁当), plats à emporter, ou aux caisses des konbini(コンビニ), convenient store, ou dans ces restaurants pour célibataires. Elles y travaillent parfois la nuit entière puisque ces magasins ne ferment pas, pour des salaires de misère.

Une vie déréglée, livrant très vite le couple à une cohabitation de deux êtres qui ne se connaissent pas. Bien sûr, ce n’est pas la règle commune, mais travaillant dans l’enseignement pour adultes, je peux vous assurer que c’est tout de même un groupe très important.

Résultat visible, ces bars à hôtesses que vous apercevrez très vite à côté de la gare. Ou les bars à Host, cette version new-look du yakuza, donnant de sa personne pour des femmes au foyer désoeuvrées. Vous en croiserez dans les quartiers de Shinjuku ou Shibuya, avec leurs cheveux mi-longs blondis, leur teint bronzé, des bagues, des colliers, un costume noir sur une chemise ouverte à mi-torse. Vous verrez dans le même coin les «Love Hotels», havre de paix de l’adultère ou de la misère sexuelle… Vous pourrez, dans le même coin devant la gare, apercevoir cette  machine à laver le cerveau et soutirer de l’argent au populo: le patchinko (パチンコ).

Dans L’empire des signes, Barthes s’extasiait devant cette invention sensée représenter une sorte de vacuité. Pour ma part, je suis halluciné qu’une telle escroquerie puisse devenir aussi puissante. Des gens y dépensent des fortunes, dans ces flippers immobiles où la règle consiste à regarder une bille tomber. Je n’ai pas croisé un seul visage souriant sortant de ces endroits où règnent un bruit incroyable et une odeur de backroom qui inonde le trottoir dès qu’une porte s’ouvre, mais plutôt des têtes de chiens battus, la queue entre les jambes. Une véritable industrie de la misère…

Mais d’où vient donc cette industrie prospère du jeu et du sexe? Bien sûr, il y a d’abord l’héritage de ces «mondes flottants» où n’habite ni la loi, ni la religion, le bouddhisme. Mais si c’est dans ce fond culturel que se trouve tant de tolérance, un peu d’histoire explique comment des mondes flottants on est passé à un secteur économique dominant du Japon contemporain.

Un pays qu’il a fallu reconstruire

Le Japon d’après guerre était un pays défait, entièrement à reconstruire. Ses élites, toutes à leur anti-communisme et leur nationalisme, avaient fait allégeance à un régime dictatorial et militaire qui non seulement envahit l’Asie et attaqua les Etats-unis après s’être allié à l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, mais également s’y livra à des crimes contre l’humanité envers les populations civiles qui furent jugées par le Tribunal de Tôkyô en 1946. Comme le racontent David Kaplan et Alec Dubro  dans Yakuza paru en 1990 chez Picquier, cette économie de guerre, comme livrée à elle-même, désorganisée et sans véritable mouvement, vit s’étendre l’emprise de deux tendances opposées. Le syndicalisme, à gauche, radical et souvent prosoviétique d’un côté et la mafia, groupes de petites frappes, anciens soldats démobilisés, gosses des rues, rois du marché noir de l’autre.

Les USA ne furent pas très longs à choisir leur camp et dès 1947 utilisèrent les uns – politiciens mêlés à l’aventure nationalistes, petites frappes – contre les autres – communistes, syndicalistes. La mafia commença donc à prospérer, notamment grâce au patchinko, et ne tarda pas à opérer sa fusion avec l’extrême droite, sous l’œil bienveillant du pouvoir, et des Etats-Unis qui purent ainsi utiliser le Japon comme base arrière lors des deux grands conflits de l’époque, guerre de Corée puis guerre du Vietnam.

Il est, même aujourd’hui, extrêmement difficile d’aborder l’histoire de la seconde guerre mondiale au Japon. Leaders politiques et historiens sont régulièrement intimidés par des groupes mafio-nationalistes quand ils ne sont pas simplement assassinés, comme ce fut le cas récemment avec le maire de Nagasaki. Gare si vous doutez de la version officielle du conflit, et encore plus si vous envisagez la responsabilité de l’Empereur de l’époque, l’Empereur Shôwa. Les élites au pouvoir ont utilisé cette pression qu’ils ont favorisée pour imposer l’hymne ultranationaliste, kimigayo (君が代), et d’incessantes révisions des manuels scolaires tendant à présenter la guerre comme un conflit regrettable, éludant les crimes de masse à l’extérieur, le régime dictatorial à l’intérieur.

