Jean-Paul Sartre: écrire pour notre temps (1945)

Sartre, Beauvoir, Lacan, Camus, Leiris, Picasso… 1944

Préface au numéro un de la revue Les Temps Modernes, Jean-Paul Sartre, 1945

Tous les écrivains d’origine bourgeoise ont connu la tentation de l’irresponsabilité depuis un siècle, elle est de tradition dans la carrière des lettres. L’auteur établit rarement une liaison entre ses oeuvres et leur rémunération en espèces. D’un côté, il écrit, il chante, il soupire; d’un autre côté, on lui donne de l’argent. Voilà deux faits sans relation apparente; le mieux qu’il puisse faire, c’est de se dire qu’on le pensionne pour qu’il soupire. Aussi se tient-il plutôt pour un étudiant titulaire d’une bourse que comme un travailleur qui reçoit le prix de ses peines. Les théoriciens de l’Art pour l’Art et du Réalisme sont venus l’ancrer dans cette opinion.
A-t-on remarqué qu’ils ont le même but et la même origine? L’auteur qui suit l’enseignement des premiers a pour souci principal de faire des ouvrages qui ne servent à rien : s’ils sont bien gratuits, bien privés de racines, ils ne sont pas loin de lui paraître beaux. Ainsi se met-il en marge de la société ; ou plutôt, il ne consent à y figurer qu’au titre de pur consommateur : précisément comme le boursier. Le Réaliste, lui aussi, consomme volontiers. Quant à produire, c’est une autre affaire, on lui a dit que la science n’avait pas le souci de l’utile et il vise à l’impartialité inféconde du savant. Nous a-t-on assez dit qu’il « se penchait » sur les milieux qu’il voulait décrire. Il se penchait! Ou était-il donc? En l’air?
La vérité, c’est que, incertain sur sa position sociale, trop timoré pour se dresser contre la bourgeoisie qui le paye, trop lucide pour l’accepter sans réserves, il a choisi de juger son siècle et s’est persuadé par ce moyen qu’il lui demeurait extérieur, comme l’expérimentateur est extérieur au système expérimental. Ainsi, le désintéressement de la science pure rejoint la gratuité de l’Art pour l’Art. Ce n’est pas par hasard que Flaubert est à la fois pur styliste, amant pur de la forme et père du naturalisme; ce n’est pas par hasard que les Goncourt se piquent à la fois de savoir observer et d’avoir l’écriture artiste.

Cet héritage d’irresponsabilité a mis le trouble dans beaucoup d’esprits. Ils souffrent l’une mauvaise conscience littéraire et ne savent pas très bien s’il est admirable d’écrire ou grotesque. Autrefois, le poète se prenait pour un prophète, c’était honorable ; par la suite, il devint paria et maudit, ça pouvait encore aller. Mais aujourd’hui, il est tombé au rang des spécialistes et ce n’est pas sans un certain malaise qu’il mentionne, sur les registres d’hôtel, le métier d’ »homme de lettres », à la suite de son nom. Homme de lettres, en elle-même, cette association de mots a de quoi dégoûter d’écrire; on songe à un Ariel, à une Vestale, à un enfant terrible, et aussi à un inoffensif maniaque apparenté aux haltérophiles ou aux numismates.
Tout cela est assez ridicule.
L’homme de lettres écrit quand on se bat; un jour, il en est fier, il se sent clerc et gardien des valeurs idéales; le lendemain il eu a honte, il trouve que la littérature ressemble fort à une manière d’affectation spéciale. Auprès des bourgeois qui le lisent, il a conscience de sa dignité; mais en face des ouvriers, qui ne le lisent pas, il souffre d’un complexe d’infériorité, comme on l’a vu en 1936, à la Maison de la Culture. C’est certainement ce complexe qui est à l’origine de ce que Paulhan nomme terrorisme, c’est lui qui conduisit les surréalistes à mépriser la littérature dont ils vivaient.
Après l’autre guerre, il fut l’occasion d’un lyrisme particulier; les meilleurs écrivains, les plus purs, confessaient publiquement ce qui pouvait les humilier le plus et se montraient satisfaits lorsqu’ils avaient attiré sur eux la réprobation bourgeoise: ils avaient produit un écrit qui, par ses conséquences, ressemblait un peu à un acte.
Ces tentatives isolées ne purent empêcher les mots de se déprécier chaque jour davantage. Il y eut une crise de la rhétorique, puis une crise du langage. A la veille de cette guerre, la plupart des littérateurs s’étaient résignés à n’être que des rossignols. Il se trouva enfin quelques auteurs pour pousser à l’extrême le dégoût de produire. Renchérissant sur leurs aînés, ils jugèrent qu’ils n’eussent point assez fait en publiant un livre simplement inutile, ils soutinrent que le but secret de toute littérature était la destruction du langage et qu’il suffisait pour l’atteindre de parler pour ne rien dire.
Ce silence intarissable fut à la mode quelque temps, et les Messageries Hachette distribuèrent dans les bibliothèques des gares des comprimés de silence sous forme de romans volumineux. Aujourd’hui, les choses en sont venues à ce point que l’on a vu des écrivains, blâmés ou punis parce qu’ils ont loué leur plume aux Allemands, faire montre d’un étonnement douloureux.
« Eh quoi? disent-ils, ça engage donc, ce qu’on écrit ? « 

