…, là, pour la première fois, cet espace s’ouvrait devant moi, et cela m’enchantait : j’étais dedans.
Monsieur Chii nous a quitte vendredi. Je n’ai pas l’habitude de m’apitoyer sur le sort des célébrités, mais Chii-san était une célébrité particulière, un papy modeste de 70 ans, acteur de seconds rôles, de séries télévisées avant de passer ces cinq dernières années à silloner Tôkyô et le Japon pour le compte d’une émission pourtant destinée uniquement à tenir les ménagères en haleine avant le télé-achat de 10:15 du matin. Il suffit parfois du talent rare d’un comédien pour faire du pire programme un moment à part, et ちい散歩, la promenade de monsieur Chii (bref, promenons nous avec monsieur Chii, agrémenté d’un petit jeu de mot), en était un. Monsieur Chii m’a tenu compagnie quand je me morphondais dans les tréfonds du chômage, à deux reprises. Il m’invitait à explorer plus encore la ville. Il me confirmait cette étrange intuition quand, sur mon vélo et alors que je déménageais à Kasai, je traversai les quartiers de l’est pour la première fois. Ah, ma première traversée, en septembre 2006, de la grande avenue qui partage le parc de Kiba, la grande avenue Kiyôsumi, la grande avenue Kasaibashi. J’avais mon sac à dos rempli de choses et d’autres, et voilà qu’une facette qui m’était totalement inconnue de la ville s’offrait à moi, et voilâ que je biffurquai dans ces petites rues bordées de plantes qui me sont devenues si familières depuis. J’avais bien entendu déja traversé certains quartiers populaires, mais c’était toujours pendant les vacances, et avec le regard du touriste en quète d’exotisme, le Japon. Là, pour la première fois, cet espace s’ouvrait devant moi, et cela m’enchantait : j’étais dedans. Voilà pourquoi je vous ai écrit que c’est Kasai qui m’a appris Tôkyô…
Monsieur Chii, donc, s’en est allé vendredi dernier. Une tristesse m’a envahi. Je venais d’apprendre juste auparavant que j’allais emménager à Asakusa. Et comment ne pas connecter monsieur Chii et Asakusa, il s’était fait son personnage de fin de carrière justement en traversant ces quartiers populaires. Combien d’étrangers ont, comme moi, appris un peu plus du Japon grave à lui ? Pas celui, clinquant et nouveau riche qui déborde des guides touristiques, avec « ses tours et ses temples typiques qui savent allier tradition et modernité », tout le bullshit de Japan Inc et des coteries d’expatriés. Non, un Japon au ras des paquerettes, avec des gens vivant de petites choses et souriant de petits rien, cette âme légère qui illumine les faces des habitants des quartiers populaires. Avec ces baraques à moitié en ruine, à moitié pourries par l’humidité de l’été, mais rayonnantes des couleurs des fleurs et du vert des plantes qui les bordent. La maison partira en son heure, avec la vieille dame qui y vit toute seule et qui va faire ses courses, toute courbée, sur son caddy qui fait aussi office de siège, il faut ce qu’il faut. Bien involontairement et pour le compte d’un programme à vocation purement commercial, ce comédien si simple et finalement si honnête a présenté durant toutes ces années un programme d’une rare justesse dans un pays où tout, partout, est calibré, nettoyé, apprêté, suremballé et congelé pour en banir toute aspérité, toute imperfection, toute émotivité. On a vu monsieur Chii pleurer il y a quelques mois. Une boutique, les propriétaires qui parlent, et voilà que leur vieille mère de 80 ans surgit, toute souriante et toute frêle, et Chii qui lui dit qu’elle est rayonnante, elle lui prend les mains, et voilà qu’il pleure. La télévision japonaise aime les larmes de crocodile, mais pour le coup, aux grimaces que monsieur Chii exhibait en tentant de ne pas pleurer…
Ma promenade, dimanche, dans mon nouvel arrondissement, dans Taito, je la dédie à monsieur Chii, à sa gentillesse, à son humour, à l’incroyable générositè qui émanait de ce programme. Son remplaçant parle comme un yakuza recruté pour remplacer Chii-san. Trop peu pour moi. Voilà. Un billet venu de mon futur quartier, tout au hazard, entre l’avenue Kasuga vers Kuramae jusque Akihabara en passant par Asakusa, Iriya et Ueno.
Au revoir, monsieur Chii.
De Tôkyô,
Madjid
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