La Grande Glaciation: 1979 / 1983 ↘

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La New wave succede au punk. Glacee, revivalisant les grands mythes du rock des annees 60 en le depolitisant, elle affirme la fin des 70’s. Joy Division est certainement LE groupe le plus representatif de cette energie traversant une Angleterre en ruine.
L’idée de ces pages remettant les cycles économiques en perspectives des évènements historiques et des évolutions culturelles m’est venue en 2008. Je me souviens de discussions avec mon collègue Nicolas, à Lehman Brothers, où je lui affirmais que non seulement les cours du pétrole baisseraient, mais qu’en plus cette baisse aiderait la reprise économique que je voyais rapide malgré toutes les prophéties apocalyptiques sur « la fin du capitalisme ». J’ai pensé, et je l’ai écrit, dès le départ, que cette crise n’était pas une crise du capitalisme, mais « juste » une crise cyclique, pour être exact, la fin d’un cycle commencé vers 2001. Une fin brutale car des procédés extrêmes, typique du capitalisme financier né avec les années 80 ont été employés. Mais en soi, pour moi, jamais le capitalisme n’a été en danger. Si les « marxistes patentés » se donnaient la peine de lire Marx et de ne pas le confondre avec l’Abbé Pierre, ils sauraient que le but d’un système basé sur le profit n’est pas la satisfaction des besoins, mais le profit. Et comme l’ont souligné maints commentateurs, 2009 a été pour la bourse la meilleure année depuis des décennies. Et depuis le début de 2010, les entreprises publient des résultats meilleurs que prévu, et le FMI révise ses prévisions à la hausse tous les 3 mois depuis juillet dernier. J’avais bien vu.

Cold : le son de la Grande Glaciation, la premiere grande recession depuis les annees 30, avec ses corteges de chomeurs, ses friches industrielles. Et de nouvelles technologies, celles de l’age electronique. Et en horizon, le phantasme d’une nouvelle technologie. Informatique.
N’accorder d’importance qu’au taux de profit. Ne pas mêler économie et morale quand on cherche à regarder le monde tel qu’il est et non pas comme on voudrait qu’il soit. Alors il devient évident que 2007/2009 n’est pas un remake de 1929, mais plutôt une redite de 1907 : une crise de régulation qui a conduit des banques à pousser les limites au delà de toute mesure pour faire encore plus de profit alors que le cycle était dors et déjà à son terme : l’immobilier aurait du baisser dès 2005…

Bauhaus, Bella Lugosi is dead…
Si on recherche un moment similaire à 1929, il faut le chercher ailleurs. En 1979, 50 ans plus tard, au même moment dans le cycle long : la deuxième partie de l’avant-dernier Juglar d’un cycle long de crise du capitalisme, L’Âge Électronique (1965/1991). En effet, en 1979, dans la plupart des pays développés, à l’exception du Japon et de l’Allemagne (les deux cœurs de L’Âge Électronique), l’économie est à bout, soutenue en permanence par des « plans de relance » que suivent des « plans de stabilisation », sans empêcher comme nous l’avons vu, ni l’inflation, ni le chômage de masse. Les Années Disco (1975/1979) marquent l’apogée et la fin d’une époque arrivée à son terme, mais qui, comme les années folles, continue d’entretenir une nostalgie profonde dont la simple évocation provoque des regrets pour ce paradis perdu du boom boom qui tue, des envolées de violons, des ensembles tunique-pantalons satinés et colorés et de l’État-providence. Un peu comme les années 20 regardaient les années 50 avec les structures des années 1900, les années 70 regardaient l’an 2000 avec les structures des années 50.