Nous ne voulons pas avoir honte d’écrire et nous n’avons pas envie de parler pour ne rien dire. Le souhaiterions-nous, d’ailleurs, que nous n’y parviendrions pas, personne ne peut y parvenir. Tout écrit possède un sens, même si ce sens est très loin de celui que l’auteur avait rêvé d’y mettre. Pour nous, en effet, l’écrivain n’est ni Vestale, ni Ariel, il est « dans le coup », quoi qu’il fasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite. Si, à de certaines époques, il emploie son art à forger des bibelots d’inanité sonore, cela même est un signe, c’est qu’il y a une crise des lettres et, sans doute, de la Société, ou bien c’est que les classes dirigeantes l’ont aiguillé sans qu’il s’en doute vers une activité de luxe, de crainte qu’il ne s’en aille grossir les troupes révolutionnaires.
Flaubert, qui a tant pesté contre les bourgeois et qui croyait s’être retiré à l’écart de la machine sociale, qu’est-il pour nous sinon un rentier de talent? Et son art minutieux ne suppose-t-il pas le confort de Croisset, la sollicitude d’une mère ou d’une nièce, un régime d’ordre, un commerce prospère, des coupons à toucher régulièrement?
Il faut peu d’années pour qu’un livre devienne un fait social qu’on interroge comme une institution ou qu’on fait entrer comme une chose dans les statistiques; il faut peu de recul pour qu’il se confonde avec l’ameublement d’une époque, avec ses habits, ses chapeaux, ses moyens de transport et son alimentation.
L’historien dira de nous « Ils mangeaient ceci, ils lisaient cela, ils se vêtaient ainsi. » Les premiers chemins de fer, le choléra, la révolte des Canuts, les romans de Balzac, l’essor de l’industrie concourent également à caractériser la Monarchie de Juillet. Tout cela, on l’a dit et répété depuis Hegel: nous voulons en tirer les conclusions pratiques.
Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque; elle est sa chance unique, elle est faite pour lui et il est fait pour elle.
On regrette l’indifférence de Balzac devant les journées de 48, l’incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune; on les regrette pour eux: il y a là quelque chose qu’ils ont manqué pour toujours. Nous ne voulons rien manquer de notre temps, peut-être en est-il de plus beaux, mais c’est le nôtre; nous n’avons que cette vie à vivre, au milieu de cette guerre, de cette révolution peut-être. Qu’on n’aille pas conclure de là que nous prêchions une sorte de populisme, c’est tout le contraire.
Le populisme est un enfant de vieux, le triste rejeton des derniers réalistes; c’est encore un essai pour tirer son épingle du jeu. Nous sommes convaincus, au contraire, qu’on ne peut pas tirer son épingle du jeu. Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. Celui qui consacrerait sa vie à faire des romans sur les Hittites, son abstention serait par elle-même une prise de position.
L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi.
Je tiens F1aubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. L’occupation nous a appris la nôtre. Puisque nous agissons sur notre temps par notre existence même, nous décidons que cette action sera volontaire.
Encore faut-il préciser, il n’est pas rare qu’un écrivain se soucie, pour sa modeste part, de préparer l’avenir. Mais il y a un futur vague et conceptuel qui concerne l’humanité entière et sur lequel nous n’avons pas de lumières. L’histoire aura-t-elle une fin ? Le soleil s’éteindra-t-il ? Quelle sera la condition de l’homme dans le régime socialiste de l’an 3000?
Nous laissons ces rêveries aux romanciers d’anticipation: c’est l’avenir de notre époque qui doit faire l’objet de nos soins, un avenir limité qui s’en distingue à peine – car une époque, comme un homme, c’est d’abord un avenir. Il est fait de ses travaux en cours, de ses entreprises, de ses projets à plus ou moins long terme, de ses révoltes, de ses combats, de ses espoirs. Quand finira la guerre? Comment rééquipera-t-on le pays? Comment aménagera-t-on les relations internationales? Que seront les réformes sociales? Les forces de la réaction triompheront-elles? Y aura-t-il une révolution et que sera-t-elle?
Cet avenir nous le faisons nôtre, nous ne voulons point en avoir d’autre. Sans doute, certains auteurs ont des soucis moins actuels et des vues moins courtes. Ils passent au milieu de nous, comme des absents. Où sont-ils donc? Avec leurs arrière-neveux, ils se retournent pour juger cette ère disparue qui fut la nôtre et dont ils sont seuls survivants. Mais ils font un mauvais calcul, la gloire posthume se fonde toujours sur un malentendu. Que savent-ils de ces neveux qui viendront les pêcher parmi nous!
C’est un terrible alibi que l’immortalité, il n’est pas facile de vivre avec un pied au delà de la tombe et un pied eu deçà. Comment expédier les affaires courantes quand on les regarde de si loin? Comment se passionner pour un combat, comment jouir d’une victoire? Tout est équivalent. Ils nous regardent sans nous voir: nous sommes déjà morts à leurs yeux – et ils retournent au roman qu’ils écrivent pour des hommes qu’ils ne verront jamais. Ils se sont laissé voler leur vie par l’immortalité.
Nous écrivons pour nos contemporains, nous ne voulons pas regarder notre monde avec des yeux futurs, ce serait le plus sûr moyen de le tuer, mais avec nos yeux de chair, avec nos vrais yeux périssables. Nous ne souhaitons pas gagner notre procès en appel, et nous n’avons que faire d’une réhabilitation posthume, c’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent ou se perdent.

