(CARNET ALGÉRIEN 1) La langue

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Vendredi 1er septembre 1989. Dans ma tête une tempête, ça tourne, ça tourne, ça va trop vite, je suis le porteur de mauvaise nouvelle, j’arrive avec un cercueil plombé, soudé. Aujourd’hui, ce devait être le mariage d’un oncle, eh bien non, ce sera un enterrement, et on mangera ce repas de fête en pensant à la mort, et au mort qui m’accompagne.

Vendredi 1er septembre 1989. Dans ma tête une tempête, ça tourne, ça tourne, ça va trop vite, je suis le porteur de mauvaise nouvelle, j’arrive avec un cercueil plombé, soudé. Aujourd’hui, ce devait être le mariage d’un oncle, eh bien non, ce sera un enterrement, et on mangera ce repas de fête en pensant à la mort, et au mort qui m’accompagne.

Dans l’avion, j’ai rêvé que l’avion se crashe, un DC9, un vieux machin pourri avec du personnel américain qui ne parle pas un mot de français affrété par Air France pour relier Paris à Alger, il n’y a pas de petites économies, et je me souviens avoir volé dans cette merde il y a 10 ans avec celui qui m’accompagne en silence aujourd’hui. Je regarde par le hublot, et j’aperçois l’Airbus flambant neuf de Air Algérie et je me trouve con. Il me l’avait dit, le pays paie ses avions rubis sur l’ongle. Air France, eux, ils grattent. Un accident il y a deux ans me suggère que depuis Air Algérie a appris à gratter comme les grands.

J’ai envie que l’avion se crashe, depuis ce matin, dans mon baladeur, j’écoute Melody Nelson et je rêve de décoller avec les violons et de m’enfouir dans le néant de Melody, l’avion commence à rouler, et une hôtesse me fait signe qu’il est interdit d’écouter de la musique au décollage. Elle ne sait pas que j’ai peur des McDonnell Douglas, je revois encore les policiers en noir et blanc à la télévision marchant dans le néant de la forêt de Ermenonville au milieu des débris fumants d’un DC10. J’ai 8 ans, je m’en souviens comme si c’était hier. C’est con, un avion qui monte à 10.000 mètres et qui perd sa porte de soute.

J’enlève les écouteurs, les violons dans la tête, et l’avion quitte le sol, je suis en route pour l’Algérie. Lui, il dort. Il vient de me laisser seul avec mes questions, trop de questions, mais aussi avec le souvenir de ce dernier jour où nous nous sommes vus, il avait trouvé Bouddha dans le Koran, il rayonnait comme je ne l’avais jamais vu rayonner. Ça, c’était dimanche. Il est parti mercredi, il a attendu que j’arrive, peut-être, maman m’a dit « j’ai téléphoné au docteur, il vient de s’endormir, va dans la chambre de ton frère », je n’ai pas voulu comprendre, et puis elle est entrée dans la chambre de mon frère et elle m’a dit « ton père est parti », elle a refermé la porte, et j’ai été traversé d’un frisson électrique, j’ai comme sauté de joie, et je suis redescendu aussitôt, abattu.

Papa…

Sur une aile, il y a un truc qui dépasse, mon regard ne peut pas le quitter, on va se crasher, j’en suis sûr. On nous sert à manger, une vieille algérienne assise un peu plus loin demande quelque chose à une hôtesse, qui ne comprend rien. Je vais voir la dame, puis je traduis à l’hôtesse. Je parle anglais, ça sert.

Je vais aux toilettes, là, l’avion se met à secouer fort, très fort, on nous demande de regagner les sièges, de mettre les ceintures. Par le hublot, pas un nuage, sûr, on va se crasher. J’ai 24 ans, je suis un vrai idiot.

Alger se dessine à l’horizon, la côte, des champs, des bidonvilles. Des bidonvilles, oui, je les vois nettement. La mer turquoise foncé dessine des lignes d’écume le long de la côte, on est très bas, c’est magnifique, je ne me souvenais pas de ce spectacle. Avec papa, dans l’avion, on bavardait, il n’arrêtait pas, des histoires d’avion à hélice, et puis des histoires de l’Algérie que j’ai oubliées, et puis 1981, je suis arrivé par bateau, une merveille.

