1970. Trois cousins en quête de travail quittent l’Algérie pour la France. Le récit passe insensiblement d’un ton un peu amusé à un ton plus grave avant le dénouement…
Les trois cousins, de René Vautier (court métrage)
Réalisateur : René Vautier (Algérie, 20 minutes, 1970). Avec Mohamed Zinet, Farouk Derdour, Hamid Djellouli
Je voudrais vous parler de l’émigration, du fait de partir, de tout quitter. Il y a quarante ans, cinquante ans, soixante ans, les algériens quittaient le pays seuls. Parfois officiellement, recrutés par de grandes entreprises françaises avides de main d’oeuvre en ce temps de développement rapide et de forte croissance économique. Il fallait construire les autoroutes, les immeubles, faire tourner les usines à plein régime et la main d’oeuvre étrangère était pour le capitalisme français une véritable aubaine. Parfois clandestinement, dans des embarcations de fortunes, des cales de bateaux, des faux papiers…
Des hommes arrachés à leur campagne, à leur village, à leur communauté, comme une continuation de l’arrachement du temps de la colonisation, et partant pour la France avec l’espoir de faire un peu d’argent pour envoyer à leur village, à leur femme, à leurs enfants, et se retrouvant seuls la plupart du temps, isolés, maitrisant mal la langue et les usages de la grande ville moderne et encore moins les moeurs des français.
Là, bien souvent, ils côtoyaient la misère, la faim, le froid, les petits boulots difficiles, des conditions de sécurité dangereuses, la promiscuité. Jamais ils ne se plaignaient, ils envoyaient tous au village, à la famille, de bonnes nouvelles rassurantes, une photo de la Tour Eiffel à faire rêver les plus jeunes de partir à leur tour ainsi qu’un peu d’argent qui ferait la fierté de ceux qui le recevraient.
Après plusieurs années, ils pouvaient s’installer finalement, faire venir leur femme à partir de 1979, mais la plupart en définitive restaient seuls dans une vie triste limité au confort le plus élémentaire. Leur seul plaisir était ce voyage annuel au pays, les youyous, la langue, la famille, les goûts et les odeurs retrouvées. Quand après plusieurs années de vie en France ils avaient amassé un peu d’argent, ils faisaient construire une petite maison dont bien souvent ils ne pourraient pas vraiment profiter: bien souvent, la mort les faucherait entre 55 et 65 ans, au moment de la retraite.
Pour ceux qui ne sont pas morts et qui sont vieux maintenant, il y a ceux qui, seuls, vivent encore en France avec une retraite misérable, un peu perdus après cette vie et ne sachant plus trop s’ils devraient rentrer dans un pays où la plupart de leurs proches sont morts. Il y a ceux qui sont revenus au pays. Il y a…
Les destin des émigrés des années 60/70 a été un destin dur où le racisme et le sentiment de solitude a dominé.
Le pays a appris à vivre avec le petit peu d’argent qu’ils envoyaient, mais il a appris aussi à vivre sans eux, à les jalouser, à les envier, incité en cela par un pouvoir politique qui, d’un côté, était bien trop ravis de se débarrasser de ces bouches à nourrir tout en faisant rentrer un peu de devises, et de l’autre bien trop heureux de pouvoir désigner une classe de « privilégiés » qui détournerait les yeux de leur gabegie et de leur corruption.
Non, la vie de ceux qui sont partis à cette époque, qui ont eu une vie vraiment difficile doublée de l’arrachement n’a en rien été un privilège, et la vie de celles qui les ont rejoints n’a en rien été une vie de luxe. Beaucoup ont connu les bidonvilles, ces terrains vagues boueux avec des maisons faites de cartons, de bois et de taules de récupération, sans eau courante ni toilettes.
Il y a eu les années 90, et là, ce sont des jeunes venus des villes qui ont tout tenté de rejoindre la France. Des jeunes qui avaient fait des études, brillants, doués, intelligents. Des jeunes hommes, mais aussi des jeunes femmes. Ils fuyaient la violence qui s’est abattue sur la société algérienne, venant de leurs voisins ou de leurs élèves qui à bout de nerfs à force de subir la hogra et devenus « islamistes » chassant le « mécréant », le « communiste », « l’intellectuel », une chasse faite d’insultes quotidienne, de crachats voire de coups et de meurtres mais aussi, et surtout, la violence politique, cette violence aveugle venant du tueur fou isolé qu’on n’arrête pas et qui surgit au détour d’une rue, un coup de feu, et hop!, ou bien celle qui vous attrape au sortir du lit le matin, quelques coups à la porte, des hommes qui font irruption et vous voilà partis on ne sait où.
Cette violence sans visage qui vous empêche de dormir et qui vous conduit à atterrir sans papier en France, et à vous terrer dans des taudis, sous les ponts, chez des marchands de sommeils qui vous extorquent des fortunes pour vivre dans une cage à rat sale et puante, tout, tout plutôt que retourner au bled et mourir, et voilà tous les diplômes du monde qui ne servent plus à rien. Et puis à force de débrouille, pour ceux qui ont survécu à cela, et grâce à un copain, un cousin ou un mariage, des papiers, ou bien un départ vers un autre pays. Au coeur de cette décennie, pour les plus jeunes, aller étudier en France et surtout échapper à la tuerie derrière laquelle s’organisait le partage de la rente d’une économie désormais livrée aux intérêts privés.
Et puis il y a maintenant, une jeunesse qui étouffe dans un pays qui étouffe. Tout sauf rester, et pourquoi pas mourir, hein? Alors on donne de l’argent à un passeur et on embarque sur un canot à une dizaine en espérant que la mer soit calme. En France, le même destin que l’émigré des années 60, 70 ou l’exilé de la décennie 90. Une vie de merde, avec la saleté, le froid, la solitude pendant d’interminables jours, d’interminables mois, avant que peut-être ça s’arrange.
Dans le lot, combien de morts? De froid. De maladie? De la drogue? De faim?
Dans ce film réalisé en 1970, le cinéaste engagé rend hommage en un récit cru au destin des oubliés de la croissance économique française. Mais à presque 50 ans de distance, il rend hommage aux oubliés du récit national algérien. Et pour cause. Les émigrés, les harragas sont la preuve patente de l’échec d’un pouvoir politique qui depuis l’indépendance s’est construit sans le peuple et parfois même, si ce n’est souvent, contre lui.
Plus jamais n’acceptez d’entendre parler des émigrés comme de privilégiés, même et surtout quand vous voyez leurs descendance s’afficher arrogante sur les plages ou aux terrasses des cafés. Leurs pères, leurs mères, ces émigrés partis braver une vie dure pour aider une famille, un village, sont des héros sacrifiés de l’histoire algérienne qui ont caché leur souffrance derrière les sourires figés des photos qu’ils envoyaient pour rassurer les leurs et les énormes valises de vêtements qu’ils rapportaient avec eux quand il n’y avait rien au pays. Apprendre à les respecter, c’est regarder les harragas comme ils sont, la nouvelle vague sacrifiée par un régime qui méprise à ce point son peuple qu’il se moque de voir sa jeunesse fuir, ne s’en souciant que d’un pur point de vue diplomatique, pour ne pas se mettre les chancelleries européennes à dos.
Un film de 1970 qui garde sa cruelle actualité. Une oeuvre généreuse qui interroge notre propre époque.