Demain, Kyoto

Je suis pourtant en train de sombrer. Je le sais. Je me regarde. Je suis sincèrement amoureux. Nori a décidé que je le trompais. Je ne sais pas comment cette idée lui est venue, mais à un amour débordant un incroyable dédain amoureux a succédé. « Je t’aime » « ah bon, tu m’aimes… », « tu me manques » « arrêtes », et hier soir « je me suis senti seul » « lol ».

Je suis dans l’un des bâtiments d’un temple de Kamakura. Devant moi, un jardin paré d’une verdure resplendissante sous le soleil de mai. Tout est beau. Le ciel est bleu, les feuillages verts et lumineux, sur le côté gauche j’ai un petit bâtiment au toit de chaume qui abrite une Kannon ancienne. Sur ma droite, je peux voir quelques grenouilles grotesques sur leur pierre au milieu des mousses, elles me font chaque fois penser à cet opéra de Rameau, Platée. J’entends les oiseaux, parmi eux les rossignols. Tout autours de moi est une invitation à me détendre, à être bien et à profiter de l’instant. Et pourtant je viens d’être pris d’une crise de larmes que je n’ai pas pu contrôler. La sécheresse de Nori qui hier soir a ponctué par un « lol » un message où je lui disais que je l’aimais, et partout, partout l’absence de Jun. Tout, autours de moi, s’est vidé de sens, je ne sais plus bien ce qui donne leur beauté aux choses, j’aimerais traverser ces lieux avec l’un comme je les traversai naguère avec l’autre, et leur absence à eux deux se télescope en moi, je ne suis plus qu’une erreur magnifique.
Je ne sais pas, je ne sais plus pourquoi Nori m’a recontacté. Je ne sais plus rien, et après avoir pensé que peut être il parviendrait à me parler, à me dire un peu, je n’ai chaque fois que son ironie, celle d’il y a deux, trois semaines, quand il se mît à se moquer de moi et de chez moi. Cette semaine, nous avons énormément échangé, c’était plutôt amusant, en fait. Il me faisait la leçon sur les technologies, et les échanges, bien que sur internet, étaient de réelles conversations. Il ne lâchait pas. Sauf quand je lui disais que je voulais le voir, par exemple. Le silence s’installait. Mais toujours il revenait avec de nouveaux sujets. Pour moi, c’était juste la preuve qu’il voulait garder un contact et qu’au passage il me parlait quand même. Il me confiait ici qu’il n’avait pas dormi. Où là qu’il était fatigué. Il avait aussi par moments des accès de cruauté que je suis parvenu à parer assez bien.
Un ami qui a une connaissance commune avec Nori a glané quelques renseignements à son sujets. Cette connaissance commune, pensant que son ami était intéressé par Nori l’a vivement déconseillé, bien que pourtant se définissant elle même comme un ami de Nori…

Moi, j’ai eu un éclair, j’ai fini par comprendre que Nori souffre de troubles bipolaires. Il n’en est pas conscient, il a été diagnostiqué comme dépressif, ce qu’il n’est pas puisqu’il oscille de moments d’euphories et de manies (par exemple, il y a deux mois quand il était fou amoureux de moi) à des moments de dépression totale (cette incapacité à dormir, ce besoin d’alcool et de drogues). Avec des moments de renfermement quand il se sent en danger, ces accès de cruauté.
Nori est seul. Personne ne voudrait faire sa vie avec lui, à moins de parvenir à enfin installer une confiance telle qu’alors il accepterait de se prendre en main, c’est à dire, commencer par accepter la réalité de son comportement. Tout cela est rendu plus difficile par le crétin qui l’a fait interner il y a deux ans.
Moi-même vous le savez j’ai traversé une lourde dépression et je me demande même si ce ne fut pas une crise bipolaire car j’oscillais en effet entre euphorie délirante et abattement et enfermement. J’ai eu la chance à ce moment là de penser à l’analyse et personne ne m’a fait interner. J’ai échappé aux médicaments. L’analyse m’a permis de me comprendre et de savoir identifier les moments dangereux pour ne pas sombrer.

Je suis pourtant en train de sombrer. Je le sais. Je me regarde. Je suis sincèrement amoureux. Nori a décidé que je le trompais. Je ne sais pas comment cette idée lui est venue, mais à un amour débordant un incroyable dédain amoureux a succédé. « Je t’aime » « ah bon, tu m’aimes… », « tu me manques » « arrêtes », et hier soir « je me suis senti seul » « lol ».
Ce lol a été le truc en trop. J’avais pleuré beaucoup il y a deux jours face à son refus de répondre quand je lui disais que je voulais et le voir, et pourquoi. Je ne voulais plus lui écrire, et puis un ami m’a rapporté des histoires sur Nori, et j’ai pensé qu’en fait Nori était vraiment malheureux, alors je l’ai contacté, et finalement il m’a parlé, et il a été gentil, en fait. Mais hier soir, ce lol a brisé un truc en dedans, car je pensais intimement qu’il allait peut être enfin dire un truc. Je sais que je dois lui laisser son temps, et je suis prêt à cela, mais je m’aperçois que dans tout cela je suis incroyablement seul. Je n’ai pas facilement confiance en moi…

Nori est à Nara, dans sa famille. Moi, je suis seul. Au Japon, je n’ai pas de famille, je n’ai pour ainsi dire pas d’amis, en tout cas pas celles et ceux qui ont traversé le temps et qui sont toujours là, en France. Je n’ai plus Jun, celui qui était toujours auprès de moi, quand j’étais malade, quand je n’avais pas de travail, sans jamais broncher, même quand je le faisais marcher des kilomètres et des kilomètres.
Et j’ai perdu celui qui me disait qu’il m’aimait. Je ne m’explique même pas pourquoi. Je n’ai plus personne près de moi. Je suis à Kamakura et tout est vide, je suis ici sans attache. Nori m’avait contacté lundi, j’espérais quelque chose, un mot un peu gentil, un mot qui voudrait dire « on verra ». Ou bien « c’est fini ». Il a été amusant pendant plusieurs jours, esquivant tout sujet sérieux. Le lol hier m’a comme remis à ma place. « Cause toujours ».

