Alors que la saison des cerisiers bat son plein au Japon, que le temps est de plus en plus doux, ensoleille, que chaque semaine je travaille un peu plus et que je me prepare a travailler encore plus, alors que je viens de refuser du travail deux fois parce que j’en ai assez qu’on me prenne pour un esclave dans un pays ou on n’hesite pas a bafouer le droit du travail, alors que Jun et moi faisons de magnifiques promenades comme ce dimanche a Kamakura, mes longs transports en metro vers l’ecole sont l’occasion de remettre des ecouteurs sur les oreilles et de re-ecouter quelques vielleries que j’avais longtemps oubliees.
Une crise economique devrait etre un moment de retour a soi, de retour a nous. Un appel de nos racines. Pas celles de la pretendue race. Non, celles du « moi ». Celles qui constituent la memoire profonde, tactile, gustative, visuelle, auditive, olfactive… Tout ce reseau de sensations qui en interaction les unes avec les autres ont participe a creer notre individualite. Une crise economique devrait etre un moment privilegie pour revenir a ces fondamentaux et peut-etre l’occasion unique de les interroger. Les traders qui perdent leur travail en sont le meilleur exemple. « mais qu’est-ce que j’ai fait de tout cet argent? », « mais est ce que c’etait vraiment ca que je voulais? », quand ai-je fait le choix de cette vie de dingue? », « qu’est ce qui m’est arrive? », etc… Ces questions sont les seules qui vaillent et qui permettront le deuil et la reconstruction de soi.
C’est valable pour chacun, c’est valable pour la societe.
Je ne crois pas aux revolutions, encore moins a « LA » revolution. Parce que les ruptures ne sont qu’apparentes. Parce que meme la revolution la plus radicale doit composer avec … les hommes. Ce qu’ils sont, ou ils ont grandi, ce qui a fait leurs vies, leurs peurs, leurs espoirs, leurs sens, leur ignorance… Eventuellement, je veux bien croire a une revolution qui rouvre le chemin de l’evolution quand tout semble bloque. Une dictature, par exemple…
Notre societe devrait profiter de ce temps de crise pour penser a elle. Apres tout, la seule chose que l’humain cherche est calmer sa peur, se nourrir et boire, avoir un endroit chauffe en hivers et etre assure qu’il en est de meme pour sa descendance. Et c’est dans ce but que nous vivons en groupe et formons ladite societe. Voila la base du contrat.
Tout le reste sont des constructions souvent subies car notre histoire se deroule un peu comme en vitesse automatique et le groupe, ses leader pour le moins, decident de faire ceci ou cela pour garder la cohesion. Une crise devrait etre un moment de « repos » societal, l’age d’or de la democratie, le temps de remises a plat : qui sait, nous n’avons peut-etre pas besoins de toutes ces voitures, de toutes ces fringues fabriquees a bas pris a l’autre bout du monde par des gosses qui ne peuvent pas les porter, etc…
La demission democratique nous prive de cette appropriation de notre present et de notre avenir, et ce sont ceux la meme qui aujourd’hui nous ruinent -licenciements massifs, baisses des salaires, rechauffement climatique, pollutions diverses- qui sont charges d’apporter des remedes. J’ai appris hier que l’ancien PDG de Lehman vient de trouver un poste de Consultant. On croit rever… C’est notre realite.
Je vous l’ai dit, je ne crois pas que cette crise soit « THE » crise. Nous sommes dans un cycle long de profitabilite ⓒ (le concept est de moi, il faudra que je vous explique…), au contraire de 1929 ou nous etions dans un cycle long de non-profitabilite ⓒ. Nous sommes dans une crise grave comme celle de 1907 (en plein cycle de profitabilite) qui a motive la creation de la FED (un regulateur, celui de la monnaie) aux USA. En revanche, comme il y a peu de chance que le systeme ne change vraiment, nous pouvons nous representer ce que sera la prochaine crise financiere, dans une periode de non-profitabilite, comme en 1929… Pour information, la crise de 1907 a provoque une chute de plus de 50% du marche actions, et elle a pourtant ete oubliee en deux ans. 1929 laisse de profondes traces…
MA memoire. De mon cote, le chomage a provoque d’abord la depression (je l’ai deja dit, quand on a visite une fois, on finit toujours par y retourner… Ca me fait sourire, l’idee de « guerir d’une depression ». Je prefere l’idee « d’en revenir », qui suggere que l’on peut y retourner a tout moment, et qu’on peut meme finir par « y rester »). Puis une sorte de remission deprimante. La depression, c’est la perte du statut, l’elan brise, les ailes coupees. La remission deprimante, c’est le retour a la realite (remission) dans l’inactivite (deprimante). Ca ressemble a de la depression, mais c’est plutot un profond ennui lie au manque d’argent (adieu restau, sorties, sandwish et cafe…) qui voit chaque jour succeder au precedent, identique. J’avais l’habitude de consulter un site internet specialise dans le recrutement « bilingue » au Japon. En finance, en 6 mois, on est passe de plus de 900 annonce a moins de 500. Les cabinets de recrutements et les RH appliquent leurs criteres A LA CON pour recruter : il vaut mieux avoir bosser chez ENRON (a la direction financiere, charge du controle), puis MADOFF (charge du controle en « compliance » -le legal-, ensuite BEAR STERN au management sur risque lie aux credits High Yield (des subprimes), puis etre passe chez Lehman en Product Control sur High Yield : la, vous avez toutes les chances d’etre pris, surtout si vous avez manage! Dans une societe bien faite, il y aurait au minimum inculpation pour faux en ecritures puisque les valorisations sensees etre controlees etaient toutes bidonnees. Un expert comptable irait en prison pour moins que ca. Un financier trouve un nouveau poste ou il se marrera avec ses collegues des « milliards » perdus ici ou la, le sourire effacant ici ou la chaque ride gagnee quand il aura du serrer les fesses au detours d’une faillite.