Quand vous parlez de l’histoire du Japon avec un jeune, il ne connaît rien, ne comprenant pas la controverse et l’indignation en Asie quand le Premier ministre de 2001 à 2007, Koizumi Yasujirô, se recueillit à plusieurs reprise au sanctuaire Yasukuni où sont conservés des restes de criminels de guerre de classe A. Des noms, des batailles, l’imprécision est énorme. Je me souviens avoir une fois parlé de l’époque «avant le Japon» avec une amie Japonaise. L’idée l’avait choquée, indignée, et pourtant, il fut bien une époque où les Japonais, comme tout autre peuple, ne se pensaient pas «Japonais». Et elle n’est pas si ancienne…

Les Japonais ignorent leur histoire, et cela rend possible tous les endoctrinements. Parmi les bêtises que vous entendrez ici, «l’homogénéité» du peuple japonais, «l’ancienneté de la langue japonaise», la température du corps qui est «plus basse», les fruits «meilleurs qu’ailleurs», la famille impériale «la plus vieille du monde», «l’harmonie», les grèves «qui ne sont pas dans la culture japonaise», etc.  La contestation, radicale dans les années 1950, a été laminée et la société civile, anéantie. Je comprends l’amour de l’extrême droite pour ce pays. La réalisation d’un rêve…

De fait, le Japon s’est reconstruit à toute allure, avec des capitaux américains et sous la férule d’une élite totalitaire ayant concédé la démocratie comme une offrande aux vainqueurs. Les luttes sociales furent vives, violentes, mais ces élites sont parvenues à les mâter en bâtissant le fameux «modèle japonais», un système corporatiste où l’entreprise couvre l’ensemble des besoins de ses membres et garantit l’avancement dans la carrière. Ce modèle atteint son apogée dans les années 80, avec ce qui est appelé baburu (バブル), la «bulle». Le Nikkei à plus de 37.000 points (il n’a jamais depuis dépassé les 18.000 et oscille en ce moment entre 9000 et 10.000, avec un minimum à 7000…), dopé par une abondance de crédit, l’immobilier qui doublait tous les six mois, l’endettement hypothécaire généralisé, et puis la chute vers 1990. Cette époque de nouveaux riches a donné naissance à une mentalité d’enfants pourris gâtés, celle des plateaux de télévision dans des émissions d’une stupidité et d’une vacuité si confondante que vous en regretteriez TF1.

Devant la gare… Toute la vie dans la majorité de la ville se concentre dans devant cette gare, eki mae(駅前), par quartiers strictement délimités. Plaisir par ici, commerces par là. En fait, les villes et les quartiers ont été construits et développés par les compagnies de chemin de fer privées. À l’ouest, par exemple, règne Tôkyû (東急), Lignes Tokyu, Grands magasins Tokyu (à Shibuya, Tokyu, et puis 109 qui se lit 10-9, c’est-à-dire to-kyu), Tokyu groupe immobilier (東急不動産), et aussi Livable (リバイブル), l’agence immobilière, et puis Store Food (東急), Tokyu construction…

Ils achètent des terres, construisent une ville autour d’une gare avec des magasins devant et enfin, relient au réseau. En dehors de l’est de Tôkyô, toute la ville obéit à ce principe. Tout le pays. Le réseau privé a développé le Japon entier, de façon anarchique, au gré d’opérations immobilières. Sans à un seul moment se préoccuper du coût humain, du déracinement, de la déshumanisation de ce cadre de vie anarchique qui continue de se développer grâce à l’absence de toute manifestation d’une société civile muselée. J’y vois une des origines de cette violence ressentie dans le métro.

Précarité

Devant la gare, la crise est visible. Elle n’a rien de nouveau, elle ronge la société depuis près de vingt ans, depuis la fin de la baburu, justement. L’emploi à vie de la période de croissance a laissé la place à une période de précarité et dont on voit les signes un peu partout, à la devanture des restaurants pour célibataires par exemple: baito (バイト), «taf». Pour 800 yens, 900 yens, parfois 1000 ou même 1100 yens de l’heure, sans sécurité sociale, sans sécurité de l’emploi, avec des horaires à la discrétion de l’employeur. Voilà le profil du nouveau travail au Japon, celui qui ronge la classe moyenne et prive d’avenir un contingent de plus en plus nombreux de jeunes. Les voilà, nos herbivores. Rien de choisi dans ce phénomène, plutôt un abattement face à une société qui n’a pas besoin de jeunes, dominés par des quadragénaires capricieux et riches. Leurs parents sont aussi chapeautés par des vieux qui ne comprennent rien au monde contemporain. Des vieux, nombreux, très très très nombreux.