Le Juglar positif des Années Disco est un moment de stabilisation. Un peu partout, on se remet du choc pétrolier, et l’inflation revient aux alentours de 10%. Le chômage semble quant à lui pouvoir être contenu autour de 5%. Un chiffre qui fait rêver aujourd’hui, mais qui doit être comparé avec les 1,5% maximums des années 50/60. C’est une époque où les classes moyennes s’affirment culturellement : dominantes économiquement, leur consommation donne la tendance de la société. Le Studio 54 à New York, le Palace à Paris, sont les lieux de la sociabilité de ces nouvelles classes moyennes cherchant à affirmer leur personnalité en envoyant balader les conformismes et les carcans, mais aussi également les idéologies radicales de la fin des années 60. La fin des années 70 marque le crépuscule de l’idéologie socialiste telle qu’elle s’était constituée, autours d’un État-providence égalisateur des conditions. Les nouvelles classes moyennes rejettent l’égalité, prônent les différences.
Il y a un roman qui raconte très bien cette transition dans LE pays qui sera le laboratoire de la nouvelle régulation. Bouddha de banlieue, de Hanif Kureshi. Le Royaume-Uni est en 1979 un pays dont l’économie s’effondre à petit feu depuis la fin des années 60. C’est également la patrie de Keynes et le pays qui a mis en place un chef d’œuvre d’État-providence socialiste après la guerre. Médecine gratuite, quasi co-gestion de pans entiers de l’économie, le Royaume-Uni est un pays de classes moyennes, qu’elles soient lower ou upper. Le niveau de vie y est confortable. Mais ce n’est pas pour autant une économie socialiste. Pour garder la paix sociale, les classes dirigeantes acceptent d’augmenter les salaires conformément aux demandes syndicales. Et pour préserver leurs profits, sacrifient les investissements. Dans les années 70, l’économie n’est plus du tout compétitive. On produit mal, cher, des produits que les Allemands ou les Japonais produisent mieux, et moins cher. Et en plus innovant. Le choc pétrolier met ces déséquilibres en évidence. La réponse des travaillistes est inadaptée, et l’économie se stabilise au prix d’une austérité qui irrite les syndicats : l’hiver 1978 est marqué par une grève quasi-générale des travailleurs syndiqués, et Londres croule sous les ordures.
Depuis les débuts des années 70, un petit cercle s’était constitué autours d’un certain Keith Joseph au sein du Parti conservateur. Le constat était qu’en assistant l’économie, on avait tué l’économie. C’était pour eux du bon sens. Ce groupe était sur le ligne de Friedrich Haiek et Milton Friedman, ces deux économistes qui ont passé leur vie à critiquer Keynes et qui allaient enfin avoir leur revanche. Les conservateurs perdirent les élections en 1974 et s’apprêtaient à faire comme toujours, s’opposer. Il y eu en fait de nouvelles élections et une nouvelle défaite qui assomma encore plus le parti. L’analyse de Keith Joseph était très simple : les conservateurs perdaient parce qu’ils faisaient une politique socialiste. Trop typé politiquement, il céda sa place dans la course au leadership dans ce parti Tory en crise à une nouvelle venue dans ce petit cercle des ultra conservateurs : Margaret Thatcher. Celle-ci avait été ministre de l’éducation du gouvernement Edward Heath en 1970, une ministre comme les autres, gérant le consensus d’après guerre. Mais à partir de 1973, elle se rapprocha de Keith et de sa fondation. Son leitmotiv est « le bon sens », conservateur, et « l’assistanat », socialiste.
Divisés après la défaite, les « barons » la laissent élire, sans penser qu’elle les dominerait jusqu’en 1990 et qu’un Premier ministre travailliste la citerait en exemple plus tard encore.
Appuyée par Keith Joseph, Margaret Thatcher critiqua le Labour au pouvoir sur l’inflation, mais aussi sur le chômage et les impôts qui montaient année après année, la dette et la livre affaiblie. Elle devint la coqueluche de l’Establishment conservateur et travailliste qui faisaient cause commune pour se moquer de son côté épicière : Thatcher met en scène des aspects très simples de sa vie, comme en 1979, quand elle va faire les courses entourée de plusieurs équipes de télévision : elle dépense 20 Livres et compare ce qu’elle aurait acheté en 1974, quand le Labour a gagné, avec ce que ces 20 Livres représentent en 1979. Constat sans appel : utilisant une formule trouvée par l’Agence Saatchi & Saatchi, « Labour isn’t working » (Le Parti travailliste, ça ne marche pas ; mais entendre aussi un jeu de mot, le travail, ca ne travaille pas). Ça fait rire ses opposants, mais ça marqua les esprits à un moment où le pays s’enfonçait dans cet « hiver des mécontentements ».
Le fait qu’elle ponctuait ses interventions d’opposition socialisme/liberté finit par faire mouche dans cet électorat de classe moyenne qui voulait affirmer son individualité. La fin du roman de Kureshi.

