Le sourire de Hara Setsuko (原節子の微笑)

Je ne veux pas dire que les manga sont mauvais, mais c’est un pan de la culture qu’il convient de dépasser. Imaginer, enfermer la France dans sa pâtisserie ou le Prêt-à-porter… D’ailleurs, la vente de manga recule, et moins de jeunes en lisent.
Les manga, le cinéma, les arts martiaux ne peuvent être qu’une porte d’entrée, à moins de réduire ce pays (comme tout autre) à un exotisme stupide. C’est un irrespect crasse.


L’après-guerre au Japon fut un long calvaire traversé par le sentiment de l’humiliation, le nombre effroyable des victimes de bombes incendiaires lancées sur les grandes villes portuaires, le bombardement de Hiroshima et celui de Nagasaki, l’occupation américaine.
Alors que les élites responsables de cette débâcle tentaient de passer à travers les mailles du filet de la timide épuration qui accompagna la paix, la société japonaise se reconstruisait tant bien que mal dans un souffle démocratique jusqu’alors inégalé dans l’archipel. Les syndicats, le parti communiste, le parti socialiste mais également le journalisme et la littérature s’emparèrent de l’espace public et le Japon tenta de nouveau un rapprochement avec l’Amérique, celle du New Deal.

Longtemps, montrer ses dents au Japon fut considéré comme un manque flagrant d’éducation, et aujourd’hui encore, il n’est pas rare de voir les femmes mettre la main devant leur bouche quand elles sourient. Un des signes forts de l’occidentalisation des moeurs fut donc le sourire à gorge déployée. On le voit apparaitre dès le début du siècle dans de rares publicités, mais c’est après la guerre qu’il fut enfin admis, au moins pour la photographie, de sourire.
Si vous parlez des actrices de cette époque avec des japonais, nul doute qu’il vous parleront de Kyo Michiko, actrice au visage rond, au sourire discret, au chignon impeccablement arrangé, actrice des films de Mizoguchi, comme Les amants sacrifiées. Une beauté japonaise conventionnelle, à l’ancienne. Evoquez Hara Setsuko, et vous découvrirez le fantastique fossé qui sépare les générations.

Les moins de quarante ans l’ignorent ou vous diront qu’il s’agit d’une vieille actrice, « elle a fait quoi », teinté du traditionnel « j’en ai entendu parler », 聞いたことある, qui habille ici l’inculture produite par le système éducatif. Les plus âgés vous regarderont, eux, étonnés que vous, l’étranger, puissiez exhumer celle qui de toute les actrices incarne le mieux, avec la chanteuse Hibari Misora, leur lointaine jeunesse, le Tokyo des espoirs et de l’élan de l’après-guerre. La chanteuse chantait l’amour et la séparation avec une voix remplie de désir, quel scandale. L’actrice souriait à pleine dent, elle représentait l’audace venue d’outre Pacifique, une représentation du bonheur inédite, comme une promesse d’une avenir résolument optimiste débarrassé à tout jamais de la dictature et de la guerre.