Je me souviens, ce 747 libanais, une fois, le dessert tout rouge, et papa qui me parle du Liban. Il aimait beaucoup le Liban, papa, il n’y était jamais allé, mais il aimait le Liban, et il aimait la musique libanaise. Il me disait souvent que les libanais parlaient parfaitement l’arabe, et c’était comme une sorte de label de haute qualité qu’il distribuait, alors, ce gigantesque Jumbo avec des hôtesses aux uniformes pop et des desserts rouges, j’étais totalement effrayé par la taille de l’avion, mais avec lui, c’était devenu comme un upgrade, comme une première classe du monde arabe. Je m’étais endormi pour me réveiller à Paris, rêvant de ce dessert de couleur rouge comme d’une sorte d’avant goût du paradis, un paradis pan-arabe peuplé d’hôtesses pop avec des cheveux longs et la voix de Fayrouz, que sais-je…

Ça, c’était en 1976, mais là, en 1989, je suis seul, il m’a abandonné, il « est parti », comme m’a dit maman. L’avion se pose, il ne crashe pas.

Je suis seul, paumé à l’aéroport de Maison-Blanche, ça n’a pas beaucoup changé depuis la dernière fois, ça ressemble toujours à une espèce d’administration avec des douaniers qui ne sourient pas. Je franchis la douane et mon oncle Madjid est là, il ne me quittera pas.

J’écris ces lignes et je revois le trajet, il se redessine sous mes yeux, dans ma mémoire, j’ai presqu’envie de pleurer tellement c’est clair encore en moi, pas d’escale à Alger comme papa aimait le faire, direction le village, avec le cercueil, on est deux voitures. Mon oncle est avec ses deux fils que je rencontre pour la première fois.

Au village il y a du monde, beaucoup de monde, trop de monde, beaucoup trop. Depuis mercredi, ça a été trop vite, beaucoup trop vite, je veux me poser, je crois que c’est à cette époque que m’est venue cette obsession de vouloir arrêter le temps, pas pour ne pas vieillir, non, juste pour souffler, pour me poser, pour penser. De cela, heureusement, je suis désormais guéri.

Maman est allée téléphoner à un cafetier Kabyle, la caisse du village, et une heure après des hommes sont arrivés, ils ont offert leur respect, l’un d’eux connaissait bien papa, et puis « Dieu donne Dieu reprend », cette phrase que je vais entendre des jours et des jours durant, ces hommes sont très gentils. Pendant qu’ils s’occupent de tout, je cours à la recherche de mon frère. Toute cette après-midi, je suis électrique, c’est une énergie qui m’habite depuis que maman m’a annoncé qu’il était « parti », je dois bouger, courir, c’est comme un sentiment de bonheur, mais pas un bonheur heureux, le bonheur d’un fou. Une hystérie calme qui va mettre trois mois à me quitter, quand, enfin, un après-midi, je regarde le fauteuil où il s’asseyait pour lire le Coran durant des heures, pour réciter, pour prier aussi quand il n’avait pas la force de se lever, et puis pour bavarder avec moi, là où il tachait de me guider, de là où il me disputait aussi, là où des années durant il avait essayé de me transmettre tout ce qu’il pouvait, un fauteuil vide, trop vide, dans un silence assourdissant et enfin je réalise qu’il ne sera plus jamais là, et alors je pleure et je lui demande pardon pour toutes mes fautes, pour toutes les choses dites ou non dites. Un vide béant s’installe en moi et commence à me vider de mon énergie, et cela, je vais mettre des années pour m’en remettre.

J’évoque son souvenir avec le sourire, maintenant, et une réelle tendresse. J’aimais beaucoup mon père, et je sais maintenant qu’il m’aimait beaucoup. Il me protège, il est toujours à mes côtés. Des fois, je rougis quand j’y pense…

Au village, la nouvelle et ma venue ont donc interrompu un mariage. Le soir, nous mangeons un repas de fête dans la cour de la maison, entre hommes. Je me souviens, qu’est-ce qu’il y a comme viande… C’est une grande tablée.

Autours de moi, cette langue, le kabyle.

Cela fait presqu’un an, en octobre 1988, que l’Algérie a connu une sorte de révolution, et en Kabylie règne une ambiance électrique, comme moi. On parle de la langue Amazigh, de la culture Amazigh, de multipartisme, les jeunes sont animés d’une excitation particulière et on critique tout. Dans la voiture qui me ramène de Ain El Hamman au village, mon cousin Abdenour me dit « il y a des gens qui meurent de faim, tu sais, ici », alors que nous passons devant une femme et ses enfants, vêtus de haillons. Dans ma tête, le socialisme boumédienniste que les bureaucrates du FLN avaient essayé de nous vendre lors de mon voyage en 1981 s’effondre. Je n’y avais jamais vraiment cru, mais ces gamins crasseux et cette femme pieds nus sur la route défoncée achèvent de me convaincre d’un désaccord politique majeur avec ce père que je suis venu accompagner dans son dernier voyage.

