Ce sont ces brouillards qui coulent au matin sur les paysages des rizières et des champs de thés quand je les traverse à toute allure en Shinkansen pour aller à Kyôto
Dehors encore ce ciel gris, la nuit dernière a été fraîche et, comme la semaine dernière était très douce, mon corps a été raide toute la nuit, impossible de me réchauffer vraiment. Je dors sans chauffage, la nuit, parce que ce n’est pas nécessaire et que mes narines n’apprécient pas, surtout durant la saison des pollens, au printemps, mais peut-être que j’aurais du. Ce matin, mes épaules me font mal et je n’ai pas le sentiment d’avoir bien dormi.
On est jeudi et, comme je travaille le samedi, mon jeudi est un peu un mercredi, ce jour de milieu de semaine redouté parmi tous les autres, l’interminable et impersonnel mercredi. Vendredi est lui mon jeudi, et même si l’impatience du week end qui arrive est assez palpable, j’ai toute la journée en tête qu’une fois vendredi passé, il n’y aura plus qu’un jour de travail. Mon samedi est mon vendredi, il passe à toute vitesse malgré que ce soit généralement ma journée la plus chargée. Je hais autant que j’adore le samedi.
Alors aujourd’hui, jeudi, c’est la journée banale. Un peu de chance toutefois, aujourd’hui j’aurai un peu de temps, ce n’est pas une journée super remplie. Je pourrai lire, écrire, j’aurai quelques pauses longues.
Je n’aime pas en ce moment, dans cette saison, je veux dire, j’adore le printemps, mais je n’aime pas son imprévisibilité grisâtre, ses pluies qu’on attend pas, sa grisaille qui finit toujours par arriver. Je rêve de soleil éternel, de chaleur qui enveloppe tout, le corps est alors si léger… Enfant, je n’aimais pas l’été, je haïssais le soleil qui brûlait ma peau, adolescent, je lui préférais même l’hiver, un choix esthétique « new wage », « cold », une attitude plus qu’une préférence. Et finalement, c’est en commençant mon analyse que j’ai commencé à ressentir l’été, le soleil, ses rayons, le bleu du ciel, la chaleur et je crois que ça coïncide avec ce moment où, timidement, j’ai commencé à m’ouvrir enfin, à avoir un peu plus confiance.
Les saisons du Japon
(repris sur mon blog HuffPost Maghreb)
Depuis mon installation au Japon, j’ai appris à regarder et à être attentif aux saisons, et il y a d’ailleurs une multitude de mots et d’expressions anciennes pour en parler et dont on se sert pour écrire des haiku.
J’ai appris le printemps et ses deux facettes, l’une encore un pied dans l’hiver, et qui s’étire de mi-février à fin avril, faite de grisaille et de pluie, d’impatience et de frustration mais aussi d’une fine mélancolie quand chaque pluie et chaque coup de vent emporte les pétales des fleurs fragiles de pruniers et de cerisiers; et l’autre, radieuse et chaque fois plus chaude, lumineuse, et qui surgit sans crier gare dans la deuxième moitié de mars pour s’installer vraiment à la fin du mois d’avril, ce soleil à la luminosité un peu « jaune », qui contraste avec celle un peu « bleue » des mois d’hiver, cette saison qui nous offre des vagues de floraisons suivies ou précédées du surgissement des feuillages au vert resplendissant qui triomphe au tournant du mois d’avril et du mois de mai, quand c’est alors, vraiment le printemps. J’ai appris le rossignol qui vient alors et dont le chant remplit les forêts de Kamakura après avoir remplacé le minuscule et vert mejiro picorant les fleurs de pruniers et de cerisiers.
J’ai appris le chaotique été qui se manifeste discrètement quand le triomphe du printemps est total, indiscutable, au début du mois de mai. L’été, ici, ce sont ces jours de pluie qui commencent à arriver, petites vagues d’abord, et chaque fois quelques degrés en plus, et puis voilà qu’en juin il fait chaud et on constate que non, ce n’est pas un orage qui arrive, mais les pluies de l’été, ce ciel crémeux beige, blanc et gris à la fois, et lumineux, cette moiteur qui enveloppe tout, le vert resplendissant désormais des mousses et des herbes, voilà, c’est l’été qui comme une masse s’allonge sur le Japon dans son grand corps humide, chaud, vert et lumineux. C’est le Fuji caché dans la brume pour plusieurs mois. Ce sont ces brouillards qui coulent au matin sur les paysages des rizières et des champs de thés quand je les traverse à toute allure en Shinkansen pour aller à Kyôto lors de la semaine de Ôbon, quand on accueille les morts au milieu du mois d’août. Ce sontles feux d’artifices où les jeunes gens, riant et vêtus de yukata, ces kimonos de cotons colorés, déambulent nonchalamment en mangeant quelque brochette. Le soleil perce alors quelques jours et déchire ce grand voile qui enveloppe le ciel, et il se fait brûlant, étouffant, le corps commence à étouffer dans sa propre chaleur, assommé, et puis le voile disparait d’un coup, on commence à entendre les cigales et voilà l’été triomphant, on est à la fin du mois de juillet, on se précipite pour manger de l’anguille, sensée requinquer, mais ce n’est qu’un prétexte car en réalité, on mange de l’anguille car c’est tout simplement délicieux. On se gave de pastèque, salée ou pas, il y a débat, et de pêche blanche juteuse. Au Japon, la gourmandise est une vertu.
