Le #17octobre : pour solde de tout compte?

– Ça y est, c’est ce que je dis, tu politises tout…

– Eh, c’est ta fête, Madjid, c’est la saint-17 octobre!
– Hmmm…
– Ben quoi, tu n’es pas content? Ça y est, maintenant, on en parle, du 17 octobre 1961!
– Hmmm…
– T’es jamais content, faut toujours que tu vois à redire, pourtant, c’est une vraie victoire, non, la reconnaissance d’un crime en plein cœur de Paris, t’as même écrit une pièce, la dessus, elle est dans ce blog, justement!
– Hmmm… j’ai rien à fête, moi.
– Pfff, t’es chiant, Madjid. Merde, tu te souviens, en licence, quand t’avais fait cet exposé sur le sujet, et que cette conne t’avait coupé devant tout le monde, « tu mens », qu’elle avait dit, et même que la professeur, cette tanche, n’avait pas insisté sur ça, au contraire, elle avait dit que « ça manquait de rigueur et d’esprit critique sur l’interprétation des documents »…
– Cette fille n’était pas une conne et cette proche n’était pas une tanche.
– Hein? T’es d’accord avec cette fille, maintenant?
– Non, mais son père était policier, comment une gamine de 20 ans puisse accepter que son père puisse un jour faire un travail pareil?
– Donc, tu l’excuses?
– Oui, ça me laisse indifférent. En fait, elle n’a fait que hurler le récit officiel. Elle a été honnête, quelque part. Ce qui me laisse pantois, c’est tous les autres qui n’ont rien dit. Ni pour, ni contre. Comme si ce n’était finalement qu’une histoire de flics et d’arabes. La belle affaire…
– Et la professeure?
– Elle avait raison. D’ailleurs, je ne suis pas le seul, à manquer de rigueur sur le sujet.
– Là, Madjid, tu me vannes. Faut que tu m’expliques…
– Manquer de rigueur sur le sujet, c’est pas clair?
– Non… t’es un con, en fait, Madjid, t’es jamais content, fait toujours que tu critiques, y’a jamais rien de bien, y’a que toi qui a raison, les autres sont des imbéciles…
– J’ai pas dit ça.
– Je te connais bien, tu sais… Quand personne ne parlait du 17 octobre, oh la la, le Madjid, fallait l’entendre, hein!
– Tu sais ce que ça fait, toi, d’entendre son père dire que dans Paris, on avait tué 200, 300, 400 personnes, qu’il y avait des cadavres dans les arbres, que les corps flottaient dans la Seine et dans le canal de l’Ourcq? Et tu sais ce que ça fait, toi, de pas y croire parce que franchement, hein, des cadavres dans les arbres, hein, tu t’imagines les policiers en train de les lancer?
– …
– Hein, et puis un jour tu vois des images de la télévision belge et tu vois des flics en train de tirer sur des algériens qui essaient de se réfugier en montant dans les arbres pour être à l’abris des coups de matraque, ils n’hésitaient pas, les policiers, à les abattre comme des pigeons, ça te ferait quoi de vivre avec le goût de pas avoir cru ton père qui traîne dans un coin de la tête? Hein?
– Ben alors, tu devrais être content, merde, justement, c’est ce que je te dis, ça y est, maintenant, on en parle et les gamins savent ce qui s’est passé…
– Ah bon? Ils savent vraiment?
– Là, je te pige plus… même Hollande, même Delanoë, merde, c’est officiel…
– Hollande? Tu veux dire le président de l’état d’urgence, avec toutes les bavures? Tu veux dire le président d’un gouvernement qui couvre la police quand il y a des bavures policières? Adama Traore, tu connais pas?
– Tu mélanges toujours tout… l’état d’urgence, c’était à cause du terrorisme…
– Guy Mollet aussi, il a instauré l’état d’urgence, et tu sais quand c’était, c’était pendant la guerre d’Algérie, et tu sais pourquoi les algériens ont été massacrés en octobre 1961, c’est à cause de l’état d’urgence qui les visait spécifiquement. Sounds familiar?
– Oh, la vache, tu politises tout…
– Ah, le 17 octobre, ce n’est pas politique, peut être? Qu’une raclure de collaborateur comme Papon ait pu passer à travers les gouttes après la guerre pour remettre le couvert contre les algériens et se retrouver ministre de Giscard, ce n’est pas politique?
