Quitter le Japon, c’est un avenir et un horizon certain. Je ne sais pas trop ce que cela veut dire. C’est la que cela devient interessant, car c’est a moi de le choisir, cet au dela de ma vie dans ce pays…
Le renouvellement du visa est un moment important, pour la troisieme fois, je me retrouve a reflechir a ce que je fais ici, quel sens cela peut revetir. Et je l’avoue, pour la premiere fois, je ne vois pas tres bien. Les etrangers n’ont aucune place au Japon. En France ou ailleurs, la moindre serie televisee a un couple mixte, des enfants metisses. Ici, jamais. Les couples bi-nationaux sont nombreux, ils sont simplement invisibles dans les medias et tout le discours dominant defile sans meme que nous ne fassions a un quelconque moment partie de l’equation. Meme le FN a integre l’idee que l’identite de la France serait changee par l’apport de population outre-marine. Ici, c’est comme si nous n’existions pas. Alors si a cette premiere invisibilite se rajoute l’homosexualite, une deuxieme invisibilite, vous comprendrez qu’a moins de vivre dans une situation particuliere et privilegiee, le Japon n’offre aucun avenir a un etranger. Aucun. Yann et moi venons encore une fois d’en parler ce matin. J’ai appris ce matin qu’apres 20 ans de services sur la NHK une presentatrice francaise avait ete licenciee pour etre partie apres la catastrophe nucleaire de Fukushima, quelle abjection, vous ne trouvez pas ? Nous ne sommes finalement que des amuseurs pour des cours de langue sans but vraiment definis, meme quand nous aimons la culture et la langue de ce pays et que nous sommes passionnes par le partage de notre amour pour notre propre culture. Nous ne sommes que les mannequins de ces publicites pour des marques de fringues, nos visages bien blancs, et plus recemment, noirs, servant a vanter une modernite que l’occident continue de vehiculer dans ce pays qui a peur de rien plus que de paraitre asiatique.
Le tableau peut paraitre severe. Il y aura toujours des occidentaux pour dire que ce pays, avec ses machines a laver a l’eau froide ou ses maisons glaciales et venteuses en hiver, ses filles les fesses a l’air habillees en serveuses et se gelant par grand froid a distribuer des flyers a des puceaux engraisses a la viande americaines des Yoshinoya et autres magasin de bouffe bon marches, pour 800 yens, sans couverture sociale ni assurance quelconque. Pas moi. J’aime trop ce pays, son histoire, sa culture et ses habitants pour me contenter de ce lamentable enlisement societal que ses politiciens et ses elites mediatiques emballent, du haut de leurs hauts salaires et au coeur de leurs beaux quartiers de l’ouest ou regne le calme de la video surveillance et le chant des oiseaux volant au dessus de leurs ridicules pastiches de jardins europeens, avec les nains et la veranda ou les tuiles mediterraneennes, qu’ils emballent, oui, du doux nom ringard de « cool japan ».
Si encore je vivais a Kyoto, je m’y verrais vieillir, pourrir au milieu des lichens et des mousses, tout doucement, dans une vieille maison, au coin de l’atre en hiver, dans le jardin en ete. Je voudrais bien y enseigner le Francais et la France dans ce petit bout de ville ou se trouvent encore des gens qui peuvent vous raconter le Japon. Mais a Tokyo, ou tout n’est que copie outranciere d’une modernite depassee en son origine, ou le seul reve de la municipalite est de s’offir une fois encore les Jeux Olympiques pour mieux retrouver l’ardeur de la jeunesse en 1964, c’est quoi, mon avenir.
J’ai toujours reve d’atteindre la quarantaine, et je me suis fait une belle quarantaine, ici. Mais quelle sera ma cinquantaine. Ca va ou tout cela. J’enfile les jours les uns apres les autres, je vieillis, et c’est tout. Cette societe impossible a des le depart encadre ma relation avec Jun. On se retrouve le samedi, on se promene le dimanche. Je n’ai jamais aspire a ce type de vie. Jamais. Il n’y est pour rien, ni moi non plus. Nous partons en vacances ensemble et nous ne nous quittons pas de la semaine, et dans le fond, j’etouffe. J’ai vite compris qu’a moins de nous separer, je ne pourrais jamais imposer autre chose. On se voit si peu, je ne peux pas lui dire que j’ai envie de flaner, seul. J’aime me promener, sans but. Je le faisais, a Paris. Et cela non plus, je ne vois pas bien ou ca mene. Je vous dis, il n’y est pour rien, c’est comme cela.
Je me souviens avoir souvent dit a mon analyste que je ne comprenais pas bien pourquoi mon pere n’etait pas rentre en Algerie en 1963. En grattant, j’avais trouve des reponses plausibles, et quelque part peut etre avait il bien fait, de ne pas rentrer. A mon niveau, il ne se serait pas marie avec ma mere, et je ne serais pas la. Il aurait peut etre meme fait de la prison, qui sait, il n’etait pas dans la tendance du FLN qui a pris le pouvoir et il n’a pu remettre les pieds en Algerie qu’en 1976, a l’epoque de la Charte Nationale, le « virage a gauche » de Boumedienne.
J’etais avec lui cette annee la, petit roi qui pendant deux jours eu peur d’etre abandonne dans ce pays qui ne lui appartenait pas, mais tres vite seduit par le calme chaleureux de la cour au pays des femmes, dans la journee, la gentillesse confondante de ma famille, et en particulier de cette vieille a l’entree, qui avait perdu son mari peu apres le mariage, qui vivait de la charite de mon clan et qui la premiere fois m’avait regarde, tout le monde disait que j’avais une tete de « roumi », elle avait regarde et des larmes dans les yeux avait dit que non, qui avait elle reconnu ? Elle, qui etait devenue comme une grand mere que je n’avais pas eu, et me preparait ces beignets croustillants que j’avalais empli d’une satisfaction rare, vous savez, ce frisson qui vous parcours le corps l’espace d’un instant parce que cet instant est un instant d’amour pur et gratuit. Je l’adorais, avec ses beaux yeux bleus, son visage plisse par les ans, son foulard laissant depasser ses cheveux roussis par le henne, et ses robes colorees kabyles.