Et c’est ainsi que les conservateurs gagnèrent les élections en 1979. Et que Margaret Thatcher fut pour notre époque ce que F.D. Roosevelt fut à l’époque précédente. Les néo-conservateurs reformulèrent le contrat social, et nous sommes toujours dans la suite de ce moment clé, même aux États Unis où Ronald Reagan mis en œuvre exactement les mêmes principes. Les conservateurs gagnèrent au moment où l’Iran faisait sa révolution, créant un deuxième choc pétrolier qui ralluma immédiatement le spectre de l’inflation. Or, comme expliqué ailleurs, pour bien comprendre la suite des évènements, il faut bien avoir à l’esprit que l’inflation, forte dans les services, restait en dessous de la moyenne dans l’industrie, minant les profits année après année. En Angleterre plus qu’ailleurs, l’industrie était à la merci d’un moindre accident. L’Iran fut l’accident, mais c’est Margaret Thatcher qui porta le coup de grâce. Car elle était bien décidée à rompre avec Keynes, à défaire ce qui avait été fait depuis les années 40. Ronald Reagan, lui, allait s’attaquer à F.D.Roosevelt.
F.D.Roosevelt aux USA, et Lord Beveridge au RU, avaient mis en place un système qui éviterait les récessions pour plus de 40 ans. Margaret Thatcher et Ronald Reagan inaugurèrent leur règne par une profonde récession, qui en comparaison pourrait faire paraître 2007/2009 pour une partie de plaisir. Mais qui s’en souvient… Surtout pas les Français où le Président François Mitterrand faisait une relance Keynésienne au même moment, creusant les déficits (tout en restant à moins de 3%…), mais évitant aussi la récession et l’explosion du chômage : la France connut dans les années 80 sa dernière décennie complète de croissance.
Partout ailleurs, la période 1979/1983 fut une période de destruction brutale dans une récession d’une inimaginable violence, car pour la première fois depuis 1933, les gouvernements étaient bien décidés à ne pas intervenir. Ce que les conservateurs (rebaptisés « libéraux » en France) appellent « destruction créatrice ». Le résultat dépassa toutes leurs prévisions et il fallut à Margaret Thatcher tout le soutien de Keith Joseph pour affronter les défections dans son entourage et son parti alors qu’en 1982 le spectre des 4 millions de chômeurs semblait inévitable après 3 ans de récession.
Une Grande Glaciation.