Papa n’aimait pas ce régime, je veux dire, pas du tout, mais il appartenait à cette génération qui ne voulait pas tout critiquer de ce régime, il avait la fierté facile, quand il parlait de l’Algérie, « c’est pas comme le Maroc ». Je ne sais pas ce qu’en aurait pensé cette femme.

C’est parce que lors de mon premier voyage en Algérie, à 11 ans, j’ai découvert ce qu’était l’identité Kabyle, Berbère on disait encore, que mes choix politiques en France ont plus tard suivi de façon automatique la « deuxième gauche », la gauche des régions, des identités locales, de l’expérimentation, et puis ça tombait bien, car ce qui avait fondé cette deuxième gauche était, précisément, la guerre d’indépendance algérienne. De ce contact, je hais l’idéologie républicaine, la nation, l’unanimisme patriotard bêlant, l’état nation, « Je suis Charlie », car j’avais compris qu’en Algérie, cette idéologie habillée des couleurs du socialisme, c’était que les vieux ne comprenaient rien quand ils regardaient la télévision ou écoutaient la radio. Parce que l’état avait décidé pour eux que leur langue ne valait rien, et qu’ils devraient parler la langue du Liban, des hôtesses de l’air pop avec leurs grande chevelure.

L’arabe.

Quatre ans, je suis allé au cours d’arabe de l’Amicale des Algériens au CPRA, le centre protestant « de gauche » de Bondy centre, près du Monoprix, deux heures le mercredi, deux heures le samedi. Je m’y suis fait des copains, c’était sympa, mais comme les autres, on n’y pigeait rien. Les professeurs étaient des incapables qui passaient certainement plus de temps à se la couler douce aux frais de l’état algérien croulant alors sous l’abondance de devises et de dollars. Nous, on était que des gosses de travailleurs immigrés avec des parents qui pouvaient pas trop s’investir, père à l’usine et maman sur-occupée, et de mon côté, ben papa était au chômage, c’était la misère totale, et maman couraient à droite à gauche pour faire des ménages ou ramasser les fruits et les légumes jetés en fin de marchés.

Une seule année, on a eu cette dame, j’aimerais bien la revoir. Une seule année, et jamais je n’ai rencontré personne en dehors de papa qui m’ait transmis l’amour de l’Algérie autant qu’elle, ni enseigné l’arabe aussi bien, de façon aussi évidente. On a presque tous réussi notre certificat d’étude algérien, je nous revois, fiers, allant passer l’examen un dimanche matin, bavardant avec l’institutrice, si fiers d’aller passer un examen algérien. Bon, d’accord, une partie était en français, mais l’arabe m’avait paru super facile, il fallait mettre les voyelles, il fallait arranger des phrases et répondre à des questions sur un petit texte. Les doigts dans le nez. Si j’avais pu continuer à étudier avec cette dame, je ne doute pas un instant que je serais parvenu à parler aussi bien que les hôtesses de l’air libanaises.

Manque de bol, l’année suivante, on a eu un malade qui nous faisait réciter des prières en nous donnant des coups de règles. Papa m’a retiré du cours. Papa aussi me faisait réciter des prières, mais il m’expliquait et il ne me donnait pas de coup de règle. Il se contentait de me hurler dessus quand je n’avais pas la bonne mesure… Mais visiblement, il n’était pas d’accord avec l’instituteur de l’Amicale. Je crois même qu’il s’est disputé avec lui, une fois.

Exit la langue des hôtesses de l’air libanaises, l’arabe. Papa, lui, le parlait très bien, l’arabe. C’est quand même extraordinaire, un père ouvrier qui parlait deux langues étrangères, le français et l’arabe, en plus de sa langue maternelle, le kabyle, et du derja algérien.

La langue.

J’en veux à papa, à maman. À maman qui, pour nous « protéger » et être sûre que nous réussissions à l’école, a imposé le français à la maison. À papa qui un peu pour des raisons politiques et beaucoup par facilité, a cédé à maman sur cette question. « Ils choisiront plus tard », elle disait. Aucune chance…

