C’était la première fois et l’expérience que j’ai vécue a été très différente de l’expérience à laquelle je m’attendais.
L’année dernière, j’ai jeûné durant le mois de Ramadan. Jamais je n’aurais cru pouvoir tenir un mois, comme ça, volontairement, sans vraiment y être forcé. Mon idée de départ était très simple. Premièrement, savoir ce que cela fait. Ensuite, jeûner pour le simple fait de jeûner, comme de nombreux musulmans le font, sans me poser la question. Enfin, pour « dire merci » à mes parents.
C’était la première fois et l’expérience que j’ai vécue a été très différente de l’expérience à laquelle je m’attendais.
Jeûner n’est pas si difficile, en fait, c’est un peu comme arrêter de fumer, il suffit de s’y tenir. J’ai toutefois eu de la chance, en plein mois d’août, la soif doit être très difficile à supporter.
J’avais consulté plein de sites pour me préparer et je peux l’affirmer très nettement, ces sites ont tout faux et j’en suis arrivé à penser que beaucoup de personnes se trompent vraiment. Ils mangent deux, trois repas le soir, la nuit, se lèvent avant le début du jeûne pour manger encore une fois. Ce sont là des habitudes transmises de générations en générations et qui sont passées dans le quotidien de notre société de consommation. J’ai entendu dire que de nombreux pratiquants prennent du poids…
Loin de moi l’idée de faire la morale, je partage ici mon expérience, qui est celle d’un novice ayant fait le jeûne pour la première fois, seul, volontairement, un peu comme un pionnier. Je pense que cette fixation sur le manque de nourriture est un lègue historique qui a peu de chose à voir avec le jeûne proprement dit.
Au passage… Savez vous, chers lecteurs, qu’en parlant ainsi, je me fais « réformateur », et que comme je dis que cette fixation sur la nourriture a peu à voir avec la foi ou le jeûne, je fais là une critique très proche de certains « frères musulmans »? Et pourtant, vous me connaissez, je suis vraiment très très loin de ce mouvement, mais par cette remarque, je vous invite à ne pas limiter votre regard sur les « réformateurs de l’Islam » à une seule vision « moderniste », c’est à dire, occidentale.
Le mouvement de Nahda (renaissance) qui a traversé le monde arabe dans la seconde moitié du 19ème siècle, a été très complexe, multiforme, et parmi les mouvements de réforme, il y a eu un courant assez important de réforme musulmane de l’islam, tenté par une sorte de retour aux sources, et dont les frères musulmans sont un des courants, parmi d’autres.
Les intérêts géostratégiques des grandes puissances, l’impérialisme et l’appétit de l’Arabie Saoudite ont interféré avec ce mouvement de réforme religieuse au point de le dénaturer en le coupant de son élan spirituel. Ainsi, le wahabisme n’a rien à voir avec ce mouvement, il en est même en quelque sorte l’antithèse puisqu’il est un conservatisme mais il l’a imprégné et dénaturé. L’Algérie a elle-même connu un tel mouvement prêchant une réforme musulmane de l’islam pour le débarrasser des nombreuses superstitions et pratiques qui l’avaient dénaturé avec l’idée que cette réforme permettrait de dégager progressivement une modernisation spécifique aux pays musulmans.
J’écris ces quelques lignes non pas pour prôner tel ou tel mouvement, je ne suis ni spécialiste, ni même réformateur de quoi que ce soi. Mais en faisant ce premier jeûne à tâtons, j’ai pensé à cela, et cette abondance de bouffe qui domine le mois de Ramadan m’est apparue quelque peu incongrue avec l’expérience du jeûne lui-même telle que je la vivais. Et c’est mon corps qui me l’a dit. On écoute son corps, durant un mois… et oui, l’intestin est bel et bien notre deuxième cerveau, comme les docteurs l’on récemment démontré.
J’ai donc commencé par suivre ces conseils des sites internet pendant deux jours, et quand, en plus d’avoir pris deux kilos en trois jours, je me suis senti tout gonflé, j’ai compris que je faisais fausse route.
J’aime l’ascèse, à vingt ans, parmi les choses qui m’attiraient au Japon, il y avait cette philosophie du vide, du néant essentiel et de l’illusion qui nous entoure. Quand j’ai eu 26 ou 27 ans, dans un numéro spécial de Géo consacré à l’Algérie, il y avait des photographies de ces Marabouts vivant seuls dans le désert et j’avais ressenti un attrait profond, une fascination pour cette retraite loin des illusions et de la vanité du monde.
Alors j’ai changé ma façon de manger durant les 28 jours restants. J’ai supprimé le repas du matin. J’ai rompu le jeûne au travail avec quelques dattes et beaucoup d’eau gazeuse, et en rentrant je me suis préparé d’immenses salades de fruits, un peu comme un petit déjeuner du soir. Et enfin vers une heure du matin j’ai pris mon dîner, une grande salade avec des oeufs au plat. Et dans tout ce laps de temps j’ai bu beaucoup d’eau. Un café avant de dormir vers deux heures du matin, et voilà. Deux repas et non trois.