Ils n’en menaient pas large, les Lehman, au moment de la faillite. On venait me parler, des avec qui je n’avais jamais cause. Il fallait que je les plaigne : Lehman payait leur loyer, qu’allaient-ils devenir ? Ils avaient achete leur appartement, comment paieraient ils le credit ? La trouille se lisait sur leurs visages (pas a tous, heureusement !) Et puis NOMURA a rachete. Et la, de nouveau je n’ai plus existe. J’ai ecrit un mail quand je suis parti, pour dire « au revoir ». J’ai recu 5 reponses… Celles et ceux qui m’ont ecrit, cela ne m’a pas etonne. Mais les autres avec leurs credits, rien. Aucun ne m’a demande « et toi, comment tu vas faire? ». Pour sur, eux, ils vont en trouver, de bonnes places. Moi, je n’etais qu’un interimaire mal paye, je ne suis pas du clan. Moi, j’interrogeais chaque ligne « mal debouclee », et ca ne leur plaisait pas puisque « ca se deboucle ailleurs ». Et j’avais le tort de demander ou etait « ailleurs ». J’en ai fait chier plus d’un… surtout quand je demandais des extraits comptables de « ailleurs » et que je ne trouvais toujours pas trace du debouclage… Ma satsifaction, ca a ete de gagner la confiance de quelques autres a l’esprit plus curieux qui sont venus me voir comment je trouvais tout ca. Mais l’esprit general n’etait pas a la curiosite, ou plutot si : les feuilles Excel etait le sesame. Plus elle etait complexe, gavee de macro, plus grosse etait la bite de celui qui l’avait creee. Des Jeff Striker de la feuille Excel, voila la competence a Lehman. Mais ce que contenait la feuille Excel en question… Dans mon equipe, seuls deux personnes etaient capable d’interroger une feuille Excel. L’une, un fichu caractere, mais capable de dire « je me suis trompee ». Une pro, quoi. Et puis un Francais, un type disponible, drole. De droite, mais vraiment competent (ouaf ouaf ouaf…). Un type bien qui a quitte Nomura-Lehman et travaille desormais a Singapour. Il nous arrivait de faire des bras de fer autours d’une ecriture: il argumentait. Chez Lehman, c’etait tres rare. Il y avait ceux qui passaient une ecriture sans reflechir, il y avait ceux qui renvoyaient le mail avec pour commentaire unique « tu as tort ». Des faces de merde a tete de chiasse, quoi… Et apres on s’etonne que personne ne soit capable de valoriser correctement les portefeuilles… J’ai vu des choses a Lehman que je ne pensais pas possibles. Surtout apres avoir travaille a BNPP ou tout est controle, recontrole, supervise.
MA memoire. L’idee que c’etait bien fini, pour moi, est montee comme par vagues, successives, mais toujours plus proches. Fin fevrier, je me suis apercu que j’etais dors et deja dans un autre moment de ma vie. Lehman, c’etait le passe, et moi j’etais la, au present, a Tokyo. C’est a ce moment la que j’ai trouve l’ecole ou je travaille. Quelques heures par semaine qui ont remodele mon quotidien. C’est loin. C’est peu, mais cela m’a permis de passer a autre chose. De penser que peut-etre, etre Francais au Japon, cela peut etre une chance dans l’economie actuelle. Qui sait… En tout cas, je vois mon nombre d’heures travaillees augmenter. Il me faudrait le double, certe, mais bon… (je viens de recevoir un mail a l’instant: mon ecole me propose un nouveau contrat, cette fois un contrat « mi-plein-temps » (ca c’est le Japon…) pour enseigner le francais ET l’anglais).
Je me sens de plus en plus libere du chomage, ce n’est qu’une question de temps avant d’etre sorti d’affaire.