La recette pour glacer une économie est très simple. Il suffit de faire le contraire de F.D.Roosevelt.
Sitôt élue, Margaret Thatcher héritait des revendications salariales du « grand hiver des mécontentements ». Elle délaissa ce dossier qu’elle confia à ses ministres. En revanche, la priorité fut donnée à la défense de la valeur de la monnaie et à la lutte contre l’inflation. Il fut donc décidé, conformément aux enseignements de Milton Friedman, de piloter l’économie par la monnaie. Et donc par les taux d’intérêts. C’est une rupture majeure avec le Keynésianisme où la monnaie n’est qu’un instrument parmi d’autres (les impôts, les dépenses publics, les revenus de transferts, la dettes, …). Les taux montèrent donc, haut. Très haut. Extraordinairement haut. En 1981, plus de 30%. Il en fut de même aux USA, ce qui tua dans l’œuf la fragile reprise économique de la fin de l’ère Carter. Ces taux exceptionnellement haut précipitèrent beaucoup d’entreprises fragiles dans la faillite. L’industrie automobile Britannique disparut (qui se souvient de British Leyland ?), son industrie électronique (télévision, etc), son électroménager. Là où des usines existaient et survivaient tant bien que mal en 1979, subsistaient des friches industrielles qui fournirent le décors aux vidéos et concerts de musique Cold, la musique de La Grande Glaciation. Avec le recul, cette période apparaît comme une reprise de l’histoire là où on l’avait arrêté 50 ans plus tôt, comme une fantastique revanche. Derrière Margaret Thatcher, derrière Reagan se tenaient debout tous les perdants du New Deal, du « socialisme » et du Programme du Conseil National de la Résistance. Ce qu’insinuaient les conservateurs dès le départ est que le New deal, le « socialisme » et l’État-providence avaient été inutiles dès le départ et qu’ils avaient généré l’assistanat tout en paupérisant ceux qui travaillaient à force d’impôts, d’égalitarisme ; l’Amérique blanche, protestante ; l’Angleterre du sud, des « services ».