– …
– C’est pour ça que j’en veux pas à cette fille qui avait dit que j’étais un menteur. Parce que c’est la république qui ment. La république ment dans ses livres, dans les classes, à la télévision et en politique. Depuis 1870, la république n’a pas changé, elle n’est que le nouveau visage du parti de l’ordre.
– Attends, là, tu dérapes grave…
– Comment ça, je dérape! Depuis quand être vraiment socialiste c’est être républicain? Cette république? Ce machin là, qu’elle belle fumisterie, alors… Tiens, admettons que demain il y ait un gouvernement qui décide de faire des lois sociales et démocratiques, un truc sympa, quoi, ben tu vas voir, ce que tous ces beaux esprits républicains vont en faire, de la république! Comme en 40, ils préféreront encore avoir le Pen au pouvoir que de partager leur pouvoir avec la populace, comme ils disent.
– Ça y est, c’est ce que je dis, tu politises tout…
– Je suis démocrate, socialiste, tu m’entends, je ne suis pas républicain, et de toute façon, c’est la république qui a instauré le statut d’indigène en Algérie, tu te rends compte, ce machin si « universel » et « progressiste », comme ils disent… En France, la liberté, ce n’est pas la république, ce sont les luttes, on les a arrachés, ces droits…
– Bon, okay, je ne savais pas que tu avais viré à l’extrême-gauche…
– Ben voilà, tiens, tu résumes bien. Voilà, tu vois il y a vingt ans, trente ans, les seuls qui parlaient de république, à part ce têtard conservé dans le formole, Chevènement, c’étaient les gaullistes. Giscard disait qu’il était démocrate, jamais républicain. Mitterrand ou Rocard étaient socialistes, parfois ils glissaient un mot sur la démocratie, le PCF était communiste… Alors question: est ce que c’est moi qui suis passé à l’extrême gauche ou est ce que c’est tout le monde et toi avec qui est devenu gaulliste?
– Tu jours avec les mots, on peut être républicains et socialiste…
– Alors on n’est pas socialiste. Guy Mollet disait toujours qu’il l’était, républicain…
– Euh, là, tu dérapes.
– Non! Le mouvement socialiste a rompu avec la république en 1848, quand un gouvernement républicain a fait charger la foule révolutionnaire à Paris. Par la suite, les mouvements socialistes ou communistes n’ont défendu la république que quand les républicains décidaient à la saborder pour protéger leurs intérêts de classe, comme dans les années 40.
– Bon, alors, qu’est-ce que ça a à voir avec le 17 octobre?
– Ben tout, justement. Parce que cette fois, cette unanimité républicaine est un nouveau tour de vis réactionnaire qui se fait sur le dos d’une autre idée de la France que celle que l’on veut nous imposer. Et on a alors deux types de réactionnaires, d’un côté les réactionnaires qui ne veulent même pas entendre parler du 17 octobre, et ceux qui veulent nous l’imposer comme un solde de tout compte, une sorte de « mariage pour tous » pour nous, tu sais, une sorte de « saint Madjid », quoi, et puis on se la ferme pour tout le reste.
– Le reste…?
– Oui, d’abord, des cadavres, il y en avait déjà avant le mois d’octobre, ça commence plutôt en août ce machin, et ça s’arrête fin octobre avec la ratonnade du 17 octobre en point d’orgue. Un peu comme les massacres de Madagascar en 1947, quand la France a fait exterminer des dizaines de milliers de Malgaches qui manifestaient. Ou comme à Sétif ou Ghelma, le 8 mai 1945, quand la république a fait massacrer des dizaines de milliers d’Algériens qui manifestaient pour obtenir des réformes en arborant le drapeau national, en fait les massacres ont duré une semaine.
– Tu veux tout ressortir, le 17 octobre ça ne te suffit pas.
– Mais ce n’est pas tout ressortir. C’est la même chose, c’est le même état qui a fait tout ça, et pour la même raison, tu vois, c’est pas ma professeure, la tanche, c’est toi.
– Oh, ça y est, l’insulte quand on est pas d’accord avec toi.