Nous ne songeons pourtant pas à instaurer un relativisme littéraire. Nous avons peu de goût pour l’historique pur. Et d’ailleurs existe-t-il un historique pur sinon dans les manuels de M. Seignobos? Chaque époque découvre un aspect de la condition humaine, à chaque époque l’homme se choisit en face d’autrui, de l’amour, de 1a mort, du monde, et lorsque les partis s’affrontent à propos du désarmement des F.F.I. ou de l’aide à fournir aux républicains espagnols, c’est ce choix métaphysique, ce projet singulier et absolu qui est en jeu. Ainsi, en prenant parti dans la singularité de notre époque, nous rejoignons finalement l’éternel, et c’est notre tâche d’écrivain que de faire entrevoir les valeurs d’éternité qui sont impliquées dans ces débats sociaux ou politiques. Mais nous ne nous soucions pas de les aller chercher dans un ciel intelligible: elles n’ont d’intérêt que sous leur enveloppe actuelle.
Bien loin d’être relativistes, nous affirmons hautement que l’homme est un absolu. Mais il l’est à son heure, dans son milieu, sur sa terre.
Ce qui est absolu, ce que mille ans d’histoire ne peuvent détruire, c’est cette décision irremplaçable, incomparable, qu’il prend dans ce moment à propos de ces circonstances; l’absolu, c’est Descartes, l’homme qui nous échappe parce qu’il est mort, qui a vécu dans son époque, qui l’a pensée au jour le jour, avec les moyens du bord, qui a formé sa doctrine à partir d’un certain état des sciences, qui a connu Gassendi, Caterus et Mersenne, qui a aimé dans son enfance une jeune fille louche, qui a fait la guerre et qui a engrossé une servante, qui s’est attaqué non au principe d’autorité en général, mais précisément à l’autorité d’Aristote et qui se dresse à sa date, désarmé mais non vaincu, comme une borne; ce qui est relatif, c’est le cartésianisme, cette philosophie baladeuse que l’on promène de siècle en siècle et où chacun trouve ce qu’il y met.
Ce n’est pas en courant après l’immortalité que nous nous rendrons éternels: nous ne serons pas des absolus pour avoir reflété dans nos ouvrages quelques principes décharnés, assez vides et assez nuls pour passer d’un siècle à l’autre, mais par ce que nous aurons combattu passionnément dans notre époque, parce que nous l’aurons aimée passionnément et que nous aurons accepté de périr tout entiers avec elle.

En résumé, notre intention est de concourir à produire certains changements dans la Société qui nous entoure. Par là, nous n’entendons pas un changement dans les âmes: nous laissons bien volontiers la direction des âmes aux auteurs qui ont une clientèle spécialisée. Pour nous qui, sans être matérialistes, n’avons jamais distingué l’âme du corps et qui ne connaissons qu’une réalité indécomposable, la réalité humaine, nous nous rangeons du côté de ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l’homme et la conception qu’il a de lui-même.
Aussi, à propos des événements politiques et sociaux qui viennent, notre revue prendra position en chaque cas. Elle ne le fera pas politiquement, c’est-à-dire qu’elle ne servira aucun parti; mais elle s’efforcera de dégager la conception de l’homme dont s’inspireront les thèses en présence, et elle donnera son avis conformément à la conception qu’elle soutient. Si nous pouvons tenir ce que nous nous promettons, si nous pouvons faire partager nos vues à quelques lecteurs, nous ne concevrons pas un orgueil exagéré; nous nous féliciterons simplement d’avoir retrouvé une bonne conscience professionnelle et de ce que, au moins pour nous, la littérature soit redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être: une fonction sociale.

Et quelle est, dira-t-on, cette conception de l’homme que vous prétendez nous découvrir ? Nous répondrons qu’elle court les rues et que nous ne prétendons pas la découvrir, mais seulement aider à la préciser. Cette conception, je la nommerai totalitaire. Mais comme le mot peut sembler malheureux, comme il a été fort décrié ces dernières années, comme il a servi à désigner non la personne humaine mais un type d’Etat oppressif et antidémocratique, il convient de donner quelques explications.