Or, je n’ai jamais trompé Nori. Je n’ai même jamais cherché. J’ai trompé Jun.Jun ne m’accuse pas. Nori me blâme.

Le lol hier soir a balayé tous les espoirs que je pouvais avoir, non seulement de le voir venir vers moi, mais aussi de l’aider à passer un cap difficile. Il a décidé que je n’étais pas digne de confiance. Il ne m’a d’ailleurs jamais fait confiance. Il m’a dit plusieurs fois qu’il pensait que je ne quitterai jamais Jun. Nori a besoin de blâmer l’autre pour fuir sa propre responsabilité. Nori me pousse, il veut que je prenne la responsabilité de la rupture, si rupture il doit y avoir, et bien que de fait il se conduise comme quelqu’un qui ne désire plus me voir et a rompu.

Autours de moi, des gens, les nuages qui sont arrivés.

Ce matin dans le train, alors que la solitude était forte, trop forte et que les larmes qui ne voulaient pas sortir figeaient mon visage, j’ai cherché s’il n’y avait pas un hôtel libre à Kyôto. J’ai trouvé une chambre. J’ai réservé, et puis j’ai acheté une place de Shinkansen. Je pars demain très tôt à Kyôto et je reviens lundi soir.

Je suis seul au Japon, je n’ai rien, mais j’ai encore ces racines à Kyôto, cette promesse que la ville me fit il y a 11 ans, alors que je n’allais pas bien, que je venais d’apprendre que j’étais séropositif. Kyôto m’a rendu à la vie après des mois de stress. Et puis, quand en 2011 il y a eu le séisme, c’est à Kyôto que je suis allé, ce voyage étrange, cet exil de 10 jours pas vraiment souhaité mais qui permit de voir venir.

En décembre dernier, je suis allé à Paris. Tout le voyage, j’ai pensé à Nori, et au retour, à Dubaï, ma décision était prise, je voulais donner sa chance à Nori de devenir mon petit ami. C’est Nori qui a laissé passer cette chance. Et c’est lui qui maintenant, après m’avoir juré amour, fidélité, passion, se moque de mes sentiments tout en souffrant seul de son amour déçu.
À Kyôto, je vais repenser à moi. Je vais gravir les marches à Fushimi, je vais aller … Je ne sais pas où. Partout l’ombre de mes promenades avec Jun hantera mes pas. Et je serai seul avec moi-même pour repenser à ce que je veux faire. Je ne posterai pas de photo sur Facebook, en tout cas durant le voyage, et j’informerai Nori de ma présence à Kyôto en un seul message le matin, parce que je suis amoureux de Nori et qu’il faut dire ces choses là. Il est à 50 kilomètres de Kyôto, à Nara.
Mes deux jours seront des jours avec moi-même. Je déferai ma promesse de Dubaï, je me libèrerai la tête du stress de ces dernières semaines, je rouvrirai en moi la source du bonheur, cette source qui m’habite et qui me donne le sourire et me donne envie de vivre, elle est tarie, mais je retrouverai la clef.
Quand je rentrerai à Tôkyô, ça ira beaucoup mieux. Je suis décidé à reprendre ma vie. Kyôto possède l’énergie qui me rendra le sourire et m’aidera à panser les plaies que Nori m’a infligé en se faisant souffrir lui même pour mieux m’accuser de ses propres souffrances. Je pourrai m’envoler.

Madjid


Commentaires

2 réponses à “Demain, Kyoto”

  1. Je suis ravis de lire ce dernier paragraphe. Le bonheur est en soi c’est clair. La beauté est là pour nous le rappeler. Et dieu sait que tu es un être qui sait apprécier la beauté! Cela est un cadeau. On a de la chance d’être sensible. Ceux qui sont malades ne peuvent pas apprécier pleinement la beauté.Il sont à prendre en pitié. Il faut les laisser aux mains de ceux qui savent les guérir. Et retourner à la beauté.Le chan de la vie est beau. La maladie parvient quand on s’en éloigne. L’esprit humain est facilement détourné surtout dans le capharnaüm qui est le monde de consommation où on ne consume que du vide et le monde de la communication où on ne communique que du vent.. Le zen nous apprend que tout est éphémère et du vide. Alors je choisi le vide et l’éphémère qui est le plus loin du laid que possible. Et je me nourrira de cela autant que je suis vivant.
    Quand tout est éphémère et vide , quand il ne faut s’attacher, alors le juste et donc le beau est le seul chemin possible. Il ne sert à rien de s’attacher mais il sert d’être juste.
    Avec amour fraternel,
    Mark

  2. Avatar de yukiguni
    yukiguni

    Bonjour Madjid,

    même si vous êtes isolé au Japon, n’oubliez pas qu’il y a des gens qui vous suivent de loin, qui s’inquiètent pour vous et qui sont contents quand vous allez bien…
    J »espère que votre séjour à Kyoto va vous aider à vous ressourcer pour traverser cette période compliquée.
    Bon courage !

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