On n’aime pas le Japon par hasard. Celles et ceux qui enferment ce pays dans ses manga et sa mauvaise pop passent à côté de tout, à commencer par cette incroyable capacité à tout transformer quand il s’ouvre au vents du monde. Je ne veux pas dire que les mangas sont mauvais, mais c’est un pan de la culture qu’il convient de dépasser. Imaginer, enfermer la France dans sa pâtisserie ou le Prêt-à-porter… D’ailleurs, la vente de manga recule, et moins de jeunes en lisent.
Les manga, le cinéma, les arts martiaux ne peuvent être qu’une porte d’entrée, à moins de réduire ce pays (comme tout autre) à un exotisme stupide. C’est un irrespect crasse.
Dépassé le cap de la porte d’entrée, ce pays regorge de plein de petites choses qui feront de vous un autre pour toujours.
Un exemple. Il y a quelques jours, une de mes connaissances Facebook pose de pied. Je n’ai pas vu son visage ni son costume. Mes yeux ont irréversiblement été attirés par ses chaussures. Comment peut-on garder ses chaussures à la maison… C’est inscrit au fond de moi, désormais. Parler des fleurs, regarder les oiseaux, m’extasier pour une fissure dans un mur, ce sont désormais des choses qui me sont familières. Bien sûr, je portais une prédisposition particulière à parler de choses futiles sans aucune importance, comme l’avancement de la floraison des camélias en hiver ou la teinte particulière de telle ou telle variété d’érable quand vient l’automne, ou encore le simple commentaire, « il fait beau ». Si un jour je devais diriger une collection de livres de voyages sur le Japon, j’inclurais un chapitre sur ces quelques phrases qui font de vous un japonais d’adoption. Il fait beau. C’est joli. Ainsi que l’incroyable variétés de façons de dire « oui », avec une mise en garde que je n’ai lu nulle part. Au Japon, on ne dit pas oui pour exprimer son opinion, mais plutôt généralement pour acquiescer à l’opinion d’un tiers. « Vous n’aimez pas le hard rock, Madjid, hein ? », et là je m’accroche et je largue mes derniers bagages occidentaux et je répond « oui! », parce que je déteste le hard rock. « Vous n’aimez pas la musique baroque, n’est-ce pas », et je dois répondre « Non », parce que mon interlocuteur se trompe… J’aime bien, d’ailleurs, cette façon de penser, tournée vers l’autre et non centrée, moi moi moi.

Hara Setsuko a été une des nombreuses portes que j’ai franchies pour rentrer un peu plus dans la société japonaise, m’imprégner de son histoire.
Son sourire est une énigme. Quand je visite Kamakura, je caresse toujours timidement, c’est à dire en blaguant avec Jun, l’espoir de voir l’ombre de la vieille dame née le 17 juin 1920, l’héroïne de tant de films, glaciale chez Mizoguchi (L’idiot, d’après Tolstoi), résignée à un destin de femme chez Naruse (Le repas, le tonnerre dans la montagne). L’actrice qui décida de se retirer pour toujours et de se cacher à Kamakura après la mort du réalisateur qui en fit ce symbole du Japon de l’après-guerre et lui imprima ce sourire inégalé, Ozu Yasujiro.

Je pourrais passer des heures, les larmes aux yeux, à l’admirer, et à ressentir à quel point, au delà d’un sourire supposé occidental, elle incarne mieux qu’aucune autre l’incroyable espoir du pays défait, en ruine. Ses cheveux au vent, quelle audace, alors, ses yeux qui rayonnent, n’en cachent pas moins chez Ozu une obéissance aux règles sociales d’alors. Elle accepte son destin, finit toujours par se marier. Plus qu’une rebelle, elle est une grande soeur qui entr’ouvre des portes pour les générations futures. Regardez les jeunes japonaises, comme elles sourient à pleine dent… Elle est la grande soeur, elle est aussi l’épouse délaissée qui cherche en elle un sens à sa vie, elle est la veuve qui cherche le bonheur pour sa fille. Elle est une de ces nombreuses femmes qui prirent alors un travail, cherchèrent leur voie entre un modèle venu d’ailleurs et quelque chose qui serait toujours un univers connu. Musulmane, elle porterait peut être le voile, mais je ne doute pas un instant qu’elle sourirait.

Celui ou celle qui a raison avant les autres souffre de la solitude ou de l’oubli. Hara Setsuko vit aujourd’hui oubliée et seule dans l’est de Kamakura. Elle s’est retirée du monde en 1963 après la mort de celui, Ozu Yasujiro, qui l’avait inventée telle qu’elle restera à tout jamais, un sourire franc, large, offert au vent et direct, une grande soeur à la gentillesse débordante dans un Japon encore souffrant et pas vraiment remis de la guerre.

大丈夫, daijoubu. Ca ira.

Mise à jour, jeudi 26 novembre 2016. Hara Setsuko s’est éteinte fin septembre, nous ne l’avons appris qu’aujourd’hui. Au revoir, madame.


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