La classe bourgeoise, me semble-t-il, peut se définir intellectuellement par l’usage qu’elle fait de l’esprit d’analyse, dont le postulat initial est que les composés doivent nécessairement se réduire à un agencement d’éléments simples. Entre ses mains, ce postulat fut jadis une arme offensive qui lui servit à démanteler les bastions de l’Ancien Régime. Tout fut analysé; on réduisit d’un même mouvement l’air et l’eau à leurs éléments, l’esprit à la somme des impressions qui le composent, la société à la somme des individus qui la font.
Les ensembles s’effacèrent: ils n’étaient plus que des sommations abstraites dues au hasard des combinaisons. La réalité se réfugia dans les termes ultimes de la décomposition. Ceux-ci eu effet – c’est le second postulat de l’analyse – gardent inaltérablement leurs propriétés essentielles, qu’ils entrent dans un composé ou qu’ils existent à l’état libre. Il y eut une nature immuable de l’oxygène, de l’hydrogène, de l’azote, des impressions élémentaires qui composent notre esprit, il y eut une nature immuable de l’homme. L’homme était l’homme comme le cercle était le cercle : une fois pour toutes; l’individu, qu’il fût transporté sur le trône ou plongé dans la misère, demeurait foncièrement identique à lui-même parce qu’il était conçu sur le modèle de l’atome d’oxygène, qui peut se combiner avec l’hydrogène pour faire de l’eau, avec l’azote pour faire de l’air, sans que sa structure interne en soit changée.
Ces principes ont présidé à la Déclaration des Droits de l’Homme.
Dans la société que conçoit l’esprit d’analyse, l’individu, particule solide et indécomposable, véhicule de la nature humaine, réside comme un petit pois dans une boite de petits pois : il est tout rond, fermé sur soi, incommunicable. Tous les hommes sont égaux: il faut entendre qu’ils participent tous également à l’essence d’homme. Tous les hommes sont frères : la fraternité est un lien passif entre molécules distinctes, qui tient la place d’une solidarité d’action ou de classe que l’esprit d’analyse ne peut même pas concevoir.
C’est une relation tout extérieure et purement sentimentale qui masque la simple juxtaposition des individus dans la société analytique. Tous les hommes sont libres: libres d’être hommes, cela va sans dire. Ce qui signifie que l’action du politique doit être toute négative : il n’a pas à faire la nature humaine; il suffit qu’il écarte les obstacles qui pourraient l’empêcher de s’épanouir. Ainsi, désireuse de ruiner le droit divin, le droit de la naissance et du sang, le droit d’aînesse, tous ces droits qui se fondaient sur l’idée qu’il y a des différences de nature entre les hommes, la bourgeoisie a confondu sa cause avec celle de l’analyse et construit à son usage le mythe de l’universel.
Au rebours des révolutionnaires contemporains, elle n’a pu réaliser ses revendications qu’en abdiquant sa conscience de classe : les membres du Tiers-Etat à la Constituante étaient bourgeois en ceci qu’ils se considéraient simplement comme des hommes.

Après cent cinquante ans, l’esprit d’analyse reste la doctrine officielle de la démocratie bourgeoise; seulement il est devenu arme défensive. La bourgeoisie a tout intérêt à s’aveugler sur les classes comme autrefois sur la réalité synthétique des institutions d’Ancien Régime. Elle persiste à ne voir que des hommes, à proclamer l’identité de la nature humaine à travers toutes les variétés de situation: mais c’est contre le prolétariat qu’elle le proclame. Un ouvrier, pour elle, est d’abord un homme – un homme comme les autres.
Si la Constitution accorde à cet homme le droit de vote et la liberté d’opinion, il manifeste sa nature humaine autant qu’un bourgeois. Une littérature polémique a trop souvent représenté le bourgeois comme un esprit calculateur et chagrin dont l’unique souci est de défendre ses privilèges. En fait, on se constitue bourgeois en faisant choix, une fois pour toutes, d’une certaine vision du monde analytique qu’on tente d’imposer à tous les hommes et qui exclut la perception des réalités collectives.
Ainsi, la défense bourgeoise est bien en un sens permanente, et elle ne fait qu’un avec la bourgeoisie elle-même; mais elle ne se manifeste pas par des calculs; à l’intérieur du monde qu’elle s’est construit, il y a place pour des vertus d’insouciance, d’altruisme et même de générosité; seulement les bienfaits bourgeois sont des actes individuels qui s’adressent à la nature humaine universelle en tant qu’elle s’incarne dans un individu. En ce sens, ils ont autant d’efficacité qu’une habile propagande, car le titulaire des bienfaits est contraint de les recevoir comme on les lui propose, c’est-à-dire en se pensant comme une créature humaine isolée en face d’une autre créature humaine. La charité bourgeoise entretient le mythe de la fraternité.