Enfant, je m’en souviens, il me racontais des histoires en kabyle, et je les comprenais, et je me souviens également qu’à partir d’un certain âge je ne les ai plus comprises, alors il a arrêté. Papa aurait du me transmettre ou le kabyle, ou le derja qu’il parlait avec ses copains quand on allait au café où je passais mon temps à regarder des scopitones ou jouer au flipper avec des garçons un peu plus grands que moi. L’Algérie était autours de moi de ma naissance à mes sept ans, continuellement. Promenades du dimanche à Épinay où nous habitions, visites d’amis ou de membres de la famille, et puis ce concert, je pense que c’était à la Mutualité ou ailleurs, un soir, peut-être le 10ème anniversaire de l’indépendance, on était rentrés super tard parce qu’après on était passés chez un ami à lui, ils avaient bavardé, bavardé, et quand on était rentrés, maman qui n’était pas contente, elle était restée seule avec Malik, mon frère, encore tout petit. Jusqu’à mes sept ans, mon univers était un univers où l’Algérie était partout, jusque dans les disques arabes qu’on écoutait, et que je reprenais en choeur.

Et puis il y a eu le déménagement, cette année avec mon oncle et ma tante, des français, et puis Bondy, et soudain tout a été plus français en même temps que la pauvreté nous excluait de tout.

Ni kabyle, ni derja.

Il y avait un peu de politique dans cela, car pour papa, le kabyle n’était « que » un dialecte, et le derja du « mauvais arabe », bref, il ne voyait pas d’un mauvais oeil qu’un jour je ne parle qu’arabe, le vrai arabe, celui des libanais. Quand il me faisait lire, il me corrigeait ma prononciation, mon intonation, c’était terrible car comme il n’était pas très pédagogue, je ne comprenais pas bien où il voulait en venir dans ces nuances que je ne saisissais pas.

Ce samedi 2 septembre 1989, il y a beaucoup de monde dans la cour pour regarder une dernière fois le visage du mort, maquillé, à travers le petit hublot de ce cercueil étanchement fermé. Je bavarde, on boit du café au lait ultra sucré, c’est presque comme les vacances des années plus tôt, ça va trop vite, trop vite, il y a mes cousins, on m’a parlé du printemps berbère, des grèves de 1988, ma tante Faroudja n’est pas la moins vivace, elle me montre un gigantesque alphabet amazigh, j’adorais Faroudja, je parle du Japon aussi, et déjà, et puis à côté de moi il y a ma soeur, ma demi-soeur, Aldjia.

Aldjia et moi, on ne se connait pas vraiment, c’est une histoire compliquée, un peu comme une de ces histoires que Mouloud Feraoun racontait dans ce roman que j’ai acheté Rue d’isly cette année là avant de partir et en faisant un vœu, peut-être le lundi 4 septembre, La terre et le sang. Adjia ne parle pas la langue officielle de l’Algérie, celle des hôtesses de l’air libanaises, elle ne parle pas non plus ma langue, l’autre langue officielle, le français. Elle ne parle que kabyle. Entre elle et moi, des montagnes, des mondes, des choses entendues, dites et non dites.

Elle est assise à côté de moi, elle a le visage décomposé, c’est la deuxième fois qu’elle perd ce père qu’on lui avait retiré une fois il y a si longtemps. Elle a les yeux rougis, son teint est pâle, je la regarde et pour la première fois je réalise à quel point ma soeur pouvait avoir été jolie, et je reconnais aussi en elle des traits qui me sont familiers. Nous nous ressemblons. Nous nous dévisageons, aucun mot ne sort de nos bouches, j’aimerais tant lui parler et je lis dans ces yeux le même désir. Demain, la vie nous reprendra à jamais et il ne restera entre nous que cette déchirure muette, que ces yeux fixés l’un sur l’autre, que des souvenirs anciens quand je la rencontrai pour la première fois lors de mon premier voyage, papa était allé la chercher, et puis on avait rencontré cette autre femme que je ne comprenais pas vraiment qui elle était vraiment…

Et là me vient cette pensée qui depuis ne m’a plus quitté et qui raconte à mes yeux tout un drame, un drame qui me dépasse et qui raconte tout le drame de ce pays. Je pense… que j’aurais eu l’air con, à savoir parler la langue d’une hôtesse de l’air libanaise, que cela ne m’aurait en rien aidé ce jour là, à dire à ma soeur que je l’aimais malgré le temps, la distance et toutes ces bêtises que d’autres avaient érigé entre nous car ce jour là nous étions bel et bien, tou.te.s les deux, orphelin.e d’un père parti trop tôt pour l’un, d’un père la laissant seule à jamais, sans protection, pour l’autre. J’ai eu terriblement mal au fond de moi de ne pouvoir dire ces mots simples sans barrière, sans intermédiaire. De frère à soeur. Et je sais qu’elle avait le même poids en elle, peut être plus lourd, plus douloureux encore.