Au bout de quelques jours, la sensation de faim avait disparu complètement. Surtout, je me levais plus léger, plus frais, et j’ai le souvenir d’avoir eu une incroyable vitalité jusqu’à la fin.
J’ai photographié mes repas, je les ai partagés sur Instagram et Facebook, et j’ai découvert le deuxième aspect du mois de jeûne. On n’est pas seuls. Pour moi, ça a été une incroyable connexion avec ma famille algérienne, avec les algériens que je connais, avec les autres musulmans qui me suivent, et puis ça a été aussi une occasion d’échange avec tous les autres. Et j’ai aussi beaucoup aimé ça, ce sentiment de communauté, non pas une communauté contrainte, mais une communauté fraternelle unie au delà des frontières. Une humanité réconciliée.
Enfant, je ne faisais pas le jeûne de Ramadan, mon père le faisait seul, et j’ai compris beaucoup de choses, et j’ai pu penser à lui, penser à moi à cette époque. J’ai d’abord regretté de ne pas avoir partagé cela avec lui, et puis ce mois de Ramadan m’a rapproché de lui qui, là où il est, a du s’amuser à me voir tout improviser à tâtons. Si Allah est miséricordieux, un père l’est encore infiniment plus, n’est-ce pas.
Ramadan m’a offert une expérience incroyable d’introspection quand au même moment je me sentais un parmi les autres, et c’est comme cela que progressivement je me suis senti plus ouvert, plus doux, plus amusé aussi par nous, les humains. Le cœur s’ouvre d’une façon assez unique.
Et j’avoue, je ne comprends pas bien cette violence exercée sur ceux qui ne jeûnent pas, ou plutôt si, c’est plutôt de la jalousie, de la bigoterie. Je n’ai pas eu de problème à voir mes collègues manger. J’avais fait le choix de jeûner, et je m’y suis tenu, tout simplement. Bien sûr, quelqu’un qui mangerait ostensiblement me poserait problème, exactement comme quelqu’un qui se moquerait de moi. Mais quelqu’un qui veut manger son sandwich parce qu’il a faim… En fait, il ne sait pas ce qu’il loupe, à manger.
Les docteurs ont prouvé que le jeûne entraîne un changement du métabolisme, et que c’est bon et pour la santé, et pour le psychisme.
Ce n’est pas un hasard que cet exercice d’ascèse est un des actes importants de l’Islam. En fait, il y a une leçon à tirer. Et cette leçon, en tout cas pour ma première expérience, c’est l’humilité. C’est la sensation d’être une toute partie d’un tout, et que mon égo me trompe. Mais que, de façon apparemment contradictoire, accepter de n’être qu’un parmi tant d’autres élevait mon propre respect pour moi même et mes semblables. Je me suis trouvé aimant, ouvert, plus calme.
Et cela, jamais je n’en avais entendu parler. Je crois que c’est lié au fait que je ne me forçais pas à trop manger. En me privant de manger, en ne me gavant pas, en ressentant la faim, j’ai compris l’importance de la nourriture, la débilité égoïste de notre alimentation faite de chocolat acquis à bas prix dans des pays où on ferait mieux de produire autre chose, j’ai ressenti le ventre vide des pauvres qui nous entourent, et j’ai aussi compris que je n’étais pas eux et que j’étais en fait un privilégié qui pouvais « jeûner » quand d’autres vivent le ventre vide toute l’année…
Quand Ramadan s’est arrêté, j’ai été traversé d’un sentiment de tristesse et de nostalgie. Un peu comme le prêche l’école de bouddhisme Jôdô-shû, je me suis progressivement perdu dans le monde, dans son obscurité. Dans ses passions, ses guerres, ses conflits, ses haines, ses faux espoirs dont je n’ai pas pu m’extraire car ils nous entourent tous et nous appellent. J’ai alors compris ce que papa me disait quand il me disait que le musulman marche dans la lumière. Ce mois de jeûne est véritablement une lumière, c’est une expérience du divin.
Voilà ce mois qui approche à toute vitesse maintenant, et j’en suis si heureux. Je ne sais pas à quoi ressemblera mon deuxième mois de jeûne. J’ai un peu peur d’attendre trop, de me la faire « j’ai tout compris », et de craquer au bout de trois jours. J’y vais avec une modestie méfiante, mais j’y vais.
C’est le cœur content que je vois ce mois approcher. Cette année, dans mon cœur, je porterai le souvenir de mes deux parents qui sont enfin réunis, et je prierai pour ne pas les décevoir, c’est à dire, pour ne pas me décevoir moi-même.