Mais il est une autre propagande, qui nous intéresse plus particulièrement ici, puisque nous sommes des écrivains et que les écrivains s’en font les agents inconscients. Cette légende de l’irresponsabilité du poète, que nous dénoncions tout à l’heure, elle tire son origine de l’esprit d’analyse. Puisque les auteurs bourgeois se considèrent eux-mêmes comme des petits pois dans une boîte, la solidarité qui les unit aux autres hommes leur paraît strictement mécanique, c’est-à-dire de simple juxtaposition. Même s’ils ont un sens élevé de leur mission littéraire, ils pensent avoir assez fait lorsqu’ils ont décrit leur nature propre ou celle de leurs amis.
Puisque tous les hommes sont faits de même, ils auront rendu service à tous, en éclairant chacun sur soi. Et comme le postulat dont ils partent est celui de l’analyse, il leur paraît tout simple d’utiliser pour se connaître la méthode analytique. Telle est l’origine de la psychologie intellectualiste dont les oeuvres de Proust nous offrent l’exemple le plus achevé. Pédéraste, Proust a cru pouvoir s’aider de son expérience homosexuelle lorsqu’il a voulu dépeindre l’amour de Swann pour Odette; bourgeois, il présente ce sentiment d’un bourgeois riche et oisif pour une femme entretenue comme le prototype de l’amour, c’est donc qu’il croit à l’existence de passions universelles dont le mécanisme ne varie pas sensiblement quand on modifie les caractères sexuels, la condition sociale, la nation ou l’époque des individus qui les ressentent.
Après avoir ainsi « isolé » ces affections immuables, il pourra entreprendre de les réduire, à leur tour, à des particules élémentaires. Fidèle aux postulats de l’esprit d’analyse, il n’imagine même pas qu’il puisse y avoir une dialectique des sentiments., mais seulement un mécanisme. Ainsi l’atomisme social, position de repli de la bourgeoisie contemporaine, entraîne l’atomisme psychologique. Proust s’est choisi bourgeois, il s’est fait le complice de la propagande bourgeoise, puisque son oeuvre contribue à répandre le mythe de la nature humaine.

Nous sommes persuadés que l’esprit d’analyse a vécu et que son unique office est aujourd’hui de troubler la conscience révolutionnaire et d’isoler les hommes au profit des classes privilégiés. Nous ne croyons plus à la psychologie intellectualiste de Proust, et nous la tenons pour néfaste. Puisque nous avons choisi pour exemple son analyse de l’amour-passion, nous éclairerons sans doute le lecteur en mentionnant les points essentiels sur lesquels nous refusons toute entente avec lui.

En premier lieu, nous n’acceptons pas a priori l’idée que l’amour-passion soit une affection constitutive de l’esprit humain. Il se pourrait fort bien, comme l’a suggéré Denis de Rougemont, qu’il eût une origine historique en corrélation avec l’idéologie chrétienne. D’une façon plus générale, nous estimons qu’un sentiment est toujours l’expression d’un certain mode de vie et d’une certaine conception du monde qui sont communs à toute une classe ou à toute une époque et que son évolution n’est pas l’effet de je ne sais quel mécanisme intérieur, mais de ces facteurs historiques et sociaux.

En second lieu, nous ne pouvons admettre qu’une affection humaine soit composée d’éléments moléculaires qui se juxtaposent sans se modifier les uns les autres. Nous la considérons non comme une machine bien agencée mais comme une forme organisée. Nous ne concevons pas la possibilité de faire l’analyse de l’amour parce que le développement de ce sentiment, comme de tous les autres, est dialectique.

Troisièmement, nous refusons de croire que l’amour d’un inverti présente les mêmes caractères que celui d’un hétérosexuel. Le caractère secret, interdit du premier, son aspect de messe noire, l’existence d’une franc-maçonnerie homosexuelle, et cette damnation où l’inverti a conscience d’entraîner avec lui son partenaire, autant de faits qui nous paraissent influencer le sentiment tout entier et jusque dans les détails de son évolution. Nous prétendons que les divers sentiments d’une personne ne sont pas juxtaposés, mais qu’il y a une unité synthétique de l’affectivité et que chaque individu se meut dans un monde affectif qui lui est propre.

Quatrièmement, nous nions que l’origine, la classe, le milieu, la nation de l’individu soient de simples concomitants de sa vie sentimentale. Nous estimons au contraire que chaque affection, comme d’ailleurs toute autre forme de sa vie psychique, manifeste sa situation sociale. Cet ouvrier, qui touche un salaire, qui ne possède pas les instruments de son métier, que son travail isole en face de la matière et qui se défend contre l’oppression en prenant conscience de sa classe, ne saurait en aucune circonstance sentir comme ce bourgeois d’esprit analytique que sa profession met en relation de politesse avec d’autres bourgeois.