La récession fut brutale, donc, et le PIB des grands pays industrialisés – à l’exception de la France « socialiste »- chuta. Le chômage montait en flèche, c’en était fini de l’inflation : les prix se mirent à baisser un certain temps, du jamais vu depuis la Grande dépression. L’inflation « vaincue » par des taux d’intérêts hyper-élevés poussèrent le Dollars à des hauteurs jamais vues. Alors que durant 20 ans il s’était échangé dans une fourchette de 4 à 5 Francs, il poussa vers des sommets : 6 francs en 1981, puis 7, 8, 9… et ainsi jusque plus de 10 Francs en 1985. La Livre connut la même évolution. Les taux élevés ainsi que la valorisation de la monnaie asphyxièrent des milliers d’entreprises qui fermèrent. Les survivantes tentèrent de trouver une solution en sortant certaines activités pour les réaliser dans des pays aux coûts moins élevés, car une monnaie trop chère nuit aux exportations, mais rend en revanche très rentable la délocalisation : la « globalisation » était née. Parallèlement, cette instabilité des taux de changes et des taux d’intérêts conduisit au développement des premiers outils de crédits dérivés, les swaps, en 1980. Le swap de base est un prêt entre deux parties, qui permet d’échanger un taux fixe contre un taux flottant sans échange réel initial, juste une écriture de compte. Tous les 3 mois, on soustrait l’un à l’autre et il y a un paiement de la différence.
Exemple :
« A » vend un swap 1,000,000 EUR à 4%
« B » achète le swap et prête 1,000,000 à taux flottant (EURIBOR 3 mois)
L’acheteur est l’acheteur du swap, à taux fixe. Il prête donc à taux flottant (variable). EURIBOR est un exemple de taux « flottant ». En 1980, il n’existait pas, il fallait accompagner le swap d’une très longue définition précisant le mode de calcul
– taux du jour divisé par 365 jours puis recalculé (pondéré) ? ou date de fixing deux jours avant le paiement ?
– calcul de l’intérêt sur le montant global à la date de fixing ? ou bien calcul au jour le jour de l’intérêt (compounding)
– taux d’intérêt de référence au jour le jour ? À un mois ? À trois mois ?
Etc… Avec le Swap, tout devenait possible en matière de définition du taux flottant. Quel intérêt, me direz-vous ?
Imaginez. « A » a emprunté il y a trois ans une somme de 1,000,000 EUR à taux fixe de 4%. Hélas, les taux ont beaucoup baissé. Il voudrait baisser son taux d’emprunt. Il se tourne vers « B » et lui propose un swap. « B » achète le swap et paiera donc 4% de 1,000,000 EUR tous les trois mois à « A ». « A », désormais, paiera sur 1,000,000 EUR un taux variable, « flottant », tous les 3 mois.
Quand « A » rembourse son prêt, il rembourse à 4%, mais il reçoit ce même montant de « B » bref, « A » ne paie plus d’intérêt sur son prêt. Il paie le flottant à « B » ; si le taux flottant est inférieur à 4%, « A » est parvenu a baisser son taux sur son prêt. Mais pourquoi « B » accepte-il de payer 4% à « A » ? C’est là que réside la clef des dérivés et le secret des sommes astronomiques qu’ils représentent. Ayez bien à l’esprit qu’il n’y a pas d’échange d’argent sur les 1,000,000 EUR, et qu’il ne s’agit que d’une écriture comptable. En revanche, il y a un échange sur la différence d’intérêts.
L’intérêt d’une telle opération pour une banque est en fait assez simple. Comme le disent tous les opérateurs, ce qui compte est ce qu’il y a « derrière » le swap. Pour « A », il y a un prêt. Mais pour « B », il peut y avoir, par exemple, le prêt consenti à « A » il y a quelques années. « B » gagnera sur la marge de calcul du taux, en appliquant un « spread » (taux additionnel s’ajoutant au taux), et de toute façon, « B » se procurera des liquidités à un taux inférieur au taux payé, en ayant accès, par exemple, au taux « au jour le jour ». Un établissement financier n’est pas une œuvre de charité, et si « B » accepte de payer un taux supérieur au taux du marché, c’est qu’il y gagne quelque part. Toujours penser à « ce qu’il y a derrière ». La crise des subprimes vous donne un exemple de ce qu’il peut y avoir « derrière ». En 1980, alors que les pays avancés sombrent dans la récession, on en est encore qu’aux balbutiements. Dans quelques années, face à la prolifération de ces swaps de taux et à la tracasserie que cela génèrera, on mettra en place des « définitions » acceptées réciproquement. D’abord dans des cadres nationaux (en France, l’AFB). Puis internationaux, avec l’ISDA. Les définitions concerneront les taux (ainsi, si j’écris EURIBOR, je n’ai pas besoin d’expliquer comme je le calcul dans le contrat car c’est inclus dans les définitions ISDA), les dates de paiements et les dates d’arrêt des fixings, mais également de quel contrat il s’agit. Car très vite, la palette de swaps de taux va s’étoffer, dans le soucis de couvrir un risque éventuelle. Par exemple, contre une dépréciation de la monnaie, ou bien une envolée déraisonnable des taux, etc… En fait, avec un swap, tout est possible, il suffit de préciser. De nos jours, on se donne la possibilité de faire un swap plus tard (option) en croisant les monnaies (cross currency) tout en se protégeant de leurs fluctuations (marked to market) en définissant des taux minimum et maximum (corridor) et en couvrant un risque à moyen terme par un spread progressif (straddle), tout en se donnant la possibilité d’arrêter à tout moment (early termination option), et les deux partie « A » et « B » peuvent échanger des flottants définis différemment, par exemple l’un lié à l’évolution des taux d’un panier de monnaie qui viendra pondérer le taux de référence, l’autre à un taux fixe auquel s’appliquera un spread lié à l’évolution d’un taux
cité en référence. Tout est possible. Au passage, rien ne vous empêche de mettre un swap en place adossé à ce swap. Au cas où.
En 1980, ce n’est que le début, mais très rapidement, Margaret Thatcher et Ronald Reagan vont « libéraliser » la finance, assouplir les règles.