Cette année, la situation a atteint son paroxysme. Notamment quand 30.000 intérimaires ont été licenciés du jour au lendemain par Toyota. Privés d’emploi, mais également du logement fourni par l’employeur, un de ces apaato (アパート), condominiums préfabriqués de deux étages, alignements de studios, véritables nids de célibataires et donnant au paysage une sorte d’allure désolée, ressemblant à des prisons dès lors qu’ils ont plus de dix ans d’âge.

Puis en avril, ce furent les jeunes diplômés perdant l’emploi qu’ils s’apprêtaient à prendre. L’organisateur de cette fantastique faillite, le Parti Démocrate Libéral, a finalement perdu le pouvoir après 60 ans de règne. Le Parti Démocrate du Japon, vainqueur de centre gauche, avec des personnalités parfois originales, comme la benjamine du groupe, véritable porte-parole des transfusés victimes du VIH ou de l’hépatite C et qui a battu un vieux briscard de droite, hérite d’un cadeau empoisonné que résume une dette publique de 200%, donnée à 270% à 2 ans d’ici. Vers la banqueroute ?

Baisse des salaires, précarité, solitude généralisée, père absent et mère dépressive, sentiment de désolation dans des quartiers entiers, comme abandonnés bien qu’habités, et que seul cet esprit, pour le coup, authentiquement japonais, des fleurs, des plantes vertes qui débordent de partout, en habillent la tristesse d’une sorte de dignité incroyable, le Japon contemporain offre le spectacle d’un pays usé, comme épuisé d’avoir livré une guerre économique au monde entier.

Les plus jeunes se réfugient dans leurs quartiers, Harajuku, Shibuya, Shimokitaza, dépensant leur argent dans du Made in China de pauvre. Plus âgés, ils choisissent Akihabara, geeks à la puissance dix mille ayant remplacé le sexe par les mondes virtuels des consoles de jeux. On en voit, de ces gamins vieillis de 35 ans, la génération perdue d’après la bulle, à Akihabara. Dans les restaurants pour célibataires… Une dégaine, un téléphone mobile customisé par des babioles ou des incrustations de simili diamants. Des jeunes qui se fichent de l’avenir parce qu’ils n’en ont aucun. Les quadras ont déjà tout bouffé.

Au milieu de ce pays comme tétanisé dans sa propre chute, l’étranger reste un être à part, non-inclus. Il amuse parfois, comme dans les publicités, il attire – beaucoup de filles ou de gars ne couchent qu’avec des étrangers, gaisen (外線) – ou il révulse – le siège dans le métro. Il peut choisir de rester entre soi, comme tous ces expatriés vivant dans l’ouest de la ville, et profiter du bonheur des classes moyennes expatriées, des sushis et de l’appartement luxueux, sans même avoir besoin de parler la langue. Il peut aussi se marier et, avec la caution de son beau-père, créer un business, une école de langue, par exemple, et faire partie du «tout Tôkyô» des expatriés, goûter le succès et la réussite, les secrétaires pas chères, baito. Il peut aussi, et c’est ce que je fais, choisir de se promener dans une ville qui, au milieu d’une telle catastrophe en cours, recèle de véritables bijoux d’architecture et de gentillesse qui ne s’offrent pas, mais qui se méritent quand on part à leur recherche.

Qui sait, ce seront peut-être les quelques étrangers curieux de cette ville qui, après l’effondrement économique, après le grand tremblement de terre à venir, redonneront du sens à cette ville qui en manque cruellement.

Madjid Ben Chikh

Notes

[1] Si vous êtes sur un PC équipé de Windows, il se peut que certains caractères ne soient pas visibles. Il faut alors installer une police de caractère japonaise. Une aide en ligne existe. Les lecteurs sous Mac ou Linux ne devraient pas avoir de problème.

[2] Qu’on me permette de penser à Nicolas Bouvier, ce raconteur d’un Japon ordinaire et quotidien, à la mémoire de qui je dédie ces quelques lignes.

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