Ainsi recourons-nous, contre l’esprit d’analyse, à une conception synthétique de la réalité dont le principe est qu’un tout, quel qu’il soit, est différent en nature de la somme de ses parties. Pour nous, ce que les hommes ont en commun, ce n’est pas une nature, c’est une condition métaphysique et par là, nous entendons l’ensemble des contraintes qui les limitent a priori, la nécessité de naître et de mourir, celle d’être fini et d’exister dans le monde au milieu d’autres hommes. Pour le reste, ils constituent des totalités indécomposables, dont les idées, le humeurs et les actes sont des structures secondaires et dépendantes, et dont le caractère essentiel est d’être situées, et ils diffèrent entre eux comme leurs situations diffèrent entre elles.
L’unité de ces touts signifiants est le sens qu’ils manifestent. Qu’il écrive ou travaille à la chaîne, qu’il choisisse une femme ou une cravate, l’homme manifeste toujours : il manifeste son milieu professionnel, sa famille, sa classe et, finalement, comme il est situé par rapport au monde entier, c’est le monde qu’il manifeste. Un homme, c’est toute la terre. Il est présent partout, il agit partout, il est responsable de tout et c’est en tout lieu, à Paris, à Potsdam, à Vladivostok, que son destin se joue.
Nous adhérons à ces vues parce qu’elles nous semblent vraies, parce qu’elles nous semblent socialement utiles dans le moment présent, et parce que la plupart des esprits nous semblent les pressentir et les réclamer. Notre revue voudrait contribuer, pour sa modeste part, à la constitution d’une anthropologie synthétique. Mais il ne s’agit pas seulement, répétons-le, de préparer un progrès dans le domaine de la connaissance pure.
Le but lointain que nous nous fixons est une libération. Puisque l’homme est une totalité, il ne suffit pas, en effet, de lui accorder le droit de vote, sans toucher aux autres facteurs qui le constituent il faut qu’il se délivre totalement, c’est-à-dire qu’il se fasse autre, en agissant sur sa constitution biologique aussi bien que sur son conditionnement économique, sur ses complexes sexuels aussi bien que sur les données politiques de sa situation.

Cependant cette vue synthétique présente de graves dangers. Si l’individu est une sélection arbitraire opérée par l’esprit d’analyse, ne risque-t-on pas de substituer, en renonçant aux conceptions analytiques, le règne de la conscience collective au règne de la personne?
On ne fait pas sa part à l’esprit de synthèse. L’homme-totalité, à peine entrevu, va disparaître, englouti par la classe; la classe seule existe, c’est elle seule qu’il faut délivrer. Mais, dira-t-on, en libérant la classe, ne libère-t-on pas les hommes qu’elle embrasse? Pas nécessairement : le triomphe de l’Allemagne hitlérienne, eût-ce été le triomphe de chaque Allemand ? Et d’ailleurs, où s’arrêtera la synthèse ?
Demain, on viendra nous dire que la classe est une structure secondaire, dépendant d’un ensemble plus vaste qui sera, par exemple, la nation. La grande séduction que le nazisme a exercée sur certains esprits de gauche vient sans aucun doute de ce qu’il a porté la conception totalitaire à l’absolu, ses théoriciens dénonçaient, eux aussi, les méfaits de l’analyse, le caractère abstrait des libertés démocratiques, sa propagande aussi promettait de forger un homme nouveau, elle conservait les mots de Révolution et de Libération, seulement au prolétariat de classe, on substituait un prolétariat de nations. On réduisait le individus à n’être que des fonctions dépendantes de la classe, les classes à n’être que des fonctions de la nation, les nations à n’être que des fonctions du continent européen.
Si, dans les pays occupés, la classe ouvrière toute entière s’est dressée contre l’envahisseur, c’est sans doute parce qu’elle se sentait blessée dans ses aspirations révolutionnaires, mais c’est aussi qu’elle avait une répugnance invincible à voir se dissoudre la personne dans la collectivité.

Ainsi la conscience contemporaine semble déchirée par une antinomie. Ceux qui tiennent par-dessus tout à la dignité de la personne humaine, à sa liberté, à ses droits imprescriptibles, inclinent par là-même à penser selon l’esprit d’analyse qui conçoit les individus est dehors de leurs conditions réelles d’existence, qui les dote d’une nature immuable et abstraite, qui les isole et s’aveugle sur leur solidarité.
Ceux qui ont fortement compris que l’homme est enraciné dans la collectivité et qui veulent affirmer l’importance des facteurs économiques, techniques et historiques, se rejettent vers l’esprit de synthèse qui, aveugle aux personnes, n’a d’yeux que pour les groupes. Cette antinomie se marque, par exemple, dans la croyance fort répandue que le socialisme est aux antipodes de la liberté individuelle.
Ainsi ceux qui tiennent à l’autonomie de la personne seraient acculés à un libéralisme capitaliste dont on connaît les conséquences néfastes; ceux qui réclament une organisation socialiste de l’économie devraient la demander à je ne sais quel autoritarisme totalitaire. Le malaise actuel vient de ce que personne ne peut accepter les conséquences extrêmes de ces principes : il y a une composante « synthétique  » chez les démocrates de bonne volonté ; il y a une composante analytique chez les socialistes. Qu’on se rappelle, par exemple, ce que fut en France le parti radical.
Un de ses théoriciens a fait paraître un ouvrage qu’il intitulait « Le citoyen contre les pouvoirs. » Ce titre indique assez comment il envisageait la politique. Tout irait mieux si le citoyen isolé, représentant moléculaire de la nature humaine, contrôlait ses élus et, au besoin, exerçait contre eux son libre jugement. Mais, précisément, les radicaux ne pouvaient pas ne pas reconnaître leur échec; ce grand parti n’avait plus, en 1939, ni volonté, ni programme, ni idéologie; il sombrait dans l’opportunisme, c’est qu’il avait voulu résoudre politiquement des problèmes qui ne souffraient pas de solution politique. Les meilleures têtes s’en montraient étonnées : si l’homme est un animal politique, d’où vient qu’on n’ait pas, en lui donnant la liberté politique, réglé son sort une fois pour toutes ?
D’où vient que le libre jeu des institutions parlementaires n’ait pu réussir à supprimer la misère, le chômage, l’oppression des trusts? D’où vient qu’on rencontre une lutte des classes par delà les oppositions fraternelles des partis? Il n’eût pas fallu pousser beaucoup plus loin pour entrevoir les limites de l’esprit analytique. Le fait que le radicalisme recherchait avec constance l’alliance des partis de gauche montre clairement la voie où l’engageaient ses sympathies et ses aspirations confuses, mais il manquait de la technique intellectuelle qui lui eût permis non seulement de résoudre, mais même de formuler les problèmes qu’il pressentait obscurément.