– Tout d’abord, je ne t’insulte pas, si je t’insultais, je te dirais que t’es qu’un salopard, une merde ou un crevard. J’ai dit une tanche, parce qu’en fait, comme tous les gens « de gauche », t’as aucune colonne vertébrale idéologique, t’as aucune force, tu ne sais même pas pourquoi tu es de gauche. Tiens, tu vois, moi, ben je n’ai pas peur de dire que je suis socialiste, malgré toute la honte dans le mot, parce que ça veut dire le pouvoir des travailleurs et la démocratie, que je veux aider à bâtir le socialisme, et je vais même plus loin, je suis persuadé qu’on ne rebâtira le socialisme démocratique qu’en s’attaquant à la question raciale, parce que la relégation sociale vise avant tout les immigrés, que les bavures visent essentiellement leurs enfants et que la conception du « vivre ensemble » prônée par des réactionnaires comme ceux du « printemps républicain » est une conception qui fait de nous des êtres sans histoire, sans culture, sans origines, un peu comme si nous étions des invités qui devions adopter les mœurs de l’hôte et nous la fermer.
– Qu’est-ce que tu veux dire?
– Nous ne sommes pas des invités! La France nous a colonisés, rien que pour l’Algérie, ça a été la destruction de la moitié d’Alger et son pillage, suivi d’une guerre de 20 ans et de l’exportation de toutes les récoltes vers la métropole, Balzac raconte ça super bien, parce que contrairement à la légende l’Algérie était déjà très riche, puis l’annexion, puis la déportation de centaines de milliers d’Algériens vers 1871 pour donner les bonnes terres aux colons, le statut d’indigène dépourvu de tout droit civique et d’accès à certaines professions, le décret Crémieux pour donner la citoyenneté aux Juifs qui pourtant étaient algérien de fait et de culture arabe avant cela, le changement d’état civil…
– Qu’est-ce que c’est, t’as pas été baptisé Dupond! Arrête!
– Mais Ben Chikh, tu crois que c’est mon nom de famille? « Fils du Cheikh », Ben Cheikh, c’est pas un nom, c’est une fonction sociale… le nom de ma famille, c’est Ath M’hand Saadi. Même notre nom a été effacé. Et ils ont remis ça dans les années 30, un million de déplacés pour développer l’agriculture intensive des grands colons, et toujours aucun droit politique ou syndicaux pour nous, pas même droit à l’école, même le Front Populaire s’en fichait, et a fait dissoudre l’Etoile Nord Africaine! Elle est jolie, la république, hein…
– Bon, okay, mais là, je t’arrête, on va pas rabâcher ces machins là pendant des années, faudra bien un moment où ça s’arrête…
– Oui, et ce moment est venu.
– Je te suis plus.
– Fuck, le 17 octobre! Fuck, la « saint Madjid », Hollande, il a qu’à se la garder! On veut tout, on est français, on est pas des invités, on est ici parce que c’est l’histoire de France qui est comme ça, et on n’a pas à devenir des gaulois et encore moins des espèces de gentils beurs bien intégrés qui disent toujours oui et qui pleurnichent quand ils sont « victimes de discrimination » pour que des gentils militants du pehess viennent nous aider. Je ne suis pas une victime, en revanche, la France, mon pays, est coupable de crimes graves.
– Donc, le 17 octobre…
– Ce que je pense du 17 octobre, maintenant, ça ne te regarde pas, Hollande peut se mettre la gerbe de fleur dans le cul bien profond avec le ruban qui dépasse pour exciter sa meuf « de gauche » si ça l’intéresse. Le 17 octobre, je ne le célébrerai publiquement que quand le reste sera sur la table, et qu’on pourra enfin piger qu’un crime d’état de cette dimension ne devait rien au hasard mais qu’il s’inscrivait dans une longue tradition, parce que peut être comme ça, cette fille qui m’avait accusé de mentir pigera que les flics, finalement, n’étaient que les maillons d’une chaîne bien plus longue, d’un engrenage bien plus profond, et qu’elle aussi elle aura le droit de demander des comptes à cette république française qui se projette comme la plus grande réalisation politique de l’humanité quand elle n’est en réalité qu’un tissu de mensonges tissé dans le sang des travailleurs sur les cadavres des colonies.
– Et tu veux vraiment être député français?
– Oui, parce que je suis français, justement, et que je suis fatigué d’être, comme tous les Abdelmachin comme moi, le seul à porter cette histoire sur les épaules, qu’il est temps qu’elle soit partagée pour de vrai, histoire qu’on arrête de faire chier les gamines qui portent un foulard, et histoire de passer à autre chose. On n’est pas des invités, n’en déplaisent aux grincheux néo-conservateurs de droite ou de gauche, on a de belles choses à apporter, encore faut-il qu’on nous accepte tels que nous sommes et avec notre histoire qui est aussi l’histoire de la France.
– Et ressasser, c’est bien?
– Je ne ressasse pas, j’écris. En liberté.


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