Oui, peut etre mon pere a t-il eu raison de ne pas rentrer, ne serais-ce que pour me donner la joie, a 11 ans, de me trouver une famille que je ne me soupconnais pas et qui est toujours la, dans mon coeur et malgre l’echouage de ce pays. Mon cousin Abdenour, que je rencontrai cette annee la pour la premiere fois, vit desormais au Canada, comme d’autres. Nous, les Kabyles, sommes les heritiers des Berberes de la transhumance, il y a juste que nous sommes alles nous refugier dans ces montagnes austeres et magnifiques a la fois. Libres, toujours libres et jamais esclaves de rien ni de quiconque. Et encore moins dans ma famille. J’ai mis du temps a comprendre un peu ma famille, son histoire, les Marabouts, ce qui me lit a Fatma N’Soumer, la bataille de Larbaa Naht Irathen.
Mon pere est reste pour ne pas quitter ma mere, voila la raison. L’Algerie etait en crise, et la France, ma mere, lui offraient cette stabilite necessaire. En attendant. Ma mere, elle, etait prete a franchir le pas, aller en Algerie, mais je crois bien que mon pere n’etait pas trop sur de cela, en tout ca a cours terme. Il voulait creer une affaire et gagner de l’argent. Il n’a gagne que des dette, et c’est la que je suis ne.
Je suis le futur que mon pere se donnait. Tout le reste n’est qu’echec et frustration. Et je dis cela pour mon pere, c’est aussi vrai pour ma mere, mais il y a juste que ma mere avait des reves simples, modestes, ceux d’une francaise de l’ouest de la france. C’est moi qui ait herite des ambitions.
Et en meme temps je ne suis pas mon pere. Et la France n’est pas l’Algerie. Et je dispose de cet incroyable capital qui est l’education que j’ai recu, le seul truc je crois sur lesquels mes parents se sont entendus jusqu’au bout. Le couple vacillait, mais mes parents ne sont pas restes ensembles a cause de nous. Ils sont restes ensembles pour nous et, je vais ecrire cela a regret, pour moi particulierement. Mon frere a eu l’incroyable malchance de venir au monde avec les problemes d’argent. Il en tire cette vision terriblement cruelle de la vie, peut etre trop realiste. Moi, j’ai ete protege, sur protege, j’en tire un caractere un peu trop naif parfois, presque stupide. Et inconscient. Ce changement d’environnement s’est accompagne d’une annee chez mon oncle et ma tante, en 1973, quand mes parents reglaient leurs dettes, qu’il fallut demenager, et cette annee a cause un traumatisme profond dont seule l’analyse est parvenue a me detacher.
Rester en France n’a donc pas estompe les difficultes pour mon pere, elle les a juste deplacees, ca en a change la nature.
Je suis parfaitement conscient que je devrais rentrer en France et que ce nouveau visa est le symbole du moment qui est venu. Je vais devoir preparer ce depart, calmenent. Je n’ai pas ma place ici, ma place est la ou sont mes amis, ma mere. Elle a 80 ans. Je vis avec la peur sourde de ne jamais la revoir. J’ai la tranquilite des cinq ans devant moi pour preparer cela. Cinq ans comme echeance maximum, et qui sait, demain…
Avant mon depart a Kyoto, j’ai longuement bavarde avec Stephane, et puis j’ai vu sa fille Helena, 17 ans. Elle a grandi, je n’etais pas la. Sentiment de tout manquer… Ca fait longtemps que je sens cette frustration monter en moi. Pour autant, n’allez pas croire que je deprime, ca va. C’est au contraire une lucidite assez optimiste, un realisme lucide, je ne sais pas trop comment le dire. C’est justement parce que tout va plutot bien que je dois me preparer a quitter le Japon avant, justement, d’avoir quelque chose a regretter.
Je ne veux plus rien manquer, je ne veux plus rien louper.
Quitter le Japon, c’est un avenir et un horizon certain. Je ne sais pas trop ce que cela veut dire. C’est la que cela devient interessant, car c’est a moi de le choisir, cet au dela de ma vie dans ce pays. C’est la decision que j’ai prise a la fin de l’annee et dont je vous avais parler dans mes billets precedents. C’est aussi l’obligation de placer la barre tres haut. Il est hors de question que je quitte le Japon pour etre SDF. Je veux quitter ce pays le coeur content avec quelque chose et quelqu’un qui m’attend. Une vie ouverte et de nouvelles possibilites pour l’homme mur que je suis devenu.
Mes amis m’attendent, je le sais. Il n’attendent que cela. Ma mere ne le dit pas, elle n’attend que cela pourtant, comme le temps passe vite a cet age la. Mes vieux jours n’ont pas deja commence que je dois m’atteler a les preparer. Mon sejour ici m’a change, il me change encore et il restera pour toujours en dedans de moi. J’ai beaucoup de peines a ecrire ces quelques lignes car je sais qu’ecrire c’est aussi seller quelque chose, mais je dois, enfin, cesser de me mentir et enfermer ma vie dans cette absurde repetition du quotidien.
Alors, seulement alors viendra le temps de faire mes bagages et de revenir parmi les miens, le coeur serre de devoir me separer de celui qui finalement, maintenant je le comprends, sait depuis le depart qu’il me faudrait un jour partir.
Pourquoi donc a-t-il fallu qu’un jour nous inventions l’avion.
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