Dans l’autre camp, l’embarras n’est pas moindre. La classe ouvrière s’est faite l’héritière des traditions démocratiques. C’est au nom de la démocratie qu’elle réclame son affranchissement. Or, nous l’avons vu, l’idéal démocratique se présente historiquement sous la forme d’un contrat social entre individus libres. Ainsi les revendications analytiques de Rousseau interfèrent souvent dans les consciences avec les revendications synthétiques du marxisme.
D’ailleurs, la formation technique de l’ouvrier développe en lui l’esprit d’analyse. Semblable en cela au savant, c’est par l’analyse qu’il doit résoudre les problèmes de la matière. S’il se retourne vers les personnes, il a tendance, pour les comprendre, à faire appel aux raisonnements qui lui servent dans son travail; il applique ainsi aux conduites humaines une psychologie d’analyse qui s’apparente à celle du XVIIème siècle français.

L’existence simultanée de ces deux types d’explication révèle un certain flottement; ce perpétuel recours au « comme si… » marque assez que le marxisme ne dispose pas encore d’une Psychologie de synthèse appropriée à sa conception totalitaire de la classe.

Pour nous, nous refusons de nous laisser écarteler entre la thèse et l’antithèse. Nous concevons sans difficulté qu’un homme, encore que sa situation le conditionne totalement, puisse être un centre d’indétermination irréductible. Ce secteur d’imprévisibilité qui se découpe ainsi dans le champ social, c’est ce que nous nommons la liberté et la personne n’est rien d’autre que sa liberté.
Cette liberté, i1 ne faut pas l’envisager comme un pouvoir métaphysique de la « nature » humaine et ce n’est pas non plus la licence de faire ce qu’on veut, ni je ne sais quel refuge intérieur qui nous resterait jusque dans les chaînes. On ne fait pas ce qu’on veut et cependant on est responsable de ce qu’on est voilà le fait; l’homme qui s’explique simultanément par tant de causes est pourtant seul à porter le poids de soi-même. En ce sens, la liberté pourrait passer pour une malédiction, elle est une malédiction. Mais c’est aussi l’unique source de la grandeur humaine.
Sur le fait, les marxistes seront d’accord avec nous en esprit, sinon dans la lettre, car ils ne se privent pas, que je sache, de porter des condamnations morales. Reste à l’expliquer, mais c’est l’affaire des philosophes, non la nôtre. Nous ferons seulement remarquer que si la société fait la personne, la personne, par un retournement analogue à celui qu’Auguste Comte nommait le passage à la subjectivité, fait la société. Sans son avenir, une société n’est qu’un amas de matériel, mais son avenir n’est rien que le projet de soi-même que font, par delà l’état de choses présent, les millions d’hommes qui la composent.
L’homme n’est qu’une situation, un ouvrier n’est pas libre de penser ou de sentir comme un bourgeois; mais pour que cette situation soit un homme, tout un homme, il faut qu’elle soit vécue et dépassée vers un but particulier. En elle-même, elle reste indifférente tant qu’une liberté humaine ne la charge pas d’un certain sens. Elle n’est ni tolérable, ni insupportable tant qu’une liberté ne s’y résigne pas, ne se rebelle pas contre elle, c’est-à-dire tant qu’un homme ne se choisit pas en elle, en choisissant sa signification. Et c’est alors seulement, à l’intérieur de ce choix libre, qu’elle se fait déterminante parce qu’elle est surdéterminée.
Non, un ouvrier ne peut pas vivre en bourgeois; il faut, dans l’organisation sociale d’aujourd’hui, qu’il subisse jusqu’au bout sa condition de salarié; aucune évasion n’est possible, il n’y a pas de recours contre cela. Mais un homme n’existe pas à la manière de l’arbre ou du caillou, il faut qu’il se lasse ouvrier. Totalement conditionné par sa classe, son salaire, la nature de son travail, conditionné jusqu’à ses sentiments, jusqu’à ses pensées, c’est lui qui décide du sens de sa condition et de celle de ses camarades, c’est lui qui, librement, donne au prolétariat un avenir d’humiliation sans trêve ou de conquête et de victoire, selon qu’il se choisit résigné ou révolutionnaire. Et c’est de ce choix qu’il est responsable.
Non point libre de ne pas choisir : il est engagé, il faut parier, l’abstention est un choix. Mais libre pour choisir d’un même mouvement son destin, le destin de tous les hommes et la valeur qu’il faut attribuer à l’humanité. Ainsi se choisit-il à la fois ouvrier et homme, tout en conférant une signification au prolétariat. Tel est l’homme que nous concevons : homme total. Totalement engagé et totalement libre. C’est pourtant cet homme libre qu’il faut délivrer, en élargissant ses possibilités de choix.