Les politiques de libéralisation, les forts taux d’intérêt rendent le marché des emprunts de plus en plus intéressants. Vers 1981, avec des taux à plus de 20%, montant parfois à 30%, la dette publique ainsi que la dette privée trouve un nouvel essor. Saucissonnées en parts qui s’achètent et se vendent comme des actions, les obligations, Bonds en anglais, commencent à connaître un grand succès : en 1983, quand les taux seront redescendus à 10/15%, on s’arrachera ces reliques à 30% courant sur 10 ans. Mais le marché fonctionnera exactement comme prévu. L’affluence d’acheteurs fera monter le prix de chaque bond, réduisant l’intérêt d’autant.
Soit un Bond mis sur le marché à 100 EUR, à 30% annuel, échéance 10 ans.
Les taux sont désormais redescendus à 10%. Mais ceux de votre Bond ne changent pas. Tout le monde en veut. À 8 ans de l’échéance, vous décidez de le vendre. Les acheteurs se bousculent, vous le vendez 250 EUR. Toutefois, la valeur « faciale » du Bond, elle ne varie pas. On vous remboursera 100, on calcule l’intérêt sur 100. Cela reste toutefois une bonne affaire : à 250 EUR, le taux réel (calculé sur 100 EUR facial) sera de 13%. Ces Bonds du début des années 80 ont été très recherchés, ce sont eux qui ont drainé les liquidités vers la bourse par la suite.
Swaps, Bonds. Faillite de l’industrie. Le décors qui se met en place en 1980 est toujours en place. Margaret Thatcher est bel et bien pour notre époque ce que F.D. Roosevelt a été la précédente. En forme de revanche si l’on est subjectif. En négatif si on veut rester neutre. À un État acteur, elle a substitué une Finance actrice. Elle complètera d’ailleurs cette politique par des baisses d’impôts sur les hauts revenus, un gel des dépenses sociales malgré l’explosion de la pauvreté et la première privatisation, British Airways.

La question n’est pas de juger si cette politique a sorti le Royaume Uni de la crise. Elle consisterait pour les socialistes à constater qu’ils ont à un moment donné failli et ont été incapables de proposer une politique. En fait, le problème des socialistes est que progressivement ils ont limité leur horizon à la gestion et l’extension d’un État Providence, en étant incapable d’en penser la crise, les limites, ainsi que des objectifs qui en auraient été indépendants : le socialisme se voulait avant tout une lutte pour le pouvoir, pour un exercice réel de la démocratie, d’où très tôt les débats sur la propriété. Or, la question a très vite été limitée à la propriété d’état dans le cadre de la régulation Keynésienne, pour mener une « politique industrielle » et « la reconquête du marché intérieur » comme le disaient aussi bien les travaillistes du Labour en 1974 que les socialistes français en 1981. Or, ça coûtait de plus en plus cher, pour une efficacité proche de zéro. Margaret Thatcher est donc bel et bien le résultat d’une incapacité du socialisme à se réinventer, alors que les conservateurs avaient nourri leur réflexion dès les années 40 en opposition à Keynes.
Si sur le plan économique et social la rupture est très nette, les ruptures dans le champ culturel ne sont pas moindres. Ces quelques années vont bouleverser la pensée, la technologie et c’est bel et bien notre monde actuel qui se met en place à ce moment là.

L’époque est « cold », « synthétique », « növö », « industrielle », « techno-pop ». Les synthétiseurs et les vocodeurs envahissent la musique ; on avait bien eu quelques morceaux synthétiques avant, mais toujours emballés de références à un âge spatial. En 1980, on ne s’embarrasse plus de ça, la génération de l’après-punk, « new-wave » comme on dit alors, mélange sa culture pop-rock avec des instruments nouveaux. Tout semble possible à la new wave, mais la tonalité est généralement froide, glaciale. Cabaret Voltaire, SPK, Einsturstende Neuenbauten, Die Krupps, Joy Division, The Residents : la nouvelle scène du rock née du « big bang punk » vire au sombre. En 1981, The Cure conclut qu’il ne reste que la Foi. Death in June projette des images de défilés nazis dans ses concerts et chante avec des masques de porcs. C’est comme si tous les repères, dans la musique, volaient en éclat avec la même violence que les restructurations Thatchériennes et leurs friches à pertes de vues.

