Ma mémoire est hantée par des milliers de fantômes, ils déambulent dans l’allée centrale près de l’orangerie. Fantômes d’un temps qui n’est plus et que je voulais saluer, moi, le clone à moustache, mi-fantôme mort je ne sais plus trop quand, mi-survivant d’un échouage rempli d’avenir à l’optimisme intact.
Depuis des années, je suis hanté par une photographie de Jean Genet prise en bord de Seine, pantalon de velours, blouson. Jean Genet, astre tutélaire que l’on pare de tant de vertus au point d’en oublier l’essentiel, un Genet du quotidien et qu’aucun hasard n’avait conduit à être photographié en bordure de Seine, face au musée d’Orsay. C’est une évidence, quand on est homosexuel, enfin, ça l’était, dans le temps.
Le jardin des Tuileries a été durant des siècles un lieu de rencontre, de socialisation, de sociabilité, un lieu où s’acquéraient des codes, des comportements, une assurance de soi aussi, à être homosexuel, à sortir de l’isolement, de la solitude dans laquelle nous plonge ce qui s’apparentait à une terrible vérité.
Je n’aime pas le terme de « fierté », car en réalité il n’y a aucune fierté. Il y a plutôt longtemps eu du courage, et dans beaucoup de points sur la planète, il en faut encore, du courage. Il en faut car on ne choisit pas d’être homosexuel (pas plus que lesbienne, mais je ne parlerai ici que de ce que je connais). On l’est, voilà, c’est tout. On l’est depuis l’enfance, et bien souvent cela nous isole, nous fait « différent », non pas parce que nous sommes différents, mais parce que nous ne collons pas aux histoires de nos petits camarades, et on le ressent, mais on n’est encore qu’enfants, on n’en sait pas trop encore la raison.
Elle émerge parfois mais ce sont des pensées sans importance, la fascination pour un copain par exemple, dont nous ne mesurons pas réellement encore l’implication, jusqu’à ce que, l’adolescence arrivant, nous ne commencions à être véritablement attirés, amoureux. C’est alors comme une chape de plomb qui nous tombe sur les épaules car bien souvent on ne sait pas trop comment on en parlera, et si on pourra le partager. L’adolescent homosexuel se sent bien souvent très seul. Entouré de la camaraderie virile des autres garçons, de leurs insultes à l’homophobie inconsciente, l’adolescent homosexuel se fait solitaire.
C’est peut être là que nous cultivons notre âme artiste, notre vie intérieure se fait intense et nous n’échappons à cette envie de mourir qui frappe tant et tant d’entre nous aujourd’hui encore – et cela malgré l’apparente ouverture de nos sociétés- que grâce à un débordement d’imagination qui s’investira dans la peinture, dans la musique, la mode, la cuisine et la pâtisserie. Et le sexe aussi, bien sûr, et avant tout, ce naufrage nécessaire pour tant et tant d’entre nous, bien plus facile à vivre qu’une oeuvre ne l’est à construire, et qui nous permet de la vivre, cette différence.
Je plains un peu les jeunes aujourd’hui. S’ils ont accès à une plus grande ouverture, si les rencontres sont facilitées par les applications, et en cela leur vie est infiniment plus aisée, ils n’ont plus de lieu d’apprentissage gratuit, ouvert, simple, trans-générations, un lieu à l’image du jardin des Tuileries autrefois. Un lieu ouvert, en plein air, pour bavarder, pour ne pas être seul, que l’on ait 15 ans, 30 ans ou 60 ans, un lieu pour rire et non pour consommer. Un lieu pour apprendre à être. Des fois, il m’arrive de penser que c’est parce que notre génération avait connu cette sociabilité que nous avons su faire face, faire communauté, quand le VIH est arrivé, car malgré toutes nos différences, et les homosexuels, comme tout groupe humain, sont composés d’une myriade de personnalités différentes, cette sociabilité des lieux de drague avait fait de nous une communauté. Nous nous connaissions tous de vue, nous nous étions tous vus grandir, nous affirmer.
Ma mémoire est hantée par des milliers de fantômes, ils déambulent dans l’allée centrale près de l’orangerie. Fantômes d’un temps qui n’est plus et que je voulais saluer, moi, le clone à moustache, mi-fantôme mort je ne sais plus trop quand, mi-survivant d’un échouage rempli d’avenir à l’optimisme intact.
Je te les donne, ces photos. Elles sont à toi, elles sont pour toi. Fais les vivres et vis-les avec acharnement. Qu’elles forgent ta liberté, qu’elles témoignent de ce qui fut, et qu’elles donnent la force, la rage et la passion pour ce qui sera.
Réapproprions-nous ces lieux, cette gratuité.
« (…) Le dimanche précédent, comme toujours, j’avais retrouvé tout le monde aux Tuileries aux environs de 4 heures. On avait squatté un groupe de chaises pendant au moins une heure et demi, à causer de tout et de rien. Il y avait le Petit Luc, Thierry, André, Marie, Radio France, Michel, le Blondinet, Caliméro dont André n’arrêtait pas de parler et qu’on avait appelé comme ça parce qu’il avait une coupe au bol…
À un moment, notre groupe avait bien dépassé la trentaine de personnes, car chacun d’entre nous connaissait du monde, et ainsi nous avions fini par agréger tous ceux qui passaient. Vers 5 heures trente, alors que le groupe entrait dans une sorte de déclin, André, le Petit Luc et moi levâmes le camps.
Nous traversâmes le Jardin aux arbres défraîchis, encore mal remis de la tempête de juillet dernier, et prîmes la ligne Château de Vincennes à Concorde jusqu’à Hôtel de Ville. (…) » (extrait)
Tous mes vœux pour cette fin d’année. Bises
Merci beaucoup. Vous aussi, bises.
Très bon article. J’aime beaucoup et je partage ton point de vue. David
Merci pour ce petit message. Bonne journée.
Madjid