Je suis, nous sommes tous à l’image de cette histoire. Une histoire éclatée. Cette langue, ce noeud impossible qui raconte, comme Kateb Yacine mieux que tout autre avait saisi la place centrale, cruciale, ce noeud sur lequel se brise nos rêves et nos envies, cette « étoile », ce « polygone », cette multitude éclatée d’un peuple qui refuse de mourir et qui garde la tête droite en feignant d’ignorer sa propre agonie quand, à chaque génération les yeux remplis du soleil qui nous baigne, s’abat la résignation, l’abattement du quotidien dans lequel le colon hier ou la hogra aujourd’hui le méprisent l’abandonne du haut de sa toute puissance.

« Extirper la mentalité de gourbi », quelques mots de ce mépris, de cette hogra, prononcés par le président Boumedienne, et c’est ma tragédie, notre tragédie, que je regarde, et ce sont les mots qui m’ont été arrachés à jamais, ce sont les yeux de ma sœur que je ne consolerai jamais, et à tout jamais.

Je parle français, je parle anglais, je parle japonais. Mon ignorance du kabyle, du derja, ben, elle raconte notre histoire et s’il y en a qui pèsent l’algérianité à l’aune de la langue, grand bien leur en fasse, ce sont des sots. Moi, je ne me fais pas, je ne me fais plus la guerre. J’assume notre histoire et son incroyable complexité, sa puissante beauté cachée dans le regard embué de ma sœur.

Il y a eu les you-you et les chagrins, et puis ce défilé interminable, fatigant, le temps qui ne s’arrête pas, qui ne veut pas s’arrêter, les bises, les pleures des femmes, ma tante Faroudja, mon autre grand-mère Akhloudja, et puis cette folie qui envahit tout, octobre encore frais dans les mémoires et les promesses d’un pays à venir, mes cousins me racontant avec passion ces espoirs comme une invitation, et moi qui ne comprend pas, qui ne veut qu’une chose, que tout s’arrête, ça va trop vite, trop trop vite.

Je veux partir. Je me bute, je désire rentrer en France, vite, je veux du silence, je veux penser à tout cela, c’est trop. Pourquoi tu m’as laissé tout seul, et pourquoi je ne peux parler à personne. Je t’en veux, je me sens faible, je suis fragile. Translucide, amorphe, vidé de moi-même.

Je veux être seul. Pour ne plus avoir à parler.

Et puis alors je veux revoir Alger, seul. Sans lui. Sans personne. Je vous raconterai cela un jour. Ça ne se fera pas, alors je décide de hâter mon départ. La ville est revenue par la suite et durant des années me hanter dans mes rêves, et des mots entendus dans toute cette précipitation sont venus me bousculer pour m’entraîner dans un abîme sans fond avec des envies de mort quand le pays a commencé à sombrer. Mohamed Boudiaf a été assassiné en juin 1992, j’ai commencé mon analyse en septembre. Je ne pense pas que j’aurais pu tenir seul jusqu’en octobre… Les mots ne parvenaient plus à sortir, ils tournaient dedans ma tête, j’écrivais des récits décousus, sans sens réel et j’achetais la presse de ce pays que j’avais fuit lors de ce passage, les mots étaient devenus une prison, la langue, toujours la langue…

Et puis le flot est revenu.

J’écris à la vitesse où je pense, c’est amusant, moi qui autrefois ne parvenais pas à écrire aussi bien que je parlais, quand j’écris, tout est limpide, simple, et j’écris des choses que jamais je ne pourrais dire. L’écriture est devenue ma langue et mon territoire, je m’y promène. La tristesse, le sentiment de faiblesse ont disparu. Une grande tendresse. Ma langue raconte mon histoire autant que notre histoire, l’histoire de ce kabyle des montagnes qui a quitté son village un jour de 1946 et qui s’est marié en France, comme tant d’autres, qui a été ouvrier puis chômeur avant de mourir d’un cancer du sang à cause de l’amiante, elle raconte l’ambition de cet homme et de cette femme, ma mère, sarthoise qui a quitté sa campagne avec des rêves simples, pour que leur fils réussisse à l’école. Et si je m’exprime dans cette langue, le français, en la respectant autant que faire se peut, alors c’est leur vie que je respecte malgré tout ce dont j’ai pu être privé en ne parlant pas kabyle. Cela c’est mon histoire, et elle n’enlève en rien l’affection profonde que j’ai toujours ressenti pour ce pays étrange de l’autre côté de la Méditerranée… Au contraire, croyez-moi. Un amour, une affection devenue terriblement modeste et discrète. Une promesse.

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