Quand on est las de cette réfrigération, on court aux concerts de reggae qui se multiplient. Un fantastique télescopage là aussi s’opère : à Brixton, lors des émeutes de la faim de l’été 1981, punks blancs et rastas se retrouvent côte-à-côte sur les barricades. D’autres, plus imprégnés de funk, se tournent vers les USA où la culture noire, frappée par la crise elle aussi, est en pleine ébullition : c’est le rap ici, et c’est la house là, et puis c’est la figuration libre, les graphs, Basquia, et des concerts improvisés dans des friches urbaines où le crack, la cocaïne et l’héroïne commencent leur longue carrière.
La crise, le néo-conservatisme, l’individualisme, l’envie de faire « maintenant » libèrent une énergie créatrice inconnue depuis longtemps, une énergie où les trois générations de baby boomers se croisent et enrichissent leurs expériences mutuellement. Les plus jeunes, nés dans les années 60 et portés par le punk, veulent tout casser sur leur chemin. Les plus âgés, nés dans les années 40 et rescapés de toutes les aventures des années 60/70, se grisent au contact de cette jeunesse à qui ils apportent les repères et parfois leurs moyens. La génération intermédiaire, celle née dans les années 50, la plus sérieuse finalement, est en pleine effervescence créatrice. Elle crée magazines et revues, expositions et galeries. Du haut de ses 25/30 ans, elle a et la maturité que n’ont pas les petits jeunots, et l’avenir que n’ont pour ainsi dire plus les plus âgés. Le mélange de ces trois générations, dans une époque où le socialisme a cessé d’inspirer le futur et où on peut donc se définir par ce qu’on fait plus que ce qu’on pense mais où aussi les grands combats des années 60 sont considérés comme acquis –femmes, noirs, homosexuels-, créé un « moment » génésique qui a bouleversé les mentalités jusqu’aujourd’hui. Les homosexuels militaient pour leurs droits en 1970 ; les « gays » des années 80 ont leurs clubs, leur presse, leurs saunas et s’embrassent dans la rue. Les femmes s’imposent à des postes importants. Les soirées raps attirent les blancs. Les années 80 instituent les tribus à géométries variables, productrices de cultures et de codes changeants, qui imprègnent toutes les couches de la société à coup de tubes, de pub et de look.
C’est essentiellement cela qui a fait le succès du néo-conservatisme : il a développé une idéologie, puis une pratique politique qui privilégiait le faire, l’instant, le désir, l’individu, face à l’idéologie (chiante), le projet (ringard), la société (totalitaire). Et le socialisme, miné sur sa gauche par le gauchisme aux discours totalitaires, dans sa pratique par un discours limité à « l’État providence », n’a pas su transformé ce qui était une profonde envie de liberté, de créativité, un appel à la responsabilité qui étaient au cœur, pourtant, de son projet émancipateur lors de sa naissance, au 19e siècle.
Quand fin 1982/ début 1983 les premiers signes de reprise économique apparaissent, c’est la face entière des pays développés qui a changé, au moins autant qu’après les 4 premières années du New Deal. L’inflation a disparu. En Angleterre, des sociétés conçoivent des ordinateurs personnels qu’ils font fabriquer à Taiwan (Sinclair). Tout le monde fait de la musique sur synthétiseur, et les groupes de la génération « New Wave » sont désormais aussi célèbres que les autres. Le rap a déjà connu ses premiers tubes. Et on a eu un dernier accès de glaciation internationale quand en 1982, un missile a abattu un avion sud Coréen. Il fut minuit moins une sur l’horloge du conflit nucléaire, ce truc qui hanta le monde pendant L’Âge Électro-chimique et devait durer jusqu’à la fin de L’Àge Électronique.

Il ne restait plus à Leonid Brejnev qu’à mourir. Ce qu’il fit en 1983. Cette année là, Margaret Thatcher gagnerait les élections et une guerre alors que partout l’économie s’améliorerait, laissant la place aux « quatre Thatchériennes », La Grande Décontraction (1983/1987).

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