Parfois, dans le ciel passent de bons gros nuages bien blancs aux formes rebondies.
J’ai appris l’automne, cette saison invisible mais aussi certainement la plus longue, la plus brutale quant à son arrivée, généralement un très gros orage et des pluies diluviennes à la fin du mois d’août, mais aussi la plus douce bien qu’entrecoupée de quelques typhons qui l’aident à nous rafraichir après les fournaises de l’été. L’automne va s’installer par touche, comme une toile impressionniste ou une oeuvre de Debussy, doucement, lentement, et durer, durer, durer… C’est très simple, un matin, on se lève et on se dit, tiens, c’est l’hiver! On n’avait même pas remarqué… Peut-être quatre mois, l’automne, cette saison préférée d’une majorité de japonais. Une saison peut-être un peu à leur image, qui leur ressemble et qui les a façonnés. Modérée, avec une large palette de couleurs, verte pour commencer, et puis ce ciel bleu limpide, le Fuji qui enfin de dévoile, et progressivement les bruns, ocres, rouges, jaunes et orangés de novembre qui tapent sur le vert encore frais des pins et des arbres à feuilles sempervirentes sous le bleu encore chaleureux du ciel débarrassé de tout nuages. L’automne, c’est quand les dernières cigales se sont tues et que le soir chantent les grillons. C’est quand fleurissent ces fleurs d’équinoxe rouges, parfois blanches et parfois jaunes. Et c’est enfin le riz nouveau, de Kyûshû d’abord, puis de tout le Japon avant que n’arrive enfin le riz nouveau de Niigata, le « koshihikari », et d´Akita, le « komachi », mon préféré, pas qu’il soit meilleur mais j’aime la photo de cette femme au kimono rose et au chapeau à large bord et foulard transparent… L’automne, ce sont les champignons, les patates douces jaunes et violettes, toute une abondance de légumes et de fruits dont mon préféré entre tous, le kaki. Il m’arrive d’en manger deux par jour, et c’est à lui que je dois d’avoir totalement changé mon alimentation et d’avoir perdu 20 kilos. L’automne, c’est cette excitation douce et mélancolique qui monte dans l’attente du rougissement des érables quand on sait, enfin, que l’hiver arrive inéxorablement.
J’ai appris l’hiver, sa poésie triste et douce à la fois, ce grand endormissement qui traverse le pays à la fin du mois de décembre, quand tout s’arrête pour recommencer au début de janvier. L’hiver, cette saison qu’on feint d’ignorer mais qui est pourtant là, rigoureuse, froide, sèche et rêche à Tôkyô où les mousses comme les pelouses virent au jaune sous un ciel bleu métalisé. C’est le Fuji entièrement couvert de neige qui déchire l’horizon sous ses traits nets. Ce sont les étoiles et la lune qui brillent dans un ciel limpide et transparent. Ce sont les timides floraisons des camélias sazanka qui ajoutent une touche de couleur dans la grisaille des branches dénudées. L’hiver, c’est quand les clémentines envahissent les magasins et remplacent le kaki, me faisant tout triste et presqu’en deuil de l’année qui se termine.
J’ai appris le Japon et cette façon particulière, presque paysanne, qui l’enracine dans ses saisons. J’ai désappris le calcul froid de notre Europe pour me couler dans un imaginaire de sensations visuelles, auditives, olfactives et gustatives encore totalement présentes malgré les ravages du bétonnage et de l’urbanisation chaotique de ce pays en cours d’effondrement démographique, écologique et économique. J’ai appris à y voir cette magie qui me dépasse, la création d’Allah, cette beauté gratuite qui ne demande qu’à être regardée pour exister, et j’en suis terriblement reconnaissant. J’ai appris à m’apprendre moi-même.
Cela vaut bien, donc, ces quelques jours de grisaille au milieu d’un printemps qui s’annonce, comme toujours, rempli de promesses, comme la vie.
Laisser un commentaire