Et le temps ne me parait plus aussi pesant, charge de culpabilite, des reproches que je m’adresse (ah, l’inconscient, les souvenirs de l’enfance…). Se liberera t’il lui aussi ? Dans le metro, mon casque sur les oreilles, je fais reemerger le temps, le temps passe, le temps vecu, le temps de ma vie revolue mais a qui les miracles des technologies numeriques donnent une incroyable fraicheur… Et voila que me vient le desir de raconter et partager des souvenirs et des images… Ca fait lontemps, je me laisse bien distraire, mais ce desir reste la, intact…
MA memoire. On n’est jamais tout a fait le meme avant et apres une situation, un evenement important, dit-on. Je ne le pense pas. Je crois plutot que c’est le contraire. On change le plus quand rien ne change dans sa vie et que s’installe la routine du quotidien. On prend du poids, on arrete de baiser, on achete de plus en plus de produits de marque et on remplit son caddie les yeux fermes mais la Carte Bleu bien ouverte. On ecoute de plus en plus les memes chanteurs, les memes musiques et on finit par acheter les livres qui passent a la television. Le syndicaliste virulent, titularise et permanentise devient un specialiste de la contestation de 9 heures a 17 heures et en soiree, entre amis, apres le gateau et entre deux joints. L’artiste flamboyant et derangeant fabrique du derangement en boite cote au marche de l’art entre deux voyages hypra-cool au Laos et en Birmanie.
On devrait souhaiter des crises plus frequentes comme autant d’occasion de se confronter a soi, a ses desirs et de corriger le tir. Pour moi, cette crise fait un bien profond car je suis en train de renoncer au travail… (entendre a LE travail). C’est tout bete, mais commencons par regarder l’allure de ce site et ses fonctionnalites. Je ne dis pas que c’est un truc profond, mais il y a 6 mois, je ne me serait pas senti capable de tout cela. Les photos s’ouvrent grace a une ligne de code et un lien exterieur vers un fichier java, j’ai mis de la publicite et je sais modifier certaines lignes de code d’un template pas evident et tres complexe. Il delire, Suppaiku… Non, il a appris ! Jusqu’au nom de domaine. Je suis proprietaire de moi-meme. Et en fait, en grattant un peu, vous pouvez meme trouver mon identite reelle puisque je n’ai aucune raison de me cacher!
MA memoire. Bien sur, je continue a rever secretement a un travail bien douillet dans une banque… Je n’ai jamais ete bien paye -je suis specialise dans les operations et les controle, eh bien malgre le role essentiel de ces fonctions, ce n’est pas bien paye. Par exemple, a Lehman, pour environ 50 heures par semaine, je gagnais environ 300,000 net par mois (environ 2,200 euros). Ca peut paraitre beaucoup, mais au Japon, ce n’est pas mirobolant, c’est juste correct. Un loyer de 80,000 pour un studio, 8,000 de transports, 16,000 d’impots locaux, pour vous donner une idee. Si j’avais ete embauche, je serais monte a 400,000 avec des bonus en plus. Pour comparer, un poste en middle office, c’est tout de suite 600,000 au minimum. Un cadre, c’est a partir de 800,000…
Moi, mes 300,000, ca me suffisait largement. J’ai pu rembourser mes cartes de credit mises a mal par le chomage apres la faillite de NOVA (je ne vous raconte pas dans quel etat elles sont de nouveau…) et rembourser Jun a qui j’avais aussi emprunte. Je me suis achete des vetements, ce qui ne m’etait pas vraiment arrive depuis que j’etais arrive au Japon. Et puis une semaine et deux jours a Kyoto en aout. Je commencais a faire des economies (ce qui montre que je ne suis pas super depensier et que ca me suffit reellement).
Alors vous imaginez, il y a comme une certaine nostalgie. 50 heures d’esclavage devant 2 ecrans qui me flinguent les yeux, des collegues reveches a vous donner un ulcere d’estomac… mais au bout une certaine forme de stabilite confortable necessaire au confort bourgeois et a la suffisance de soi.
Hop! Fini! Evapore! J’apprends a vivre sans cela. Et je me souviens alors que pour moi, travailler en banque ne fut pas un choix, mais une necessite. Ca commenca en 1998. Marre des petits boulots, de la deche, de « la vie d’artiste », surtout l’artiste endette.
A l’instant ou j’ecris ces lignes, deuxieme mail de mon ecole. On me propose un nouveau contrat, 200,000 yen/mois pour 504 heures en 6 mois, chaque heure en plus a 3,500 yen… Avec la golden week, obon et la fin d’annee. Professeur d’anglais et de francais.
La transition continue, et j’aime assez la direction qu’elle prend. Plus de temps pour explorer ma memoire et vous la partager avec vous. Par ecrit. Sur ce blog.
Ma memoire.
De Tokyo,
Suppaiku (qui n’est plus au chomage, et vous l’avez suivi en direct)
(a suivre)