Ce n’est pas possible que ce moi soit réellement moi. Impossible. Les montagnes de gâteaux ont de nouveau envahi les magasins, l’électricité un temps rationnée coule à flot, et puis je n’ai même pas quitté le Japon…
C’est comme ça, chaque année, jusqu’à la fin, je serai poursuivi par le fantôme de moi. Le fantôme de moi, marchant dans le froid après que la terre eut tremblé, le fantôme de moi avec mon sac jaune Kobeya-Les Anges et les deux baguettes anciennes dedans que moi avait acheté avant d’aller au travail, le fantôme de moi qui achète un parapluie en plastique dans un Seven-Eleven assiégé et sans électricité parce qu’après le séisme, il avait neigé, le fantôme de moi dans l’escalier aux marches insaisissables qui se dérobaient sous les pas dans des oscillations d’une bonne dizaine de centimètres, le fantômes de moi, fasciné, comme l’est le chat avant de mourir balayé par la voiture qui fonce sur lui, par le bâtiment du patchinko à côté de l’école qui secouaient comme des blés arbres pliant dans la tempête, par les poteaux qui bougeaient dans tous les sens avec leurs câbles qui se balançaient, souvenir de moi qui assis par terre pour ne pas tomber, souvenir de moi dans cette longue marche durant des heures et des heures avec le GPS pour s’orienter, souvenir de moi croisant sur mon chemin une autre professeur de l’école et constatant l’incroyable embouteillage avec des milliers de gens attendant un hypothétique bus devant la gare même pas fermée de Futago-Tamagawa, souvenir de moi sur le quai déserté de cette gare, plus de train, souvenir de moi transpirant dans un bus bondé attrapé par hasard vers Komazawa Daigaku, souvenir de moi à Shibuya marchant vers la station de métro, frigorifié maintenant, souvenir de moi chez moi tard dans la nuit découvrant l’ampleur de la catastrophe à la télévision, et puis le frigo, le bureau, les objets déplacés un peu comme si un voleur avait visité la maison sans rien emporter.
Souvenir de moi dans les nombreuses répliques des minutes, des heures, des jours et des semaines qui ont suivi, de la peur que cela ne recommence encore et que cette fois cela n’emporte la ruine qu’est devenue la centrale nucléaire de Fukushima.
J’écris ce mot, et c’est encore un autre moi dont je me souviens. Souvenir de moi comme exilé à Kyôto. Souvenir de moi ce lundi matin à Tôkyô, trois jours après le séisme, les répliques parfois brutales, à la recherche de quelque chose à manger, les magasins vidés, dans les rues les femmes fonçant à toute allures de supermarchés en supermarchés sur leurs vélos dans la même quête mais le panier désespérément vide, souvenir de moi qui est allé travailler le lendemain du séisme et qui le regrette maintenant, tout le monde est allé faire des courses le lendemain, souvenir de moi qui parle au téléphone avec Yann, le réacteur 3 qui a échappé à tout contrôle dans la nuit, on a échappé à une vraie catastrophe, bien pire, et toutes les informations qui sortent depuis le confirment, souvenir de mon insistance à persuader Jun à quitter Tôkyô quelques jours le temps de voir ce qui va se passer à la centrale, souvenir de moi en extase devant les montagnes de gâteaux et de viennoiseries à Kyôto quand à Tôkyô il n’y a même plus d’eau, même plus de riz, même plus de papier toilette ni même d’électricité, souvenir de promenades aux delà de l’absurde où moi ne sait pas trop ce qu’il fait là, à Kyôto ou même au Japon, l’école est fermée pour dix jours car l’électricité est coupée deux fois par jours, souvenir de moi qui ne sait plus trop ce que veut dire le Japon dans l’avenir, souvenir de moi regardant effaré les conseils de la NHK pour se protéger des radiations avec des serviettes mouillées, un parapluie et des bottes qu’on laisse à l’entrée de la maison…