En certaines situations, il n’y a place que pour une alternative dont l’un des termes est la mort.
Il faut faire en sorte que l’homme puisse, en toute circonstance, choisir la vie.
C’est à défendre l’autonomie et les droits de la personne que notre revue se consacrera. Nous la considérons avant tout comme un organe de recherches. Les idées que je viens d’exposer nous serviront de thème directeur dans l’étude des problèmes concrets de l’actualité.
Nous aborderons tous l’étude de ces problèmes dans un esprit commun; mais nous n’avons pas de programme politique ou social; chaque article n’engagera que son auteur. Nous souhaitons seulement dégager, à la longue, une ligne générale.
En même temps, nous recourrons à tous les genres littéraires pour familiariser le lecteur avec nos conceptions: un poème, un roman d’imagination, s’ils s’en inspirent, pourront, plus qu’un écrit théorique, créer le climat favorable à leur développement. Mais ce contenu idéologique et ces intentions nouvelles risquant d’agir sur la forme même et les procédés des productions romanesques, nos essais critiques tenteront de définir dans leurs grandes lignes les techniques littéraires – nouvelles ou anciennes – qui s’adapteront le mieux à nos desseins.
Nous nous efforcerons d’appuyer l’examen des questions actuelles en publiant aussi fréquemment que nous pourrons des études historiques, lorsque, comme les travaux de Marc Bloch ou de Pirenne sur le moyeu âge, elles appliqueront spontanément ces principes et la méthode qui en découle aux siècles passés, c’est-à-dire lorsqu’elles renonceront à la division arbitraire de l’histoire en histoires (politique, économique, idéologique, histoire des institutions, histoire des individus) pour tenter de restituer une époque disparue comme une totalité et qu’elles considéreront à chaque fois que l’époque s’exprime dans et par les personnes, et que les personnes se choisissent dans et par leur époque.
Nos chroniques s’efforceront de considérer notre propre temps comme une synthèse signifiante et pour cela elles envisageront dans un esprit synthétique les diverses manifestations d’actualité, les modes et les procès criminels aussi bien que les faits politiques et les ouvrages de l’esprit, en cherchant beaucoup plus à y découvrir des sens communs qu’à les apprécier individuellement.
C’est pourquoi, au contraire de la coutume, nous n’hésiterons pas plus à passer sous silence un livre excellent mais qui, du point de vue ou nous nous plaçons, ne nous apprend rien de nouveau sur notre époque, qu’à nous attarder, au contraire, sur un livre médiocre qui nous semblera, dans sa médiocrité même, révélateur.
Nous joindrons chaque mois à ces études des documents bruts que nous choisirons aussi variés que possible en leur demandant seulement de montrer avec clarté l’implication réciproque du collectif et de la personne. Nous étaierons ces documents par des enquêtes et des reportages. Il nous paraît, en effet, que le reportage fait partie des genres littéraires et qu’il petit devenir un des plus importants d’entre eux.
La capacité de saisir intuitivement et instantanément les significations, l’habileté à regrouper celles-ci pour offrir au lecteur des ensembles synthétiques immédiatement déchiffrables sont les qualités les plus nécessaires au reporter; ce sont celles que nous demandons à tous nos collaborateurs. Nous savons d’ailleurs que parmi les rares ouvrages de notre époque qui sont assurés de durer, se trouvent plusieurs reportages comme  » Les dix jours qui renversèrent le Monde  » et surtout l’admirable  » Testament espagnol « … Enfin, nous ferons, dans nos chroniques, la plus large part aux études psychiatriques lorsqu’elles seront écrites dans les perspectives qui nous intéressent.
On voit que notre projet est ambitieux, nous ne pouvons le mener à bien tout seuls. Nous sommes une petite équipe au départ. nous aurions échoué si, dans un an, elle ne s’était pas considérablement accrue. Nous faisons appel à toutes les bonnes volontés; tous les manuscrits seront acceptés, d’où qu’ils viennent, pourvu qu’ils s’inspirent de préoccupations qui rejoignent les nôtres et qu’ils présentent, en outre, une valeur littéraire. Je rappelle, eu effet, que dans la « littérature engagée », l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature, et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient.

Preface au numéro un de la revue Les Temps Modernes, Jean-Paul Sartre, 1945, in Situation II (Gallimard, 1963)